Par Isabelle Kersimon

Mot valise ou mot clé ? Censé décrire un phénomène politique ou servir des engagements idéologiques ? Isabelle Kersimon décrypte le mot et l’usage.

Ce mot composé est bâti sur le modèle de « judéo-bolchévique » (l’ennemi, le conspirateur traître à la nation, selon l’extrême droite à partir des années 1920, et élément central dans la propagande nazie).

Je Suis Partout, 1938 © Retronews BNF

Ceux qui l’emploient frénétiquement sur les réseaux sociaux à l’heure actuelle pour dénoncer une collusion entre « la gauche Kouachi » et les terroristes djihadistes se posent en « combattants », en « Résistants » à une supposée conspiration musulmane, qualifiant leurs adversaires politiques ou simples contradicteurs de « traîtres » et de « collabos » qui œuvreraient à la destruction de la France au profit d’un idéal califal.

Un sommet a été atteint lors du rassemblement en hommage au professeur Samuel Paty, organisé place de la République le 18 octobre à l’appel de SOS-Racisme et Charlie Hebdo.

Des militantes y ont en effet accusé les associations présentes, et par extension les manifestants qui avaient répondu à leur appel, de complicité, de collaborationnisme et de traîtrise.

Origine du mot

Au début des années 2000, l’historien Pierre-André Taguieff forge ce néologisme pour désigner un vrai problème : les militants anti-mondialisation/altermondialistes faisant alliance ou accompagnant provisoirement, au nom de la « lutte contre l’impérialisme et la mondialisation », des fondamentalistes musulmans obnubilés par « l’américano-sionisme » (voir La Nouvelle Judéophobie) – « le Grand Satan et le Petit Satan » -, militant contre l’existence de l’État d’Israël, prônant d’une part l’effacement de « l’entité sioniste », et jugeant d’autre part les musulmans comme une minorité opprimée de manière systémique par les non-musulmans. Cette dernière antienne fera florès, comme je l’ai montré en 2014 dans Islamophobie, la contre-enquête*.

Rappelons, au passage, que l’anti-capitalisme et l’anti-impérialisme ont toujours eu des versions de droite, voire d’extrême droite, avec notamment l’idéologue de la Nouvelle Droite Alain de Benoist.

Des alliances tactiques niant l’antisémitisme

En novembre 2003, le Forum social européen (FSE) accueille le prédicateur intégriste Tariq Ramadan à Saint-Denis, invité « en tant que leader religieux et représentatif d’une partie du prolétariat ». Des militants de gauche et le Parti socialiste notamment s’insurgent contre ce déni de l’antisémitisme et du danger de l’islamisme.

Le 2 octobre, Ramadan avait en effet désigné une liste d’intellectuels juifs à la vindicte populaire. Au prétexte de dénoncer des positions géopolitiques, il n’avait retenu que leur judéité ou leur « sionisme » réel ou supposé. Ses amis d’alors avaient jugé abusive l’accusation d’antisémitisme. En 2009 pourtant, il apporte sa caution aux antisémites d’extrême droite Alain Soral et Dieudonné lors du salon du Bourget organisé par l’UOIF (Union des organisations islamiques de France, depuis renommée Musulmans de France).

Une partie de la gauche dénonce le même rassemblement l’année suivante, à Londres. Taguieff rappelle, dans La Judéophobie des Modernes (2008) que Claude Askolovitch signe en octobre 2004, dans Le Nouvel Observateur, un article intitulé « Confusion au Forum social européen. Les gauchistes d’Allah ».

Le terme reste relativement confidentiel les années suivantes : il n’est peu ou prou employé que par une minorité militante contre une autre minorité militante dans les mois qui précèdent l’adoption de la loi de 2004 contre les signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires.
Peut-être parce que, pourtant clair dans sa définition originelle, quoiqu’orienté, il charrie une vraie confusion entre islam et islamisme.

