Christchurch victims

À l’annonce des attentats de Christchurch, les réseaux sociaux ont été, encore une fois, submergés de commentaires de haine, de victoire, de “revanche” dont il importe de décrypter les racines.

Par Isabelle Kersimon

Le 15 mars 2019, dans la ville néo-zélandaise de Christchurch, un homme lourdement armé a fait irruption dans deux mosquées, où il a assassiné 50 fidèles et blessé une quarantaine, y compris femmes et enfants. Cet homme a revendiqué son acte terroriste. Assumant une filiation idéologique avec le terroriste norvégien néonazi Anders Breivik, condamné à la prison à perpétuité pour avoir assassiné 77 personnes à Oslo et Utoya le 22 juillet 2011, il a diffusé sur internet un texte de 74 pages dont le titre, « The Great Replacement », est la traduction du « grand remplacement », expression dont la paternité est attribuée à l’écrivain français d’extrême droite antimusulmane Renaud Camus (ainsi que le rappelle non sans fierté le site de Nouvelle Droite de l’Institut Illiade).

Celui-ci a en effet publié en 2011 un ouvrage éponyme, expliquant que cette notion exprime l’idée « d’un changement de peuple, donc un changement de civilisation ». Le succès en est tel qu’il est, depuis sans cesse réédité et augmenté.

 

À qui la faute ?

À l’annonce des massacres, internet a été, encore une fois, submergé de commentaires de haine, de victoire, de revanche dont il importe, exactement comme le font ceux qui luttent depuis des années contre les contenus djihadistes, de les signaler aux autorités compétentes.

La faute aux « sociétés multiculturalistes »

Parfois dépourvus d’intentions xénophobes, antimusulmanes ou racistes, certains désignent les « sociétés multiculturalistes » comme responsables de la tuerie, au même titre que d’autres accusaient jadis la laïcité d’avoir inspiré les massacres djihadistes ayant ensanglanté notre pays. Autant dire que, l’un comme l’autre, ces arguments sont invalides. Parce qu’ils sont politiques, mus par la volonté de dégager un sens qui conforte leurs positions clivées dans le débat national sur la laïcité, et non par les analyses qu’ont délivrées des experts du terrorisme depuis au moins cinq ans. Parce qu’ils ignorent volontairement les motivations idéologiques et les « réseaux de pensée » et d’embrigadement ayant présidé aux choix de ces terroristes, qu’ils soient djihadistes ou d’ultra droite.

La faute à la presse française

Moins violents, des commentateurs ironisent sur la mention de la France dans l’acte du tueur : en réponse à des accusations versées contre la presse française et ses unes souvent aguicheuses (ces unes qui illustrent les « marronniers » tels que islam, banquiers, francs-maçons, etc.), ils s’amusent en indiquant que l’assassin ne lisait ni Valeurs actuelles, ni Marianne, par exemple. Il est à noter ici que le chapitre d’Islamophobie, la contre-enquête consacré aux reproches faits à la presse française d’être islamophobe décrypte les tendances de celle-ci (jusqu’en 2014, année de finalisation de l’écriture) en rappelant des positions historiques de titres notoires, au-delà de couvertures nécessairement plus clinquantes que les contenus développés. Il en ressort que notre presse, jusqu’alors, ne se caractérisait pas spécialement par une haine des musulmans et du monde islamique, mais se montrait dans l’ensemble et en moyenne relativement équilibrée. Ce constat ne mérite pour autant aucun trait d’humour. Force est d’observer que les contenus ont changé depuis fin 2015 particulièrement. Mais ce n’est pas l’objet de cette étude.

Tous les mêmes, fermez le ban

D’autres encore justifient une singulière absence d’analyse en renvoyant dos à dos terroristes djihadistes et terroristes d’ultra droite, arguant qu’ils sont tous racistes, tous suprémacistes, tous haineux et tous violents. C’est un peu court. Si le terrorisme en tant que moyen d’exercer une pression d’ordre par la terreur en vue d’obtenir un résultat politique caractérise bel et bien les actes des uns comme des autres, il n’en demeure pas moins que s’aveugler sur les motifs idéologiques des autres (les djihadistes), mais pas des uns (l’ultra droite antimusulmane), relève d’une forme de déni qu’on attribuera soit à un goût désolant pour la facilité, soit à une volonté politique de ne pas trop creuser la question.

