Par INRER

L’INRER a envoyé une contribution écrite à la commission d’enquête sur “la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre” créée par le Sénat à la demande du groupe Les Républicains, vendredi 3 juillet 2020. En voici le texte.

L’INRER est une association loi de 1901 regroupant journalistes, politistes, historiens, philosophes, sociologues et citoyens issus de diverses professions (fonction publique, création numérique…) dont la particularité est d’œuvrer tout à la fois sur le terrain de l’espace virtuel et celui de l’analyse intellectuelle.

Outre les informations qu’elle produit et les analyses qu’elle développe sur les radicalités et la vie démocratique, l’association opère un travail de veille sur les radicalités dans un débat public fortement clivé. Il est marqué aujourd’hui par l’émergence tonitruante de personnalités issues de certains médias télévisuels ou des réseaux sociaux, dont les propos outranciers et volontiers extrémistes entrent en collision frontale avec les discours extrémistes islamistes, créant une réverbération de la violence verbale.

L’Institut de recherches et d’études sur les radicalités a été fondé par Isabelle Kersimon en 2016, qui en exerce la présidence. Journaliste, elle a publié Islamophobie, la contre-enquête (éditions Plein-Jour, 2014), puis de nombreux articles et interventions (télévision, radio, conférences…), destinés à éveiller les observateurs et responsables politiques ou institutionnels aux graves difficultés engendrées par la notion d’islamophobie. Ce travail était initialement fondé sur l’observation, durant dix ans, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), de ses origines, discours, codages, et réseaux idéologiques militants. Elle a notamment participé en octobre 2016, à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, au séminaire « Islams de France : la demande d’islam ou l’islam construit en problème public » de Bernard Godard et Sylvie Taussig.

L’INRER s’est attachée en outre à la rhétorique des extrêmes droites, leurs acteurs et de leurs communications publiques à destination de possibles recrues, principalement sur les réseaux sociaux, et a observé une concomitance entre deux systèmes de propagande massive. Durant la période  2013-2017, se sont déployées, principalement  sur Facebook et Twitter, d’intenses opérations de séduction et de recrutement par des djihadistes francophones, très au fait de la vie politique française, des tendances communicationnelles et sociétales du pays, nourris d’une connaissance fine des codes et références culturelles de la jeunesse. Des recruteurs particulièrement efficaces, comme Omar Omsen, ont produit des discours suscitant des réponses positives à leur propagande. Or depuis les attentats qui ont endeuillé la France à partir de  janvier 2015, une autre propagande, non moins agressive, est à l’œuvre, qui relève quant à elle de diverses militances d’extrême ou ultra droite.

I. Redéfinir la notion d’islamophobie et sa pertinence

Le terme d’islamophobie a été forgé au début du XXe siècle par des administrateurs coloniaux français. Ces hommes étaient souvent des ethnologues universitaires brillants connaissant de manière particulièrement fine les populations dont ils avaient la charge. Leur analyse circonstanciée des questions musulmanes excluait délibérément  tout essentialisme, qu’il fût négatif, par le biais de l’« islamophobie » ou positif, par celui de  l’« islamophilie ».

Leurs réflexions étaient nées à la veille de la Première Guerre mondiale, dans le contexte d’une alliance possible entre les empires germanique et ottoman, faisant craindre à la France un soulèvement général des populations musulmanes dans ses colonies. Aux yeux de ces administrateurs coloniaux, la religion était devenue un moyen de rallier les masses populaires contre la France impériale, plutôt qu’une réalité ontologique. Les « guerres saintes » leur apparaissaient comme une instrumentation géopolitique et commerciale de l’islam. Pour Alain Quellien, Maurice Delafosse ou  Paul Marty, l’islamophobie se réduisait à un préjugé contre l’islam et les musulmans, nourri par l’apparence  religieuse d’insurrections qui ne résultaient  pas en réalité d’un quelconque fanatisme musulman. Maurice Delafosse écrivait par exemple : « Si même certains partis nous font de l’opposition en Mauritanie, ce n’est pas parce que nation chrétienne, mais simplement parce que puissance étrangère qui menace l’indépendance jusqu’ici absolue de tribus pillardes : que les chefs de ces tribus ou ceux qui cherchent à les soulever mettent en avant la question religieuse et prêchent la guerre sainte contre les infidèles, rien de plus naturel ; mais la religion est ici un moyen et non une cause, et le sultan de Fez chercherait à établir sa domination effective sur la Mauritanie qu’il rencontrerait tout autant d’hostilité, sinon plus. »