De l’extrême droite aux réseaux laïques

Après l’attentat terroriste djihadiste de l’école Ozar Ha Torah de Toulouse, en 2012, Marine Le Pen l’emploie durant sa campagne présidentielle, lors d’un meeting à Nantes, dénonçant une « alliance malsaine entre les fanatiques islamistes et la Gauche française ».

Suite aux attentats de novembre 2015, il quitte les marges politiques d’extrême droite et la sphère du Front national pour accéder à une véritable massification.

Proche de nouvelles militances se réclamant de la laïcité, la philosophe Elisabeth Badinter déclare au Monde, en avril 2016, que l’islamophobie « est une arme que les islamo-gauchistes ont offerte aux extrémistes ». Fait-elle référence aux associations et intellectuels d’extrême gauche qui ont soutenu l’avènement de Tariq Ramadan, lequel a importé la lutte contre l’islamophobie en France* (voir ci-dessous) ?

Ce raccourci (le terme a en effet été forgé par des administrateurs coloniaux au début du XXe siècle*) connaît un succès fulgurant dans la sphère des laïques « ultra » – un petit monde de militants surgis de Facebook après les attentats de novembre 2015, dont toutes les figures saillantes se sont engagées en politique, d’où venaient d’ailleurs la plupart d’entre elles, sur ces thèmes très porteurs.

Dérivés du mot

Deux autres phénomènes s’observent à partir de ce moment, apparus sur les réseaux sociaux.

Une extension incontrôlable

D’une part, une application sans limite de son usage. Taguieff note en 2016 dans Libération « le risque d’extension illimitée du concept d’islamo-gauchisme » : « Ce genre d’amalgame se justifie à condition d’en définir le sens précisément. Mais le sens devient de plus en plus vague à mesure qu’il devient un terme polémique. On ne peut pas maîtriser les effets de langage. »
Sont dorénavant jugés « islamo-gauchistes » les médias publics et ceux situés à la gauche du Figaro, des personnalités rescapées des attentats, des universitaires, des associations antiracistes comme SOS-Racisme, des personnalités institutionnelles comme Nicolas Cadène et des artistes situés ou considérés à la gauche de l’ancien ministre Manuel Valls. La déviance sémantique la plus anecdotique est censée faire preuve de l’infamie.

D’autre part, la création d’une série de dérivés forgés sur le même modèle, dont sont friands les internautes qui fréquentent les pages commentaires des sites d’extrême droite ainsi que les réseaux sociaux où, au fil des ans, ils tiennent lieu d’argument suffisant à toute démonstration.
Certains ont plus de succès que d’autres.

Islamo-racailles, islamo-collabos, islamo-serviles…

Alain Soral a sans doute initié ce procédé avec le terme « islamo-racaille », qu’il utilise dans l’un de ses enregistrement en 2011 pour comparer des délinquants issus de l’immigration et affichant selon lui, des « pseudo-symboles djihadiques » à la mouvance d’extrême droite des Identitaires.

L’association Riposte laïque (RL) émerge autour de cette notion. Elle explique en effet s’être créée (en 2007) parce que « la gravité de l’offensive de l’islam politique, en France, en Europe et dans le monde, était dramatiquement sous-estimée par toute une partie de la gauche, et du mouvement laïque. » Pour elle, « l’islam n’est pas une religion mais un projet politico-religieux totalitaire ». Un slogan largement diffusé depuis par les laïques ultra.
Le site de RL, qui n’hésite pas à se satelliser avec de nombreux sites et personnalités d’ultra droite en vue d’un combat qu’ils estiment commun, se singularise en composant le terme « islamo-collabos », venant peu à peu remplacer celui d’« idiots (utiles) de l’islamisme », avec son corollaire « islamo-résistants » ou, plus prudent, « islamo-sceptiques ».
La première occurrence chez RL semble dater d’août 2016 : elle vise le pape François. En 2018, la cofondatrice de RL et animatrice du blog Résistance républicaine Christine Tasin accuse un membre de l’équipe de The Voice d’être un « islamo-collabo » parce qu’il a invité la chanteuse Mennel à participer à l’émission.