On pourra noter ici, en revanche, des modes de communication similaires : caméra GoPro pour filmer les massacres et les diffuser en direct sur les réseaux sociaux, élaboration d’un « testament » pré-acte assumant les tueries et diffusant l’idéologie qui les a produites (le terroriste n’était en effet pas certain de ne pas être tué par les forces de l’ordre néo-zélandaises). Le but de ces modes de communication est le même : embrigader d’éventuels adeptes. C’était aussi de Breivik lorsqu’il a diffusé électroniquement son pensum de 1 500 pages (mais à des contacts sélectionnés).

Le tueur ne lit pas le français

Certains s’étranglent d’indignation que « la France » soit mise en cause par des commentateurs, voire nient que l’écrivain Renaud Camus et son obsession du « grand remplacement » ait eu une quelconque influence sur un terroriste anglophone. Pourtant, le titre du manifeste mis en ligne quelques heures avant le massacre est bel et bien « The Great Replacement », traduction mot pour mot de la notion popularisée par Renaud Camus. Pourtant, le terroriste a bel et bien indiqué que la deuxième raison l’ayant convaincu de passer à l’acte concerne la campagne présidentielle française de 2017 ayant opposé les candidats Emmanuel Macron et Marine Le Pen.

C’est un terroriste de gauche

Dans l’entretien imaginaire où il se met en scène répondant à des questions que journalistes, policiers ou juges seraient censés lui poser, le tueur déroule sa vision politique et précise notamment qu’il est « éco-fasciste » et que son modèle de société idéale est la République populaire de Chine. Se saisissant de ces caractéristiques, toute une frange de commentateurs d’extrême droite le qualifient d’homme de gauche, insistant avec l’un de leurs arguments fallacieux sur le prétendu socialisme des nazis. Ici encore, il s’agit moins d’ouvrir les yeux sur les motivations de l’assassin (et pour cause) que de défendre des intérêts métapolitiques, en l’espèce dédouaner les extrêmes droites françaises de leurs responsabilités historiques et actuelles. Et ce, en dépit du fait qu’il écrit vouloir sentir le cou des antifas/marxistes/communistes écrasé sous sa botte.

C’est d’inspiration purement anglo-saxonne

La présence de signaux mêlant néonazisme païen et identitarisme chrétien renvoie en effet à la Bible du nationalisme blanc, qui a transformé les nationalismes nationaux : le journal intime fictionnel The Turner Diaries. Créé par William Luther Pierce, chef du groupe néonazi National Alliance, ce best-seller international a notamment inspiré le terroriste d’Oklahoma City (168 morts).

(On peut aussi ajouter à cette littérature le roman de Jean Raspail, Le Camp des saints, mais il n’est pas plus précisément évoqué que les Turner Diaries par le terroriste de Christchurch, bien qu’il fasse allusion à des « millions d’envahisseurs débarquant sur nos côtes ».)

Pas vraiment de risque en France

D’autres enfin invoquent comme un mantra la résilience de la population française, comme si cette résilience devait absoudre tout acte terroriste antimusulman putatif ou à venir. Manière de fermer les yeux sur un danger bien réel : tout commence toujours par des mots.

***

Les mots et le ton qu’emploie le terroriste dans son brûlot sont d’une violence ravageuse, assassine et insultante équivalant à celle des écrits de Louis-Ferdinand Céline contre les Juifs. La lecture de ce catalogue idéologique ponctué d’injonctions et de menaces, déshumanisant sadiquement les cibles de ses imprécations, fut particulièrement pénible.

Tous les massacres de l’histoire ont toujours commencé par des idées mortifères. Toute agression en particulier raciste est d’abord motivée par un motif fantasmatique érigeant une figure d’un ennemi à combattre, abattre.

Et cet ennemi désigné est immigré, non-Blanc, musulman, qualifié d’envahisseur et accusé de fourbir la perte d’un Occident réduit, lui aussi, à un fantasme transnational. Pourquoi nier que l’abondante littérature numérique antimusulmane et xénophobe ait pu inspirer le tueur ? Comment mieux comprendre les motivations, voire les sources du mal qu’en lisant le pamphlet du criminel, y compris, voire surtout, s’il met en cause quelque chose en lien avec notre pays ?

C’est ce qu’ont fait notamment :

Jean-François Meyer

Nicolas Lebourg

Et c’est ce que l’INRER se propose de poursuivre en axant sur les raisons invoquées par le terroriste lui-même dans son pamphlet et qui constituent des interrogations récurrentes : pourquoi cette référence précisément à la mort de la petite Ebba Akerlund comme raison première ? pourquoi cette référence à la campagne présidentielle française comme deuxième raison ? pourquoi ce voyage en France en avril-mai 2017 comme troisième raison ? pourquoi ce titre référant à Renaud Camus ?