Alain Quellien expliquait pareillement que, lors des prétendues guerres saintes lancées contre la colonisation française dans la seconde moitié du XIXe siècle en Afrique occidentale, « ce que tous [les] grands chefs cherchaient à repousser, c’étaient bien plus les concurrents politiques et commerciaux que les Européens, bien plus les empêcheurs de razzier en rond que les chrétiens (…) ». Selon Paul Marty, les populations islamisées du Sénégal se montraient imperméables aux conceptions politiques des musulmans du Proche-Orient, le titre de calife ou la notion d’oumma les laissant absolument indifférents, exception faite des quelques marabouts ayant fait le pèlerinage à la Mecque. S’élevant contre l’idée essentialisante d’une islamité globale et uniforme, ils soulignaient  la richesse et la diversité des identités musulmanes régionales.

C’est précisément à la même époque que le peintre français converti Étienne Dinet et son compagnon de route Sliman Ben Brahim font de l’« islamophobie » un synonyme d’« arabophobie » et de blasphème. Selon eux, la foi musulmane et les mœurs bédouines arabes n’auraient fait qu’un depuis les origines, une conception vouée au succès qu’on lui connaît aujourd’hui. Ils sont ensemble les  précurseurs de la notion qui,  depuis la fin des années 1990, essentialise un islam dont l’élan impérial initial  s’était à l’inverse fondé sur la  multiethnicité et la multiculturalité, pour s’étendre vers l’Asie, l’Afrique et la Péninsule ibérique.

On mesure aisément   le danger qui dérive d’une aussi mauvaise compréhension de la nature non raciale de l’islam, partagée par des  personnes luttant contre sa militance et qui en viennent à soupçonner d’une part  les musulmans d’être tous de « nature victimaire », comme de  pratiquer une lecture littéraliste des textes. Cette erreur de départ est ce qui peut les conduire  à nier purement et simplement l’existence d’actes et propos antimusulmans. On pourrait dire de cette nouvelle essentialisation qu’elle est authentiquement islamophobe, au sens où l’entendaient les administrateurs coloniaux : elle ramène des personnes diverses à l’unité fictive réclamée en leur nom et à leur corps défendant des militants essentialistes.

II. Le problème d’une partie de la militance autour de la lutte contre l’islamophobie

Contrairement à ce que l’on peut entendre souvent, le mot même d’islamophobie précède de vingt ans la formation des Frères musulmans en Égypte, et plus encore la promotion politique mondiale du wahhabisme par des pétromonarchies désireuses de susciter la renaissance putative d’une « communauté des croyants » qui serait placée sous leur égide.

Longtemps confinée aux publications universitaires, la notion réémerge en Europe, à partir d’octobre 1997 au Royaume-Uni, où une « conscience musulmane » succède aux combats des minorités réclamant simplement une prise en compte de leur religion. Le think tank Runnymede Trust publie un rapport intitulé : Islamophobia, a Challenge for us All. On peut imaginer que la présence très active à Londres des Frères musulmans, qui ont alors développé des formations privées de niveau supérieur ainsi que des outils de communication, est corrélée avec ce phénomène. C’est du reste le prédicateur Tariq Ramadan qui diffuse  le terme en France, en citant ce même rapport dans le Monde diplomatique dirigé par Alain Gresh,  tout en en  travestissant le titre d’origine, devenu : Islamophobie : Réalité et non Fiction. Il sera par la suite activement relayé auprès de certaines associations antiracistes authentiquement sensibles aux problématiques musulmanes en France, tant par par Tariq Ramadan lui-même que par les Indigènes de la République, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), et de nombreux organes ou personnalités satellites.

