Guillaume Meurice par François de Dijon

Par Jules Dumontel*

Le philosophe Jules Dumontel interroge le ressort comique central des chroniques de l’humoriste phare de France Inter et ce qu’elles révèlent des dynamiques sociales à l’œuvre.

Pendant quelques mois, j’ai écouté les chroniques de Guillaume Meurice sur France Inter : Le Moment Meurice. Au début, j’ai ri, et puis de moins en moins, jusqu’à être pris d’un certain malaise. Pour celles et ceux qui ne les connaissaient pas avant les polémiques récentes, les chroniques de Guillaume Meurice sont assez simples à résumer. Elles reposent sur le détournement comique de la formule du micro-trottoir. Guillaume Meurice interroge ses interlocuteurs avec une fausse candeur sur des sujets d’actualité. Ses interlocuteurs sont variés. Ce sont assez rarement des dirigeants économiques ou politiques, quelquefois des grands bourgeois croisés sur les marchés du XVIe arrondissement ou à Levallois-Perret, mais majoritairement ce qu’il appelle les « vraies gens[1] » : catégorie sociale hétéroclite qui va de la petite bourgeoisie salariée exploitée et aliénée des entreprises privées rencontrée sur des salons professionnels, aux commerçants telle la récurrente Édith – esthéticienne dont le salon est situé à proximité de la Maison de la Radio –, jusqu’aux badaud errant, concierge ou pilier de bar. Ces derniers remplissent l’office qu’il a assigné à sa chronique : faire savoir ce que pensent « les Français » d’un sujet d’actualité, faire entendre « la voix du peuple de France », comme il aime à le dire. Or ces Français que Guillaume Meurice fait parler enchaînent invariablement les énormités. À l’aide de mécanismes rhétoriques bien maîtrisés, il arrive rapidement – le montage aidant – à leur faire tenir toutes sortes de propos racistes, de bêtises, et à enchaîner les contradictions logiques ou les hypocrisies. Le plateau et le public de France Inter alternant alors en chœur et en cadence entre la réaction scandalisée et l’hilarité moqueuse générale.

Le malaise qui a percé au bout de quelques chroniques est venu de là. Je me suis demandé quelle était la visée politique de l’étalage systématique de la bêtise, du racisme, de la mesquinerie, de la misogynie, de l’égoïsme de ces « vraies gens », des « Français de la rue ». Dans l’atmosphère surpolitisée de l’émission dans laquelle Meurice officie, je me suis demandé à quel but politique autre qu’antidémocratique de telles chroniques servaient, puisque la conclusion de l’équipe en plateau était systématiquement de l’ordre de : « Ça fait peur ! », « Eh oui, c’est ça la France… », « Et dire que ces gens votent… », etc. Mon malaise a persisté, mais c’est finalement la lassitude qui l’a emporté. Car davantage encore que malaisant, le format du Moment Meurice est surtout redondant, l’effet recherché et provoqué étant toujours le même et l’étant, qui plus est, à l’aide d’un étau logique qui n’est pas lui-même sans faiblesses. J’ai donc arrêté d’écouter Guillaume Meurice.

Sous ce rapport, je suis une exception puisque les auditeurs de France Inter continuent, eux, de plébisciter la séquence. Il faut prendre la mesure du succès de Guillaume Meurice. Pendant longtemps ses chroniques ont été quotidiennes, puis elles sont devenues hebdomadaires, mais sa popularité ne s’est jamais démentie. On parle de plusieurs centaines de milliers de revisionnages pour chacune rien que sur Youtube. Elles ont fait de lui la star des humoristes de Radio France, et plus largement un comique très en vue qui se décline en livres (plusieurs par an), en spectacles et même en podcast. Dans son dernier spectacle il s’imagine désormais candidat à la présidence de la République, et dans son podcast il reçoit de très sérieux invités : des experts en tout genre présentés comme les membres de son futur gouvernement. Mais évidemment, tout ça reste de la blague

Depuis quelque temps j’observais ce succès de loin, avec un désintérêt mêlé de cette même inquiétude persistante mais difficile à caractériser, lorsqu’est arrivée la fameuse blague. Une blague prononcée une première fois en novembre 2023 et répétée, sous l’ovation du public, il y a quelques semaines. Cette blague a été lumineuse comme un éclair. Elle m’a aidé à cerner mon inquiétude et ce que je crois être les raisons du succès de Guillaume Meurice. Elle m’a aidé à mettre le doigt sur une tendance du « peuple de gauche », celui qu’on n’entend jamais dans les chroniques de Guillaume Meurice mais qui les écoute religieusement.