Mais aussi : pourquoi ces références à la Turquie, à l’OTAN et aux Balkans ? pourquoi cite-t-il Angela Merkel et le maire de Londres Sadiq Khan ?

Les motifs éminemment virilistes du terroriste, ses considérations sur la perte transcendantale, sur l’écologie, sur le traditionalisme, sur le capitalisme globalisé, sur la dégénérescence des démocraties libérales et sur l’individualisme, sa haine de la diversité et de l’égalité, son exaltation du populisme, ses accusations en traîtrise anti-blanche feront l’objet d’un autre travail d’analyse. Cependant, on le verra, tous ces motifs réunis constituent le socle du discours des nouvelles droites extrêmes, moins enclines qu’autrefois à afficher directement leur antisémitisme, mais imputant assez souvent les phénomènes migratoires honnis à une main invisible « juive » ou « sioniste ».

 

Pourquoi la Suède ?

 

La petite Ebba

Ebba Akerlund? était une petite fille suédoise de onze ans. Elle a perdu la vie le 7 avril 2017 à Stockholm, lors de l’attentat au camion bélier perpétré par un terroriste ouzbek.

Le terroriste souligne que cette mort a été décisive dans sa détermination à perpétrer ses crimes à Christchurch, dans le but de « la venger ». Il avait inscrit son nom sur l’une de ses armes. La mère de la petite victime a exprimé toute l’horreur ressentie en découvrant une telle utilisation du nom de son enfant et s’est associée à la douleur des familles des victimes de Christchurch.

Une question se pose : pourquoi un terroriste australien dédicace-t-il ses meurtres à la mémoire d’une victime suédoise ? La médiatisation, très forte en Suède, de l’attentat du 7 avril 2017, ne peut expliquer à elle seule ce choix précis.

« Les Suédois »

Il faut s’immerger dans les limbes de l’internationale d’extrême droite numérique : la Suède est une référence depuis quelques années. Les observateurs des réseaux sociaux d’extrême droite et d’ultra droite auront noté que toute personne d’origine extra-européenne est affublée du sobriquet de « Suédois » utilisé comme une caractéristique, par effet de sens inversé, censée souligner la non-européanité, la non-blanchité.

Les Suédois en tant que tels représentent quant à eux la parfaite antithèse de l’immigré honni, l’incarnation du modèle racial rêvé. Comme le notait en 2017, le site des Debunkers de hoax, depuis 2015, la Suède est devenue « une nouvelle terre de fantasmes racistes pour la fachosphère » non pas hexagonale, mais mondiale : « fantasme des païens aryens, terre des vikings, des blonds aux yeux bleus armés de haches chevauchant des drakkars à travers la mer salée », note à raison le site.

La Suède est bien, pour la fachosphère, le symbole d’un envahissement séparatiste et criminel dont les manifestations délétères se feraient également sentir en France.

Une internationale de l’infox raciste

C’est ce qu’avait constaté le site des debunkers de hoax, en observant une multiplication d’infox concernant ce pays.

Autre fait marquant concernant la Suède : pour la fachosphère internationale, ce pays serait celui comptant le plus grand nombre de viols.

Le pamphlet consacre un « chapitre » entier aux viols perpétrés par « les envahisseurs » dont les Européennes sont supposément victimes en masse. Très répandu aussi dans la fachosphère francophone, ce motif a enflammé le débat public, outre les viols et violences du Premier de l’An de Cologne, d’une manière plus insidieuse avec les terribles affaires de Rotherham qui ont été, plus que jamais, l’occasion pour cette partie d’internet d’accuser « les journaux de gauche » de silence coupable. Ce qui était, factuellement, faux.

Mais la volonté de détruire tout ce qui provient de “lagauche” est un trait commun à toutes les extrêmes droites qui s’expriment sur internet. C’est aussi un trait commun à Breivik et Tarrant.

On notera ici encore la manœuvre consistant à extraire un fait particulier de l’actualité, à le mettre médiatiquement en lumière de manière extrêmement abondante via les réseaux sociaux, puis d’accuser « les gauchistes » – autrement dit, toute les gauches et extrêmes gauches -, aux voix écrasées sous ces déluges organisés, de n’en souffler mot.

 

Pourquoi la France ?

