Israël Khazars

Par Viktor Peremoh*

Pour Philippe Val, Benyamin Netanyahu ou les mouvances radicalement antisionistes, Israël est « un bout d’Europe » en terre moyen-orientale, fer de lance d’une guerre civilisationnelle. Pourquoi c’est faux, antisémite et dangereux.

Sabras, une identité qui dérange

Marché en Israël

Autant l’écrire noir sur blanc, les Sabras ne sont pas européens. Qu’est-ce qu’un Sabra ?

Les Sabras sont les six cent mille Juifs nés en Israël avant 1948, et le terme désigne également leurs descendants. Il s’applique aujourd’hui à toute personne juive née en Israël. Au total, ils représentent 80% de la population juive israélienne. Le nom Sabras est apparu dans les années 1930, à l’époque de la Palestine mandataire, colonisée par l’empire Ottoman jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. En hébreu, sabra signifie « figuier de barbarie » ou « cactus ».

Dans la pensée sioniste, le Sabra a représenté un schème politique décrypté par l’historienne Anita Shapira dans L’Imaginaire d’Israël. Histoire d’une culture politique, ainsi que le présente cette recension : « La renaissance de la nation juive supposait la création d’un Juif nouveau. Pourtant, le chemin menant au Sabra et à l’Israélien fut loin d’être linéaire, tant les projets initiaux abondaient. L’auteur en distingue quatre. Le premier modèle est associé à l’univers intellectuel d’Ahad Ha-Am. Selon ce dernier, le Juif nouveau devait être laïc, lettré, profondément imprégné de culture juive, mais débarrassé des scories du judaïsme religieux traditionnel. Ahad Ha-Am souhaitait que le judaïsme s’accroche à sa singularité plutôt qu’il ne s’adapte au monde environnant. Le modèle ”herzlien” de nouveau Juif était lui profondément lié à la culture européenne de la fin du XIXe siècle. La renaissance d’une dignité nationale collective juive était un préalable à toute réalisation culturelle. Le Juif nouveau serait respectable parce qu’il apparaîtrait comme l’immanence d’une nation à l’égal des plus grandes. Alors que les deux premiers modèles avaient en commun l’idée d’une restauration du judaïsme dans un sens spirituel ou national, le troisième modèle inspiré de Nietzsche aspirait à délivrer les Juifs du judaïsme. Son principal instigateur, Berditchevsky, ne cachait pas sa volonté de détruire le vieux sanctuaire pour en ériger un autre. Individualiste et vitaliste, le modèle nietzschéen du Juif nouveau n’en inspira pas moins le quatrième modèle, socialiste. »

Vivant en Israël depuis des temps immémoriaux, les Sabras ont constitué ce qu’on appelle l’ancien yishouv, distingué du nouveau yishouv, c’est-à-dire le projet sioniste qui a émergé à partir de 1882. De nombreux Sabras sont ou étaient arabophones. Dans une enquête que nous avons réalisée en 2009, nombre d’entre eux déploraient l’abandon progressif de l’enseignement de la langue arabe dans les écoles élémentaires israéliennes. Dans leur culture, en effet, ils naissaient bilingues et avaient toujours entretenu d’excellentes relations avec leurs voisins arabes. En 2018, le gouvernement de l’actuel Premier ministre Netanyahu vote la loi État-nation du peuple juif qui les isole encore un peu plus. Comme le note le regretté Jacques Benillouche : « Controversée mais votée, [elle] ratifie constitutionnellement le caractère juif de l’État hébreu et fait passer la langue arabe de langue officielle à langue ”à statut spécial”. Elle inquiète les minorités en Israël, qui constituent 20% de la population, et en particulier la minorité druze totalement dévouée à l’État d’Israël puisqu’elle a participé à la guerre d’indépendance. La loi entérine en fait un processus enclenché il y a plus de vingt ans qui a réduit progressivement la présence de la langue arabe dans l’espace public. »

Philippe Val répand par conséquent une idée fausse lorsqu’il affirme : « J’ai aimé ce bout d’Europe au Moyen-Orient » (Radio J, 3 octobre 2021).

Israël ami mais pas soldat de l’Europe

Dans la vision de l’extrême droite identitaire, qu’elle soit française ou israélienne, comme dans celle des antisionistes radicaux, Israël serait donc un « bout d’Europe » malgré son emplacement géographique sur le continent asiatique et malgré l’histoire des Sabras.

Cette vision obsidionale témoigne de la difficulté qu’éprouvent les uns et les autres à accorder aux Israéliens une autonomie politique et culturelle expurgée de leur vision impérialiste.

Citons de nouveau Philippe Val : « Les Juifs ne savent faire que de l’Europe. Ils ne savent pas faire autrement. » (Radio J, 3 octobre 2021)

Que penser d’une telle déclaration ? Que les Juifs sont de petites copies des grands modèles européens ? Qu’ils sont incapables de se construire comme une nation autonome ? Qu’Israël n’aurait jamais existé sans les Européens ? Que les Juifs sont européens ?

C’est un avis que partagent la militante Houria Bouteldja et l’eurodéputée LFI Rima Hassan, pour qui Israël est le résultat de la culpabilité européenne après la Shoah.

Ici encore, il s’agit d’idées fausses contredites par l’histoire. Notamment la longue histoire des Juifs dans les pays du Maghreb et du Machrek et leur exil : entre 1947 et 1972, près de 800 000 Juifs ont été évincés des États de la Ligue arabe, dont 586 000 ont trouvé refuge en Israël. Outre le fait d’ignorer cet exil, ces propos effacent les cultures juives de ces pays.

