Témoignage de la haine banalisée*
Par Frédérik Detue
L’INRER, qui publie surtout des analyses, a décidé de faire paraître ce témoignage. Ce qu’il raconte a valeur de symptôme : il est à ce titre un outil d’analyse des dynamiques présentes. Frédérik Detue était présent lorsqu’un homme blanc d’une trentaine d’années, au profil de skinhead, a agressé physiquement un enfant noir dans un bus, le mardi 29 mars 2022, près de Nice. Dans le témoignage qu’il nous livre, il alerte sur le caractère intolérable de cet acte de pure haine raciste et s’interroge sur l’image que celui-ci renvoie de notre société, à la veille de l’élection présidentielle.
Les faits se déroulent ce mardi 29 mars, vers 19h30, dans un bus qui relie l’est de Nice au port de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Universitaire, je rentre chez moi après une journée bien remplie passée sur le campus où j’enseigne. Je suis au téléphone avec mon petit frère qui, victime d’un grave accident de voiture en septembre dernier, doit subir une opération délicate imminente. Tout bascule soudain vers la fin de la traversée de Villefranche lorsque j’entends un choc violent derrière moi, le son mat d’une tête qui heurte une vitre, puis une exclamation de stupeur. Me retournant instantanément, je me retrouve confronté au spectacle sinistre d’un enfant noir recroquevillé sur son siège, effaré, face à un homme blanc au crâne rasé qui, penché vers lui, le fixe du regard dans une attitude menaçante. Je me lève aussitôt et leur fais face ostensiblement en criant bien fort pour calmer le jeu. À l’autre bout du fil, mon frère m’entend demander impérieusement à l’homme pourquoi il a frappé l’enfant. Après un moment d’hésitation (quelques secondes qui m’ont paru interminables), l’homme se redresse puis gagne les portes de sortie au centre du bus. De sa place, l’enfant l’interpelle. Il cherche à comprendre, on entend toute sa détresse. L’autre se tourne vers lui avec un rictus de haine, et je l’entends distinctement marmonner le mot d’origine arabe « miskine » à son adresse. Je lui lance deux fois qu’il est « un sale raciste » – et la deuxième fois, dépité de le voir descendre du bus, j’ajoute une insulte. Je hurle encore derrière la vitre qu’il aura affaire à la police. C’est le seul moment où il me jette un regard.
La scène qui suit fait peine à voir. Le chauffeur de bus a laissé l’homme sortir comme si rien ne se passait. Auprès des quatre ou cinq passagères regroupées à l’avant du bus, l’enfant doit justifier que, quand même, le coup de poing qu’il a reçu en pleine figure, « ça fait mal ». À l’arrêt suivant, je coupe court aux questions rhétoriques du chauffeur qui veut lui faire dire qu’il va bien : je proteste que l’enfant, dont les larmes coulent toutes seules, est en état de choc. Le malaise de l’indifférence est si palpable que je tâche de faire sentir à celui-ci par des mots, par des gestes, que je suis de son côté. Surtout, je sors avec lui à cet arrêt pour l’accompagner jusqu’à l’endroit où il doit se rendre maintenant. Il a un grand besoin de sécurité, il me dit qu’il n’osera plus prendre ce bus. C’est pour ça que je reste auprès de lui, que je lui propose d’échanger nos numéros – et puis aussi parce que je me méfie des réactions des autres adultes. Je veux être son garant : lui éviter d’être de nouveau confronté au déni. Heureusement, les trois personnes que je rencontre – dont son père – réagissent bien. En particulier, celui-ci parle sur-le-champ de porter plainte le lendemain matin. Après avoir recommandé à l’enfant de ne se sentir coupable de rien du tout, je pars un peu rassuré.
Une fois seul, je cède à l’émotion. Je suis moi-même choqué, je pleure de rage. Ce à quoi j’ai assisté est une violence intolérable, de celles qui me ravagent. Je me sens désemparé.