 

Riposte laïque, activistes antimusulmans

« Nous sommes dans une période exceptionnelle, et pour sauver notre civilisation, il faut faire preuve de fermeté. Pour moi, l’Islam n’est pas une religion mais un projet politico-religieux, qui a un objectif : le grand califat maître du monde », affirme Pierre Cassen dans un entretien donné en juin 2016 au site Vice. Passé de la gauche laïque et syndicale au « camp patriote », cet ancien ouvrier du livre est l’un des fondateurs du site Riposte laïque. Il a été plusieurs fois condamné pour incitation à la haine. Créée en 2007, l’association est représentative de ces militants laïques centrés sur « la gauche » et « les musulmans » ayant dérivé vers l’extrême droite antimusulmane la plus obsessionnelle.

Comptant plus de 14 millions de vues depuis 2007, le compte Youtube de Riposte laïque est un indicateur permettant tout de même d’établir une moyenne de près d’1 million de vues annuelles pour seulement 5 000 abonnés, ce qui n’est pas du tout anodin, même s’il reste impossible de déterminer combien de membres compte l’association – liée à celle de la militante Christine Tasin, Résistance républicaine.

RL s’est surtout fait connaître d’un public plus large en 2010 pour avoir organisé un « Apéro saucisson pinard » avec le Bloc Identitaire, pour répondre au problème, réel, des prières de rue dans le quartier de la Goutte d’or, dans le 18e arrondissement de Paris. Le ton était donné.

Extrêmement nourri, illustré de vidéos, caricatures et photomontages d’une expression singulièrement virulente sans toutefois, à l’instar de l’écrivain, appeler directement à la commission d’attentat, le site reflète l’idéologie, les alliances et les actions de l’association.

RL est en effet violemment antimusulmane, anti-immigration et… « anti-Macron », le Président y étant régulièrement qualifié, comme son prédécesseur et nombre de personnalités politiques de gauche, centre ou droite républicaines, de collaborateurs au service d’une véritable armée étrangère destinée à soumettre la France, l’Europe et plus largement l’Occident, sorte de cinquième colonne « islamiste » en phase d’immigration ou déjà installée dans l’Hexagone.

La production livresque de l’association est concentrée sur l’islam en tant que défi pour la civilisation « occidentale », dans l’optique d’une guerre inéluctable entre musulmans et antimusulmans, les citoyens non antimusulmans étant considérés comme des « traîtres », des « collabos ». Ce sont eux que Renaud Camus appelle « le Parti remplaciste ».

Les titres en sont éloquent : Islamectomie, Musulmans : vous nous mentez, Immigration : le naufrage français, Reconquista ou mort de l’Europe, 2023 Le Mur, Interdire l’islam

 

Renaud Camus, intellectuel inspirant de Riposte laïque

RL organise par exemple régulièrement depuis 2010 au week-end des « Assises de l’islamisation ». L’association a indiqué avoir accueilli 600 000 personnes en deux jours.

Renaud Camus y joue un rôle considérable d’intellectuel inspirant. Il était présent à ces premières « Assises » (2010), ainsi qu’au dixième anniversaire de RL en 2017. En janvier 2018 et en janvier 2019, ils se retrouvent pour un rendez-vous : la convention de « La ligne claire ».

Comme le souligne encore Cassen dans cet entretien : « Nous avons affaire à un remplacement, pour reprendre la théorie de Renaud Camus. Elle se fait très lentement, sans brutalité, mais opère par l’installation d’un État dans l’État. Petit à petit s’installe ce que nous appelons une conquête en peau de panthère : vous avez de plus en plus de territoires conquis, en Seine- Saint-Denis, dans des quartiers de Marseille, dans la périphérie lilloise, où l’on a l’impression d’avoir changé de continent. Ce ne sont plus les mêmes codes, les mêmes pratiques. L’islam impose sa loi, la République démissionne, des trafics se mettent en place, la loi des caïds s’allie à celle des imams, et ce n’est plus la France ! »

La semaine précédent les attentats de Christchurch, le 10 mars 2019, Pierre Cassen enregistrait sur Youtube une vidéo intitulée : « Ils doivent admettre que Renaud Camus avait raison ! »

 

Cet univers paranoïaque se retrouve nettement dans la production écrite de Tarrant, ainsi que dans l’univers mental de Breivik.

Au lendemain des attentats, le 16 mars 2019, Christine Tasin publie un texte dans lequel elle déclare : « Quoi qu’il ait fait, Brenton Tarrant est des nôtres. »

[La suite de l’analyse d’Isabelle Kersimon fera l’objet d’une publication papier.]

Soutenir nos travaux

One response

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.