Passent alors pour « islamophobes » les  mesures prises par les autorités à l’encontre de prédicateurs développant des discours conspirationnistes et antisémites et/ou appelant au djihad armé. Il en ira de même des lois adoptées en France (en particulier celle de 2004 sur les signes ou tenues ayant un caractère ostensible dans l’enceinte de l’enseignement scolaire public, et celle de 2010 concernant l’interdiction de dissimulation du visage dans l’espace public). Ces lois de conformation aux principes séculiers, présentées de manière fautive comme des « lois laïques » – c’est-à-dire antireligieuses dans la vision-du-monde islamiste, entre autres –, sont interprétées d’une façon conduisant à rejeter tout à la fois l’universalisme, la notion d’émancipation républicaine, voire les combats de l’antiracisme, du féminisme, et plus généralement ceux en faveur d’une égalité effective entre les sexes  et entre citoyens d’origines ethniques et  confessionnelles multiples.

Selon la conception  de l’islamophobie développée par les islamistes, des Frères musulmans à  Al Qaida puis Daech, un complot contre la religion musulmane serait ourdi par « les Juifs et les chrétiens » ou par « les Occidentaux », justifiant rétrospectivement ou par anticipation  le passage à l’acte terroriste. Le prédicateur Hassan Iquioussen (UOIF) a ainsi déclaré : « Les islamophobes existent et ont toujours existé. Le premier islamophobe est Shaytan [le diable]. Le premier objectif est de pousser les non-musulmans à détester l’islam, le second est de pousser les musulmans à avoir peur des non-musulmans… Parce que ces gens-là ne vivent que dans le conflit. Regardez Bush, ils ont fait le 11-Septembre pour faire croire au monde entier qu’il y a un danger qui s’appelle Al Qaida et donc il faut des lois d’exception. » Interrogé par le grand reporter Lemine Oud Salem, le cheikh salafiste M. Salem al Majlissi (de Nouachkott) a aussi expliqué : « Dès que l’Amérique repère des musulmans, elle envoie ses soldats. » Ou encore : « Le concept occidental de terrorisme est une notion inventée contre l’islam originel. » Ou encore : « En vérité, cette guerre contre le terrorisme est une guerre contre l’islam originel et salafiste qui cherche à faire régner la loi de Dieu sur la Terre. » Il a nié que Mohamed Merah ait tué des enfants juifs : « Je crois qu’on a voulu faire passer ce jeune musulman pour une personne sans aucune humanité capable de tuer des enfants qui ne font pas encore la différence entre musulmans et mécréants. » La sphère dieudonno-soralienne, à la suite d’un Thierry Meyssan, se livre à la même paranoïa selon laquelle l’Occident impérialiste et soumis au sionisme a fait vœu de détruire l’islam et les musulmans.

Or, de nombreux chercheurs ont montré que le seul sentiment d’être victime d’un complot visant à maltraiter, soumettre, voire éradiquer la religion musulmane – et par voie de conséquence les musulmans (ce que fait objectivement la Chine dans les camps de concentration destinés à la minorité ouïghoure, mais ce que ne fait certes pas la France) – peut conduire à un passage à l’acte terroriste.

III. Le problème de l’expression islamophobe

L’extrême droite dispose sans aucun doute de la militance la plus ancienne et la mieux organisée sur internet, sans doute aussi la plus nombreuse. Plusieurs témoignages de militants ont attesté de la qualité des organisations comme de la précision de leurs narratifs destinés à convaincre la jeunesse, comme le font les djihadistes, de l’existence d’une haine mortelle  du « camp adverse » à l’encontre du  camp qui l’énonce.

III.1. Des discours essentialisants sous couvert de la libre critique des religions

L’éducation du public aux principes de la libre critique y compris celle des religions, est essentielle. Il est de fait que certains fidèles considéreront une telle critique comme un « blasphème ». Mais la République encadre la libre critique d’une manière différente. Elle protège à la fois les personnes qui seraient discriminées et les auteurs des critiques contre les menaces qu’elles pourraient subir.