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« Netanyahou, une sorte de nazi mais sans prépuce. » Qu’est-ce qui fait rire Guillaume Meurice et son public dans cette « blague » ? Il faut en décomposer les différents éléments. Il y a d’abord la drôlerie de la transgression. Le rapprochement entre le Juif et le nazi, la confusion du bourreau et de la victime est la transgression d’un interdit. Mais un interdit d’un registre différent pour les uns et les autres. Pour les uns, c’est un interdit qui contient – au sens qu’il tient à distance – une blessure. On ne confond pas les Juifs et les nazis parce que la peine ou la honte persiste de ce que les nazis ont fait aux Juifs. Pour ceux-là – les blessés –, la transgression de l’interdit est une violence qui vient redoubler la douleur que contenait l’interdit. Mais pour d’autres, l’interdit ne renvoie pas ou plus à aucun affect. L’interdit est une convention. Et la transgression d’un interdit qui n’était qu’une convention ouvre à un rire : le rire de transgression, précisément. Le rire qui s’exprime alors est un rire égoïste, mais pas nécessairement un rire antisémite. Guillaume Meurice est de gauche. Autrement dit, il se vit comme innocent de toute responsabilité dans ce que les nazis et leurs collaborateurs ont fait aux Juifs, et de tout ce que les autres ont laissé faire. Comment lui jeter la pierre quand on voit tous les jours le déni total que constitue l’antisémitisme de gauche et les mythes d’une gauche uniformément résistante et protectrice des Juifs ? Donc, pas de honte chez lui. Et Guillaume Meurice est de son temps. D’un temps où la Shoah s’éloigne et où la persistance de la peine passe de moins en moins par la mémoire diffuse et de plus en plus par l’épreuve de la transmission directe du traumatisme vécu. Sans peine ni honte, l’interdit devient une convention que l’humoriste peut transgresser, provoquant, ce faisant, le rire. Qu’il ne se pose pas la question de la fonction sociale des interdits, qu’il ne considère pas de son rôle d’humoriste d’interroger les interdits à transgresser et ceux qui doivent persister, cela fait assurément de lui un irresponsable, mais pas encore un antisémite.

À moins qu’il se soit précisément posé la question. C’est ce qu’on est en droit d’attendre du caractère « engagé » revendiqué de l’humour de Guillaume Meurice : c’est un comique qui dénonce, c’est un comique qui charge son office humoristique d’une fonction politique. Dans cette transgression que constitue la nazification d’un Juif ce n’est donc pas seulement son humour qui s’est déployé, c’est aussi son engagement : la transgression de la convention de non-nazification des Juifs a produit le rire chez ceux qui étaient indifférents à l’interdit mais, immédiatement après la décharge humoristique, le caractère engagé de la mise en équivalence dans un contexte donné a produit les applaudissements. C’est de cette prise de position volontaire qui se cache dans la blague, mais qui elle n’est drôle pour personne, pas même pour ceux que la blague a fait rire, qu’il faut donc discuter si l’on veut juger de l’antisémitisme, ou non, de Guillaume Meurice : la mise en équivalence entre Juif et nazi est-elle antisémite ? Je crois qu’elle ne l’est pas nécessairement. Assurément, elle nourrit l’antisémitisme. Produire un discours de nazification d’un Juif, c’est donner une matière aux antisémites qui considèrent que les Juifs sont des dominateurs nés – et que c’est encore leur domination que signale la place que l’on a donnée au nazisme sur l’échelle du mal, place que l’on réduit d’autant mieux dès lors que l’on confond les victimes et les bourreaux. La mise en équivalence leur permet donc de justifier leur antisémitisme et potentiellement leur passage à l’acte. Mais on a là une conséquence indirecte de la mise en équivalence de Guillaume Meurice, pas nécessairement sa visée. Du moins, le bout de cette phrase ne permet pas encore de trancher la question. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à pencher, à ce stade, pour l’indifférence et la stupidité davantage que pour l’antisémitisme. Guillaume Meurice est un Blanc, un Français, qui n’a connu que la paix, la démocratie, la société du capitalisme d’abondance. Ce que l’Histoire fait aux peuples, aux gens, il n’en a aucune idée. La différence entre une guerre, un massacre, un nettoyage ethnique, un génocide, la Shoah… Toute la gradation et la subtilité de l’horreur des crimes de masse lui sont totalement étrangers. Il y a le mal. Il y a le bien. Il y a les méchants. Il y a les gentils. L’un des noms du mal est « nazi ». Netanyahou est un méchant. Donc Netanyahou est un nazi. Qu’en plus – consciemment ou non –, faire des Juifs les méchants permette de relativiser la méchanceté de ceux qui ont été complices de l’extermination des Juifs entre peut-être en jeu, mais c’est indémontrable. Qu’en plus – consciemment ou non –, se ranger du côté des Palestiniens soit envisagé comme une manière de se rapprocher, pour un petit Blanc qui en est si éloigné, des Arabes d’ici malmenés par les méchants Français d’ici entre peut-être en jeu, mais c’est indémontrable. Bref, tous ces motifs sur lesquels glosent les commentateurs peuvent jouer, mais nous sommes là dans le domaine de l’inextricable. Et dans tous les cas, il me semble qu’il reste impossible de déceler dans ce seul bout de blague – « Netanyahou, une sorte de nazi » – la manifestation certaine d’un antisémitisme. Il peut y en avoir, mais ce n’est pas certain. Ce qu’on est certain d’y trouver c’est seulement de l’indifférence à la douleur des uns, une inconséquence vis-à-vis de la fonction sociale de l’humoriste, une irresponsabilité vis-à-vis de l’antisémitisme latent, ainsi qu’énormément, vraiment énormément, d’inculture et de bêtise ethno- et égocentrée.