C’est aussi chez Riposte laïque, où il est assez récurrent, que réapparaît le terme « islamo-compatible » en avril 2014 : « La République française n’est pas islamo-compatible ». Comme en écho à la question posée sur Europe1 par Jean-Pierre Elkabbach à Alain Juppé en décembre 2009, en pleins débats sur « l’identité nationale » (« La France est-elle islamo-compatible ou pas ? »), à laquelle l’élu avait répondu: « Évidemment oui ».

L’ancienne conseillère régionale socialiste Céline Pina, porte-parole du Front Populaire de Michel Onfray, régulièrement citée et louangée tant par Riposte laïque que par le site « revue de presse » d’extrême droite FdeSouche, invente quant à elle, en avril 2016, dans un long post Facebook autobiographique, le terme « islamo-serviles » à destination des femmes voilées. Pour elle comme pour Riposte laïque, le voile serait d’ailleurs l’équivalent du brassard nazi. En avril 2017, elle choisit d’aplanir quelque peu sa formule, se posant plutôt en fer de lance du « combat contre les islamistes » : « islamisto-servile ». En mai, elle revient à ses premières amours en accusant la LDH et la Ligue de l’enseignement d’islamo-servilité.

Appartenant à la même militance, le président du Comité Laïcité République, Jean-Pierre Sakoun, s’adresse en avril 2017 à d’hypothétiques  « islamo-couchés » suite à l’attentat djihadiste de Stockholm.

L’ensemble de ces néologismes dessinent une vision du monde où tout ce qui est violent et/ou dégradé/dégradant serait enraciné dans l’islam, où l’islam serait l’ennemi contaminant de la Civilisation et de la civilité, où il serait en soi terroriste.

Une confusion dangereuse

Et peu importe que la majorité des victimes des groupes djihadistes soient elles-mêmes musulmanes.

Cette vision obsidionale répond en miroir, en somme, à celle des Identitaires adeptes de la théorie du « grand remplacement ».

Elle vient, par surcroît, confirmer la propagande qu’utilisent les groupes djihadistes pour recruter sur notre territoire, et constitue l’un des prétextes à l’affût desquels ils se tiennent.

Usages politiques

Lancé comme une opprobre par l’ensemble du spectre politique et singulièrement par une partie des acteurs politiques se revendiquant de gauche, issu pourtant de l’extrême droite dans cet usage insultant, il a aussi été parfois utilisé à droite : en février 2017, l’hebdomadaire Marianne publié une tribune d’un élu soutien de François Fillon qualifiant Emmanuel Macron d’islamo-gauchiste, suite à son discours d’Alger sur la colonisation.

« Islamo-gauchisme » est, malgré tout, longtemps resté sans effet politique mesurable jusqu’à ces derniers jours, où on le retrouve au cœur d’une actualité marquée par l’attentat d’inspiration djihadiste ayant coûté la vie au professeur Samuel Paty. L’ancien ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve dénonce le 17 octobre, sur BFM-TV, « les lâchetés de l’islamo-gauchisme ». Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, résolu à traquer « les complicités avec le terrorisme », l’emploie sur Europe 1 jeudi 22 octobre pour disqualifier La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et le syndicat étudiant Unef, pointant « l’islamo-gauchisme dans les universités ».

La « gauche Kouachi »

Le but consiste toujours à faire porter sur des adversaires politiques et/ou des contradicteurs un soupçon aggravé de complicité avec les terroristes djihadistes. Une nouvelle formule est d’ailleurs en surgissement pour mieux illustrer ce sens : « la gauche Kouachi ».

Il est ainsi reproché à une partie de la gauche de s’être compromise dans des alliances meurtrières, notamment en se rendant à la manifestation du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie, organisée en réaction à l’attentat contre la mosquée de Bayonne, à l’appel notamment de la Ligue des droits de l’homme… et du CCIF*, lui aussi dans le viseur pour une dissolution annoncée.