Or, au nom de la liberté d’expression, se diffusent depuis une quinzaine d’années, sur internet, des discours visant à essentialiser la religion musulmane et les personnes de cultures musulmanes, présentées comme ontologiquement incompatibles avec les non-musulmans de France. Il s’agit bien dans ce cas de discours de haine antimusulmane. On observe le parallélisme avec les arguments développés par les islamistes et les djihadistes. Dans les deux cas, il s‘agit de polariser la société en ennemis mortels, les musulmans et les non-musulmans.

Sous l’influence de ces deux extrêmes, des médias considérés « mainstream » développent des tropes anxiogènes, dont le sous-texte n’est pas éloigné de la théorie conspirationniste du « grand remplacement ». Je prendrai pour exemple des cas simples et relativement récents : le dossier du Figaro sur « l’islamosphère, enquête sur les agents de l’islam en France », la une du Valeurs Actuelles : « Chassez le christianisme et vous aurez l’islam », ou encore la campagne initiée par un militant du très catholique Sens Commun et diffusé par deux militantes supposément « laïques » contre Mohamed Saou durant la campagne présidentielle de 2017, certains articles évoquant sans sourciller une « cinquième colonne » musulmane. On se souvient ainsi de la violence des réactions, sur les réseaux sociaux, envers quiconque avait pris la défense, en septembre 2016, d’un coiffeur tunisien dont la devanture avait été souillée par une tête de cochon grillée. Pour bien des internautes, cet acte n’était pas seulement source de plaisanteries cyniques, mais il était considéré comme pleinement mérité, du fait des attentats commis par les djihadistes en France. Selon cet imaginaire, tout musulman ou supposé tel qui n’a pas renoncé à sa religion est considéré comme un terroriste potentiel.

Ces discours vont souvent  de pair avec d’intenses campagnes de dénigrement et de harcèlement contre un « droit-de-l’hommisme » qui serait une citadelle défendue par des « collabos », des « traîtres » dont le but consisterait à s’allier avec islamistes et djihadistes pour leur assurer leurs victoire politique ou armée contre les « patriotes ». Autrement dit, se développent une paranoïa et un sentiment de danger mortel imminent autour desquels s’agrège une jeunesse en quête d’héroïsation d’elle-même et se percevant comme une part de l’humanité menacée, elle aussi, d’éradication. La négation de l’islamophobie stricto sensu s’accompagne aussi d’une négation de réalités tangibles et mesurées concernant racisme et discriminations, censées avoir sinon disparu, à tout le moins avoir quitté le spectre politique de l’extrême et de l’ultra droite pour n’exister plus que du côté de l’extrême gauche.

Or le racisme, la xénophobie et les discriminations, basses et universelles passions, existent,  tout comme l’antisémitisme et sa cohorte négationniste n’ont pas disparu des sphères d’extrême droite ou de droite radicale pour devenir uniquement l’affreux apanage des seuls « musulmans », contrairement à ce que prétendent l’extrême droite et certaines figures « laïques », lesquelles effacent d’ailleurs purement et simplement l’existence historique de l’extrême droite en qualifiant d’extrême droite les discours islamistes et djihadistes.

Aussi, lutter contre l’utilisation abusive du terme d’islamophobie ne signifie en aucun cas nier l’existence du racisme, des discriminations et de la haine antimusulmane. Connaître et reconnaître, dévoiler et analyser les discours islamistes exige de ne pas sombrer dans une vision de guerre des civilisations, de guerre des religions, des représentations aberrantes considérant les musulmans comme des ennemis intérieurs qui pratiquent tous un double-discours dans le but secret d’éradiquer la laïcité et la République, voire toute personne physique émettant la moindre critique de l’islam. Les discours islamistes et djihadistes, s’ils comportent en effet ces dimensions, les dépassent d’ailleurs pour des vues millénaristes que peuvent aussi partager, en termes plus rarement religieux mais plus souvent politiques, les mouvances d’extrême droite et d’ultra-droite.

