Par Isabelle Kersimon

Création images : Sylvain Frécon

Si George Soros est le Juif haïssable de toute l’extrême droite, elle se revendique d’un autre George, Orwell, dont la simple évocation – trahissant pourtant systématiquement l’écrivain – vaut argument d’anéantissement de ses adversaires politiques*.

Comme nombre d’outils sémantiques de la fachosphère, le recours au penseur britannique pour servir des intérêts politiques s’est d’abord manifesté dans les réseaux historiques de l’extrême droite, avant de se banaliser dans les mêmes termes dans l’intégralité de la fachosphère, puis de contaminer le champ républicain à travers ses ventriloqueurs. Ceux-ci consacrent un soin méticuleux à développer et massifier cet élément central.

Orwell préempté par l'extrême droite

À l’occasion du 1er-Mai 1998, Jean-Marie Le Pen prononce un discours fleuve où il convoque George Orwell comme témoin par anticipation de «la minute de haine» dont il serait le bouc émissaire, ainsi que son parti, le Front national, de la part du «cheval de Troie des forces obscures», à savoir «l’eurocratie de Bruxelles». Le philosophe Michel Eltchaninoff a révélé que Marine Le Pen l’a aussi adopté comme l’une de ses références pour vilipender «le progressisme». En janvier 2011, lors du procès intenté à Éric Zemmour pour ses propos sur «les Noirs et les Arabes» tenus le 6 mars 2010 dans l’émission de Thierry Ardisson Salut les Terriens (Canal+) et pour lesquels il a été définitivement condamné pour provocation à la discrimination raciale, le député de la Droite populaire Lionnel Luca s’est exclamé : «Aujourd’hui, on met en cause la liberté d’expression dans notre pays. C’est la société orwellienne que certains veulent organiser !» Jacques Myard, également député de la Droite populaire, a déclaré trouver «très dangereux que ces associations qui devraient défendre les Droits de l’homme [SOS-Racisme et la Licra, parties civiles] se lancent dans des polémiques de bas étage».
L’élue du parti de Philippe de Villiers Mouvement pour la France (MPF), Véronique Besse, a déploré que «la France ne soit plus aujourd’hui le pays de la liberté d’expression, mais celui de la surveillance généralisée de la pensée». Zemmour avait également été soutenu notamment par Jean-Pierre Chevènement, le magistrat Philippe Bilger et le journaliste Brice Couturier.

Entre 2011 et 2012, c’est chez Alain Soral que «l’orwellisme» bat son plein, l’écrivain lui servant, parmi d’autres, de sésame pour dérouler son Comprendre l’Empire ou promouvoir ses Chroniques d’avantguerre. 1984 est actuellement en vente sur le site de sa maison d’édition, Kontre-Kulture.

En 2015, Laurent Obertone, auteur phare de feue la maison d’édition Ring (où furent aussi publiés le dessinateur Marsault[1] et l’extrémiste de droite Papacito[2]), qui avait charmé Marine Le Pen avec son pamphlet xénophobe La France Orange mécanique, publie La France Big Brother, en référence au roman d’anticipation, où il affirme «donner enfin un visage à la terreur médiatique, politique et idéologique qui accable notre pays». Selon lui, le dictateur implacable de 1984 est «aux commandes depuis plusieurs décennies». Dans L’Express, il apporte la précision suivante : «Avec les attaques de la semaine dernière, Big Brother nous a montré toute sa vigueur. Malgré son immense responsabilité dans ce qu’il s’est passé, il est parvenu à censurer toutes les critiques. Sa voix a dominé toutes les autres. Il retourne toujours les faits à son avantage. Il a transformé un massacre, symptôme de son utopie, en kermesse progressiste. » Pour lui donc, et sans surprise, Big Brother, c’est «la pensée unique», la «bienpensance» (le gouvernement, l’administration, les médias, les experts…), le déni du réel, la double-pensée, l’indignation vertueuse, la prééminence de «la théorie du genre», le féminisme et l’antiracisme, la cancel culture historique, la menace de «faire le jeu du Front national», le déni de «l’insécurité», etc.