La deuxième partie de la blague, bien que moins commentée, est en réalité plus problématique. En ajoutant que Netanyahou est une sorte de nazi « sans prépuce », Guillaume Meurice a choisi de désigner le Juif d’une certaine manière. De tous les traits pour désigner la judéité, il en a choisi un, précis. Sans même piocher dans tous les stéréotypes plus ou moins désobligeants, on aurait pu songer à mobiliser d’autres traits. Quelque chose comme « Netanyahou, une sorte de nazi à kippa » aurait eu le même caractère explicite de désignation du Juif. Mais voilà, l’attrait du prépuce a été le plus fort[2]. Or cette désignation des Juifs par leur absence de prépuce est une constante du discours antisémite de droite. Dès les premières années du XXe siècle, l’extrême droite d’un Léon Daudet insistait sur cette absence de prépuce pour désigner les Juifs et cette désignation a été massivement usitée par l’Action française dans l’entre-deux-guerres, ou encore par Céline dans ses pamphlets antisémites. Désigner les Juifs par leur absence de prépuce relève donc effectivement de l’humour. Mais, cette fois, d’un humour clairement antisémite. En désignant les Juifs par leur « non-prépuce », on opère leur dévirilisation : le Juif n’est pas un vrai mâle puisqu’il n’a pas un pénis entier, il n’est pas un homme puisqu’il a été amputé dans son attribut d’homme ; contrairement au non-Juif qui, lui, est un homme, un vrai mâle. Le rire ne surgit plus ici de la transgression, il surgit de l’humiliation. C’est un rire sadique qui manifeste la jouissance de la domination de l’humoriste, et du rieur, sur le Juif dévirilisé[3]. Bref, c’est de l’antisémitisme comique, mais de l’antisémitisme pur. Ici le désir de dominer le Juif, de l’assujettir, est clairement exprimé.

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Là où cet humour antisémite de Guillaume Meurice devient intéressant, c’est par la clé de lecture de son humour en général, qu’il offre a posteriori. Ce thème – l’un entre mille – de la grammaire de l’antisémitisme, qui s’est manifesté dans cette volonté répétée de désigner le Juif par son absence de prépuce, a en effet joué le rôle de révélateur d’une certaine disposition sadique à l’humiliation. Autrement dit, ce que cette blague antisémite a révélé, c’est ce que la présentation apparente de Guillaume Meurice comme humoriste de gauche dans une émission de gauche, maniant parfaitement tous les idiomes du discours de gauche de ces dernières décennies, m’avait masqué si longtemps : ce fait – pourtant si massif – que le ressort comique central de ses chroniques repose précisément sur l’humiliation.

Guillaume Meurice est un humoriste de l’humiliation. C’est dans l’humour sadique qu’il excelle. Son propre personnage d’un petit gars qui ne cesse de mettre en avant sa faiblesse physique, sa médiocrité – c’est le titre d’un de ses derniers livres, Petit éloge de la médiocrité[4] – installe précisément une posture masochiste qui permet de maximiser la jouissance sadique de l’humiliation. Le succès de Guillaume Meurice était donc là : de son personnage à son format de chronique, il a construit le cadre parfait pour l’expression à gauche d’un rire sadique par l’humiliation des « vraies gens ».