Force est de constater aussi une crispation telle que le simple foulard ou le turban stylisé peuvent déclencher de violents rejets, qui se traduisent parfois en actes. Une interprétation abusive de la laïcité a également, ces dernières années, produit des discriminations que l’on ne peut pas nier envers les femmes dites voilées, tous types de voilements confondus, du plus culturel au plus salafiste. La plupart des épisodes de cet ordre se sont réglés par de simples rappels à la loi et étaient plus souvent dus à une méconnaissance d’icelle qu’à une volonté réelle de porter atteinte à une femme musulmane. En revanche, sur le terrain idéologique tel que nous l’observons sur internet, certains écrits ayant pour cible les musulmanes voilées n’ont rien à envier aux descriptions que faisaient les antisémites historiques des « mœurs juives » lors des mouvements migratoires des Juifs d’Europe de l’Est fuyant les pogroms. Un coup d’œil sur le site d’extrême droite Riposte Laïque, par exemple, suffit pour s’en convaincre.

III.2. Des discours semblables à ceux des recruteurs djihadistes

Contrairement à ce qu’affirment islamistes et djihadistes, la France n’est pas islamophobe, car elle n’interdit à personne de vénérer Allah et de suivre les enseignements de son prophète. Elle n’est pas islamophobe, car elle punit selon la loi profanations et vandalisations des lieux de culte et des cimetières musulmans au même titre que les autres. Elle n’est pas islamophobe car elle n’interdit pas la construction de lieux de culte musulmans sur son territoire – voire, comme c’est le cas pour de nombreuses mosquées, en encourage l’érection, par exemple, lorsque des communes consentent des baux emphytéotiques, vendent des terrains à des prix inférieurs à ceux du marché, ou encore négocient des subventions cultuelles sous couvert d’activités culturelles.

Or, comment contredire les recruteurs djihadistes, lorsque, sur les réseaux sociaux, sur certains sites, dans certains médias, il est possible de lire qu’il y a trop de mosquées, qu’il faut détruire les mosquées, que le foulard porté par certaines femmes musulmanes devrait être interdit dans toute la sphère publique (et avec lui, au passage, la kippa), qu’il faudrait obliger musulmans et juifs à manger du porc pour preuve de leur patriotisme ?

Comment contrecarrer les discours islamistes et djihadistes si l’islam et les musulmans sont présentés comme adorateurs d’un dieu abject leur commandant de massacrer les homosexuels, les femmes non voilées, les apostats ?

Dit plus brutalement : comment diffuser un contre-discours républicain quand les réseaux sociaux pullulent de « gifs », d’extraits vidéos choisis pour provoquer des chocs émotionnels et de « mèmes » présentant l’islam et les musulmans de la même manière que certaines islamistes et les djihadistes l’envisagent ? Comment faire entendre à toute une jeunesse musulmane que la République française ne la discrimine pas sur base de sa religion lorsque d’autres prêcheurs de haine répandent, pour certains quotidiennement, sur des chaînes de télévision numérique et sans être contredits par quiconque, l’idée que « l’islam » est précisément ce qu’en disent islamistes et djihadistes, suggérant que cette religion et ses fidèles sont fondamentalement dangereux, donc à tenir éloignés de la vie publique puisque représentant une menace contre la nation, puisque faisant prétendument « de l’entrisme » dans les structures de la vie associative et politique française ?

Une étude exhaustive, quantitative et qualitative, reste à conduire sur ce sujet. Mais il n’en demeure pas moins que, très précisément depuis les attentats de Daech en Europe, une mouvance d’extrême droite dont les discours ont inspiré l’attentat de Christchurch fait montre sans aucun doute possible d’essentialisation, de déshumanisation, de conspirationnisme antimusulman, de fantasme d’islamisation des sociétés européennes et de disparition de la « race blanche » – des tropes que l’on retrouve chez les suprémacistes nord-américains responsables du plus grand nombre d’attentats sur le sol étatsunien ces dernières années et considérés par le FBI comme une menace sérieuse.

C’est sans conteste cette islamophobie-là qui a armé le bras de Brendon Tarrant, le terroriste antimusulman de Christchurch. On a beaucoup parlé des thèses de Renaud Camus, mais une enquête réalisée par Isabelle Kersimon et en partie diffusée sur le site de l’INRER montre une nébuleuse d’acteurs numériques produisant des discours de haine paranoïaque susceptibles d’entraîner des passages à l’acte. De même, la justification par son auteur de la tentative de meurtre, en 2019, sur Rachid el Jay (souvent appelé « l’imam de Brest ») montre-t-elle une inspiration obsessionnelle probablement forgée par des lectures islamophobes et autres fausses informations anxiogènes relatives à l’islam et aux musulmans, telles que, par exemple, « les Frères musulmans sont aux portes du pouvoir en France » ou « tous les musulmans sont antisémites », ou encore « les musulmans haïssent les homosexuels », etc.