2015, c’est aussi l’année durant laquelle la journaliste Natacha Polony crée, avec notamment son confrère Alexandre Devecchio – grand porte-voix du conservatisme, du Printemps républicain et des néolaïques[3] dans le Figarovox –, un Comité Orwell. «Ils se revendiquent de la lutte contre la “pensée unique”, voire un “totalitarisme soft” qui aurait été décrit dans 1984, d’Orwell.»[4] Laurent Joffrin souligne dans Libération à quel point cet assemblage de souverainisme et d’anti-européisme est aux antipodes des convictions de l’écrivain. Il conclut, d’un trait infaillible, que «le Comité Orwell est en fait un comité anti-Orwell». Deux ans plus tard, Natacha Polony crée une chaîne internet de télévision, «Orwell-TV le média libre de la France souveraine», qui «propose de décrypter l’actualité […] en faisant apparaître les “infrastructures” […] les logiques économiques et idéologiques sous- jacentes, celles qui expliquent pourquoi, aujourd’hui […], quel que soit le degré de désagrégation des sociétés occidentales, les élites politiques, économiques et médiatiques imposent une incroyable résistance à tout changement réel»[5]. «La mission d’Orwell.tv», défend-elle dans cet entretien mené dans Causeur, «c’est de proposer une parole libre. Libre économiquement, libre idéologiquement, hors des sentiers battus et des réflexes convenus. Nous ne considérons pas que le métier de journaliste doit se rapprocher de celui de grand inquisiteur, qu’il consiste à débusquer le Mal et à prescrire le Bien ». L’idée demeure, mais les ayants droit de George Orwell interdisent l’utilisation du nom de leur génial ascendant. Ce sera donc Polony-TV. Pascale Tournier, rédactrice en chef adjointe à La Vie, note : «Ses invités de marque : Marion Maréchal, Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Luc Mélenchon et Florian Philippot»[6], confirmant la ligne souverainiste et anti-européenne.

Orwell défiguré par l'extrême droite

En 2016, le futur ex-candidat à la présidentielle Éric Zemmour, alors encore chroniqueur au Figaro, cite le slogan de Big Brother : «Celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir ; celui qui contrôle le présent contrôle le passé.» De nombreux historiens ont révélé, depuis, qu’il avait fait preuve d’une imagination intarissable en matière de réécriture du passé… dans le but de contrôler l’avenir. Ainsi que l’écrit Alain Policar : «Il y a trois ans environ, nous écrivions ici même, à propos de [la place de Zemmour] dans l’espace public, qu’il nous fallait résister à la “sémantique du crépuscule”, celle que décrit Orwell dans 1984, instrument d’assujettissement des individus, par l’intermédiaire d’un langage appauvri et manichéen. Peut-être est-il encore temps ?»[7]

En 2017, c’est la revue confidentielle «dissidente» et ouvertement fasciste Rébellion qui consacre un long article à l’écrivain.

Trois médias, principalement, arborent George Orwell comme une rosette indiquant leur vision du monde. Causeur compte 3 pages avec ce mot clé dont une recension d’Onfray par Jean-Paul Brighelli (24 juillet 2019) ; «Il nous faut un Boris Johnson français» par Yves Mamou (21 décembre 2019) ; «Mathieu Bock-Côté : l’invitation au combat anti-woke» par Élisabeth Lévy (17 mai 2021) ; «Le nouveau ministère de la Vérité de Biden» par Paul Reen (18 mai 2022). Valeurs actuelles l’appelle au secours sous la plume de Bruno de Cessole 27 septembre 2012 ; Bock-Côté y brosse un «1984 : Quand George Orwell prophétisait l’avènement de l’empire du politiquement correct» le 28 mai 2020 ; Laurent Dandrieu l’y qualifie de «lanceur d’alerte de la liberté» le 5 décembre de la même année. Le titre qui l’évoque le plus, parfois en rubrique littéraire, souvent en argument d’autorité politique, est Le Figaro. En novembre 2020, la Revue des Deux Mondes sort un numéro spécial : «George Orwell plus actuel que jamais», avec notamment Hadrien Desuin et Richard Millet. La web-TV d’extrême droite, TV-Libertés, l’évoque dans une émission de Jean-Yves Le Gallou et Hervé Grandchamp, le 11 juin 2018 : «Loi sur les “fake news” : Orwell à l’Assemblée». Céline Pina, qui le cite abondamment, écrit dans Front populaire en 2021 : «Quand Orwell règne en maître sur la Commission européenne».