Reste alors une question : de quoi le succès de Guillaume Meurice est-il l’inquiétant symptôme ? Que dit-il des dynamiques morales qui traversent le « peuple de gauche » ? Les humoristes de France Inter, et Guillaume Meurice en premier lieu, en plaisantent fréquemment : leur public serait essentiellement constitué de fonctionnaires, et notamment de professeurs, ou d’intermittents du spectacle. Aussi divers qu’ils soient, ces groupes sociaux – disons, la petite bourgeoisie intellectuelle de gauche – a connu depuis plusieurs décennies un déclassement social majeur, économique autant que symbolique. Depuis cette trajectoire sociale, le succès de Guillaume Meurice peut donc s’envisager comme une réaction à ce déclassement. Une réaction d’un certain type qu’on pourrait appeler une compensation humiliatrice de déclassés. La jouissance sadique permise par l’humiliation qui sous-tend l’humour de Guillaume Meurice est la voie que prend la réaction de la petite bourgeoisie intellectuelle de gauche pour supporter, pour compenser son déclassement. On en trouve d’ailleurs un indice dans un running-gag du Moment Meurice. Alors que l’humoriste varie chaque jour les interviewés, il a depuis quelques années un habitué : Roger. Ce Roger, tête de Turc préférée parmi tous les idiots dont se moque Guillaume Meurice, a une particularité. Pour Roger, toutes les calamités de la France sur lesquelles l’interroge l’humoriste ont une seule et même cause. Une cause unique qui clôt invariablement toutes ses diatribes : « C’est la faute à Mitt’rand ». Roger, l’humilié suprême parmi tous ceux dont Meurice se moque, a une fonction précise où toute l’économie morale du succès de Meurice se révèle : son humiliation relie la jouissance sadique compensatrice à sa cause génératrice, un déclassement qui se retourne nostalgiquement vers l’époque mitterrandienne idéalisée où la petite bourgeoisie intellectuelle de gauche dominait le pays.

Je pose tout ça comme une hypothèse. Mais si j’ai raison, alors il faut que ceux qui défendent aujourd’hui Guillaume Meurice sachent ce qu’ils défendent. En ce qui me concerne, que le catalyseur humiliateur du besoin de jouissance sadique compensatoire qui caractérise une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle de gauche déclassée puisse être privé de sa tribune me semble plutôt être une bonne nouvelle pour la gauche — quelles que soient les raisons qui motiveront ceux qui prendraient la décision de le licencier. Les dynamiques électorales, les dynamiques politiques elles-mêmes sont secondaires dans l’histoire. Ce qui compte, ce sont les dispositions morales qui se développent dans les groupes sociaux qui vivent des dynamiques d’ascension, de stagnation ou de déclassement social. Le déclassement qu’éprouve la petite bourgeoisie intellectuelle de gauche n’a pas nécessairement à susciter cette compensation par la jouissance sadique de l’humiliation des « vraies gens », qui trouve aisément un débouché antisémite, que Guillaume Meurice leur propose. Elle peut déboucher sur la lutte organisée pour une exigence de réparation au nom de la justice. Du moins, si c’est la gauche qu’on veut raffermir.

* Philosophe à la ville, Jules Dumontel a souhaité rester anonyme. Nous avons néanmoins décidé de publier son texte car, si rude et douloureuse qu’elle soit, son analyse du « phénomène Meurice » est remarquable.


[1] Guillaume Meurice, Les vraies gens : sociologie du trottoir, JC Lattès, 2022.

[2] Le 21 janvier, Guillaume Meurice annonçait sur X (ex-Twitter) la sortie de son livre revenant sur la polémique consécutive à sa blague par un laconique « Émoji prépuce » – https://twitter.com/GMeurice/status/1760238135974183181. Le 17 mai, le « collectif Ibiza » – un groupe d’activistes de gauche – s’est rendu à Radio France déguisé en pénis circoncis de Netanyahou pour manifester son soutien à Guillaume Meurice.

[3] Sur ce thème, voir par exemple Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive », et notamment le septième chapitre « Hermaphrodisme et perversions sexuelles », Paris, Fayard, 1988.

[4] Guillaume Meurice, Petit Éloge de la médiocrité, Paris, Les Pérégrines, 2023.

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