Islamo-droitisme ?

Pourtant, Mediapart a révélé les liens qu’a entretenus Abdelhakim Sefrioui, fondateur du Collectif Cheikh Yassine mis en examen pour complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste, tant avec des djihadistes qu’avec Nicolas Sarkozy et des proches de Marine Le Pen. Le même Sefrioui qui, en 2006, intégrait le bureau politique de Dieudonné, à l’époque où celui-ci visait l’élection présidentielle et s’acoquinait avec le Front national.

Par ailleurs, le cimentier Lafarge, suspecté d’avoir financé des groupes armés terroristes en Syrie entre 2011 et 2015 et qui reste menacé d’un procès pour financement du terrorisme, n’a jamais été en proie à de pareilles insultes.

S’il n’est jamais question de porter des accusations « islamo-extrême-droitisme », il n’est jamais question non plus d’« islamo-droitisme ».

En effet, le responsable de la mosquée de Pantin, M’hammed Henniche, visée par un arrêté de fermeture – la page Facebook de la mosquée ayant partagé la vidéo virale qui a ciblé le professeur Paty – a longtemps été courtisé par des élus UMP/LR. Le Parisien raconte qu’il était parmi les rares interlocuteurs de son département appelées en urgence au ministère de l’Intérieur par le ministre d’alors, Nicolas Sarkozy, pour « tenter d’éteindre le feu des émeutes de banlieue ».

Ainsi est-il abondamment reproché à Edwy Plenel d’avoir tenu conférence avec Tariq Ramadan. Pourtant, celui que la journaliste Bernadette Sauvaget décrit comme un séducteur manipulateur a été porté sur les fonts baptismaux cathodiques par Gilles Kepel qui, en 1994, le recommande à Jean-Marie Cavada pour son émission « La Marche du siècle » (France 3). Il est invité par Franz-Olivier Giesbert sur son plateau en 2014, présenté par le journaliste comme « un grand philosophe international » et par Thierry Ardisson (en 2003 et aussi en 2014), qui ne sont vraiment pas des hommes de gauche, ainsi que Frédéric Taddéi, qui opère actuellement sur le média du Kremlin RT-France. À l’inverse, Jean-Luc Mélenchon cosignait en 2003 une tribune avec notamment Manuel Valls contre Ramadan, lorsqu’il a publié sa liste des intellectuels juifs.

On peut aussi noter que parmi les premiers soutiens à Salman Rushdie se trouvaient… Bourdieu et Derrida.

Et que la droite anticommuniste a fait, dans les années 1980, un éloge sans réserve de la lutte afghane contre l’URSS. Cet éloge n’allait pas seulement au commandant Massoud, assassiné par Al Qaïda : il allait aussi à ceux qui deviendraient les ennemis de celui-ci, les talibans.

* Islamophobie, la contre-enquête, éditions Plein-Jour, octobre 2014.

NOTES :

1. Ce texte étant extrait d’un manuscrit en cours, toute reproduction sans mention de l’autrice et du site inrer.org est interdite.

2. Isabelle Kersimon et Jean-Yves Pranchère, se sont exprimés dans les pages Débats de Libération, le 24 octobre 2020, sous la plume du journaliste Simon Blin : “En finir avec l’«islamo-gauchisme» ?”.

3. Pour aller plus loin sur “l’insensibilité à l’antisémitisme de la gauche francophone voire la tendance de celle-ci à reproduire des tropes antisémites dans le cadre de son « antisionisme » ou de sa stratégie du « populisme de gauche »“, lire Jean-Yves Pranchère : Face à l’antisémitisme, sortir de la confusion.

4. Jean-Yves Pranchère était l’invité de “La question du jour” sur France Culture, lundi 26 octobre, où il s’est exprimé sur la notion d’islamo-gauchisme, au micro de Guillaume Erner. Il y rappelle celle de “socialo-papalin”.

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