Orwell inversé par l'extrême droite

Michel Onfray, jamais en reste de l’air du temps, publie en 2019 une Théorie de la dictature précédée de Orwell et l’Empire maastrichtien et en fait la promotion dans une émission de la revue Éléments en avril 2021.

Enfin, en 2022, Raphaël Enthoven couronne ce chemin d’usage. À propos de son dernier roman, son interviewer Alexandre Devecchio écrit que «le philosophe revisite La Ferme des animaux de George Orwell. Mais là où l’écrivain britannique présentait une satire du totalitarisme soviétique, Enthoven s’attaque aux “despotismes sournois” à l’œuvre au sein même de l’univers démocratique, de la “cancel culture” au racialisme antiraciste en passant par les phénomènes de meutes liés aux réseaux sociaux». L’auteur confirme : «Alors qu’il décrit des tyrannies, Orwell dépeint parfaitement les despotismes sournois qui sont à l’œuvre au sein même de l’univers démocratique, de la “cancel culture” au racialisme antiraciste en passant par la confusion de l’égalité des droits et de l’égalité des compétences.»[8]

2023 sera orwellienne, ou ne sera pas ?


*Ce texte est issu du chapitre “Voyage en alt-réalité” de l’essai d’Isabelle Kersimon Les Mots de la haine. Glossaire des mots de l’extrême droite (éditions Rue de Seine, avril 2023).


NOTES

[1] Marsault est un dessinateur d’extrême droite. Son personnage fétiche, nommé Eugène, brutalise féministes, écologistes, homosexuels, «gauchistes» en leur opposant, en guise d’argument, cette seule onomatopée, “Breum”, avant de les frapper, les écraser, les cribler de balles.

[2] Papacito est un influenceur masculiniste identitaire autoproclamé roi des Wisigoths et actuellement sous le coup d’une plainte avec constitution de partie civile pour avoir diffusé une vidéo dans laquelle il tire à balles réelles sur des mannequins représentant des «gauchistes».

[3] J’ai forgé ce néologisme en 2016 pour désigner les personnalités/groupes/associations  qui ont fait leur apparition principalement via Facebook, entre décembre 2015 et mars 2016, autour d’une revendication bruyante de la laïcité en lien avec l’islam. L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné une lutte historique et motrice de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs idées antilaïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle Résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité. Les néolaïques ont développé et répandu, d’abord en réaction aux massacres du 13-Novembre, une panique morale emprunte de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste. Dans une société que travaille l’extrême droite, à la fois banalisée et galvanisée par la violence terroriste, ils sont parvenus à imposer dans le débat public l’image d’une France janusienne dont les seuls désaccords politiques se situeraient entre «républicains» et «ennemis de la République», les néolaïques et leurs alliés de circonstance représentant les premiers, et le reste du monde les seconds. (Les Mots de la haine, p. 50.)

[4] Capucine Truong : «Orwell-TV, la web-TV de Natacha Polony libre et indépendante, sauf…», Arrêt Sur Images, 22 mars 2017.

[5] Daoud Boughezala : «Natacha Polony : “La mission d’Orwell.tv est de proposer une parole libre”», Causeur, 20 mars 2017.

[6] Pascale Tournier, Le vieux monde est de retour. Enquête sur les nouveaux conservateurs, éd. Stock, 2018.

[7] Alain Policar : «Éric Zemmour  : une histoire française», The Conversation, 10 octobre 2021.

[8] Alexandre Devecchio : «Raphaël Enthoven: “La tyrannie qu’il nous faut craindre n’a rien à voir avec la dictature classique”», Figarovox, 7 janvier 2022.

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