IV. Conclusion : une véritable urgence

À l’heure actuelle, la radicalisation des esprits passe essentiellement par internet, devenu, avec diverses plateformes (Facebook, Twitter, bien sûr, mais aussi Discord, Telegram ou Whatsapp), le vecteur principal d’information pour un nombre croissant d’utilisateurs – on a encore pu le constater durant la phase la plus critique de l’épidémie de covid-19 –, puis un basculement dans le passage à l’acte peut s’opérer dans la vie concrète après que les contacts y ont été établis entre recruteurs et embrigadés potentiels, qu’il s’agisse de propagande djihadiste ou de propagande d’extrême droite ou d’ultra-droite. Prenons, à cet égard, l’exemple du hashtag « Monte ton équipe » grâce auquel des militants d’extrême droite se sont mis en relation sur Twitter avant de se retrouver sur Discord et dans diverses villes de France pour y conduire leurs activités (dont des entraînements MMA au couteau).

L’INRER conseille donc d’adopter une stratégie globale : si les seules réponses à la propagande islamiste et djihadiste sont délivrées au public consommateur d’informations numériques par des personnalités, groupes, discours d’extrême droite ou d’ultra-droite, et si les discours islamophobes ne sont dénoncés que par des islamistes, il n’y aura pas de solution à cette situation potentiellement dangereuse.

Tout républicain doit s’emparer de ce double phénomène qui ne doit pas être laissé en jachère, au risque d’alimenter ces deux types de propagandes touchant, de part et d’autre, des jeunes gens d’une même tranche d’âge.

V. Pistes et solutions

L’INRER constate que si diverses solutions ont été mises en place concernant la lutte en ligne contre les islamistes, dont des acteurs de la société civile (CtrlSec, Katiba des Narvalos) avaient été le fer de lance dès 2014, les solutions pour lutter contre la haine antimusulmane font défaut.

Ce déséquilibre ne peut avoir, à terme, que des effets délétères.

V.1. Solutions pédagogiques

L’INRER œuvre au quotidien à l’élaboration et à la diffusion de contre-discours et prépare des projets précis destinés à éclairer les publics et militances de tous bords sur un certain nombre de notions politiques. Isabelle Kersimon a élaboré un glossaire des expressions utilisées par les militances d’extrême droite, sur les réseaux sociaux, dans les médias traditionnels, dans l’arène politique, dont une première partie sera publiée sur le site inrer.org durant l’été 2020.

V.2. Solutions médiatiques

L’INRER conseille au CSA de veiller à faire respecter la déontologie journalistique. En effet, de trop nombreuses fausses informations trouvent un écho quotidien auprès de publics de plus en plus larges, concernant les Français musulmans.

L’INRER travaille sur une plateforme qui recense les fausses informations diffusées dans divers supports médiatiques, concernant des faits ou des personnalités musulmanes qui, assez souvent débunkées, continuent néanmoins de circuler comme de vraies informations.

V.3 Solutions juridiques

L’INRER conseille aux associations antiracistes de se saisir des affaires concernant la diffamation caractérisée de personnes musulmanes pour le seul motif de leur religion réelle ou supposée.

En France, la répression des discours dits islamophobes n’est pas envisagée sous l’angle du blasphème, ni même en termes de protection du sentiment religieux. Nos lois distinguent plusieurs infractions : la diffamation, l’injure et la provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence. Et pour que ces actes soient répréhensibles, ils doivent impérativement viser des personnes. En droit français, les frontières de la liberté d’expression sont donc liées à des considérations relatives à la dignité des personnes, et non au respect des symboles religieux. C’est un point de droit inaliénable.

En revanche, l’INRER souhaite que les pouvoirs publics prennent des dispositions légales concernant les propagandes antimusulmanes stricto sensu.

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