Quant aux rapports entre Israël et l’Europe, ils ne peuvent tout simplement pas être analysés sous l’angle belliqueux de la défense supposée d’une civilisation judéo-chrétienne face à « la barbarie ». De facto, s’il existe aujourd’hui une amitié judéo-chrétienne dans certains pays européens, la réalité historique est que la civilisation chrétienne s’est construite en opposition radicale au judaïsme et qu’elle a persécuté les Juifs durant des siècles. Israël s’est également construit comme un État-refuge contre l’antisémitisme européen, car l’Europe est aussi ce territoire où la persécution des Juifs a été poussée à un paroxysme qui les a obligés à fonder leur protection hors d’Europe.

Au plan politique, comme l’écrivait Albert Memmi : « Les Juifs arabes sont arabes, comme les Juifs européens sont européens. Les Juifs en diaspora sont aliénés. Leur judéité, leur judaïsme, est aliéné à un environnement qui leur est tout à la fois hostile et auquel ils sont néanmoins profondément aculturés. Les Juifs y sont ainsi à la fois profondément intégrés, et irrémédiablement étrangers. Ils sont profondément imprégnés de la culture dans laquelle ils évoluent, mais sont statutairement et idéologiquement ségrégués. »

Au plan politique encore, le sujet des relations complexes qu’entretiennent Israël et l’Europe depuis la Déclaration Balfour, puis Israël et l’Union européenne, constitue en revanche une réalité concrète.

Pourquoi, alors, Israël ne serait-il qu’un « bout d’Europe » qui ne « sait faire que de l’Europe » ? Malgré les persécutions et les crimes, le judaïsme s’est inscrit dans l’histoire de l’Europe dans une relation féconde où les valeurs que partagent les religions monothéistes (pensons notamment aux Commandements) ont façonné des sociétés attachées à l’humanisme. Cette histoire riche et tourmentée ne doit cependant pas être confondue avec le discours qui consiste à faire d’Israël l’alpha et l’oméga d’un combat civilisationnel et millénariste.

Cette thèse du guerrier juif fabrication et épée de l’Europe s’appuie aussi et notamment sur la question aussi subtile que délirante des Khazars.

Lâchez-nous avec les Khazars !

Dans le but de prouver que les Juifs sont par essence un produit de l’Europe, un certain nombre d’idéologues ont bâti la thèse suivante : ils sont caucasiens.

Dans la nomenclature racialiste de l’extrême droite, les Caucasiens sont plus blancs que blancs : ils sont l’archétype de l’homo europaeus.

Il se trouve que, dans le Caucase, entre le VIe et le XIIIe siècle, vécut un peuple turcophone, les Khazars, dont le royaume semble avoir duré environ deux cents ans avant de disparaître subitement. Leur existence est attestée par des textes anciens rédigés dans une multitude de langues (grec, perse, arabe, chinois, hébreux, syriaque, arménien, géorgien et turc), ce qui rend l’origine même de leur nom très mystérieuse, les traductions renvoyant, selon les langues, à des sens différents.

Ce que l’on sait en revanche, à l’heure actuelle, principalement grâce au géographe et historien arabe du Xe siècle Muruj al-Dhahab, c’est que coexistaient dans le royaume khazar musulmans, chrétiens, juifs et païens, et que le souverain de son époque s’était converti, ainsi que sa suite et ses proches, au judaïsme. Ce choix aurait été dicté par la volonté de se défendre de l’influence des puissants empires voisins musulman et chrétien. Une histoire floue qui favorise de nombreuses controverses bien plus politiques qu’anthropologiques.

Celles-ci portent précisément sur la conversion de la famille royale et des notables khazars au judaïsme, conversion qui fait elle-même l’objet de mises en cause. En effet, il semble que le roi Bulan aurait accueilli sur ses terres des Juifs grecs persécutés par le gouverneur romain de l’époque, qui les obligeait à se convertir à la religion de l’empire : le catholicisme. Autrement dit, en Khazarie vivaient des Juifs exilés, nés juifs.

Une chose est sûre : une thèse a cours depuis le XIXe siècle, selon laquelle les Khazars seraient les ancêtres des Juifs ashkénazes (les Juifs d’Europe centrale et de l’Est), c’est-à-dire que ces Juifs seraient des convertis au judaïsme, sans existence antérieure. Les Juifs d’Europe, censés, donc, constituer le peuple israélien, n’auraient d’autre origine que caucasienne, et n’existeraient que par la grâce d’une royale conversion. Autrement dit, les Israéliens seraient des Européens comme les autres, des étrangers, des envahisseurs, au Moyen-Orient.

Depuis la fin du XXe siècle, cette thèse s’est propagée dans des milieux politiques que tout semble pourtant opposer, notamment par le truchement de l’historien israélien antisioniste Shlomo Sand, garant du narratif de nombreux antisémites et négationnistes contemporains. Du polémiste national-socialiste multicondamné notamment pour antisémitisme et négation de la Shoah Alain Soral à l’eurodéputée LFI Rima Hassan qui retweete le propos ci-dessous, le but est le même : délégitimer la présence juive en Israël.

* Viktor Peremoh est le pseudonyme de deux journalistes francophones qui nous ont demandé de rester anonymes.

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