Je suis bouleversé pour cet enfant qui m’a dit de façon naïve : « Je ne suis même pas noir, je suis métis. » Je mesure la gravité de la prise de conscience que représente pour lui l’agression dont il vient d’être victime. Le puits sans fond du « pourquoi ». J’ai en tête la profonde stupeur de Primo Levi, lorsque les Juives et les Juifs de son convoi et lui-même ont reçu les premiers coups, avant leur départ en déportation : « comment pouvait-on frapper un homme sans colère ? » Cette pure haine raciste qui n’a pas besoin de se soutenir d’un quelconque motif de colère, c’est ce dont j’ai été témoin. L’enfant a demandé à son agresseur ce qu’il avait fait qui pouvait justifier une telle violence. Il va devoir à présent continuer de grandir et de construire son identité en sachant qu’il peut être violenté non pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est. C’est épouvantable.
Il ne peut même pas se raccrocher à l’idée d’une bêtise et d’une cruauté qui seraient propres aux enfants de son âge. Son père m’a demandé l’âge de l’agresseur. À ma réponse (« Une trentaine d’années »), sa réaction n’a été qu’incompréhension : « Mais il a 12 ans, N. » Qu’on imagine alors le vertige d’une telle incompréhension du point de vue de l’enfant. C’est une véritable perte de confiance dans le monde qu’il est en train de vivre. De fait, qu’est-ce donc que ce monde où un adulte peut vouloir briser un enfant gratuitement ?
Mais ce n’est pas tout. Certes, ce qui dicte toute mon attitude, qui a sans doute fait du bien à l’enfant, vise précisément à réparer autant que possible cette perte de confiance. Cependant, ce qui me bouleverse encore, c’est de façon générale le sentiment d’une faiblesse de ma position. D’abord parce que ma réaction sur le moment a été l’exception – et apparemment même pas attendue par l’agresseur lui-même. Je ne peux m’empêcher de m’angoisser à l’idée de ce qui aurait pu se passer si je n’avais pas été là. Le sentiment de souveraine impunité de l’agresseur m’exaspère d’autant plus que les faits lui donnent presque raison. Au demeurant, moi-même n’ai pas été capable de le neutraliser de sorte qu’il soit appréhendé par la police.
J’ai tâché ici de restituer le plus exactement possible les faits et la manière dont je les ai vécus sur le moment. À ce stade, cependant, j’ai commis une erreur d’interprétation. Je me suis en effet laissé abuser par le sang-froid de l’agresseur. Son calme apparent m’a laissé penser qu’il sortait tout naturellement à son arrêt sur ce trajet. Je me suis imaginé qu’il avait calculé le moment de son agression en fonction de cet arrêt. Étonnamment, il ne m’est pas venu à l’esprit une seconde qu’il battait en retraite en rejoignant la sortie. Or cela a induit une autre erreur : je n’ai pas non plus songé à appeler la police immédiatement.
Je comprends mon erreur le lendemain. Le soir de l’agression, j’ai ressenti le besoin de partager mon désarroi sur un réseau social. Au fil des échanges qui s’en sont suivis, j’ai reçu de précieux conseils. En contact avec la famille de l’enfant par ailleurs, j’ai eu confirmation du dépôt de plainte ce mercredi matin. C’est ainsi que, dans l’après-midi, je me présente spontanément dans le même commissariat pour être auditionné en tant que témoin. Or ce que je découvre, en étant convié par l’officier de police à visionner des images de vidéosurveillance et en écoutant ses commentaires, me stupéfait. L’agresseur, que je reconnais formellement sur ces images, se comporte en homme traqué. Pour ne pas attirer l’attention, il marche en évitant autant que possible de suivre l’axe routier principal. Il regagne Nice, à contresens du trajet qu’il vient d’effectuer en bus et de la direction qu’il a fait mine de prendre lorsqu’il est sorti. Il aurait la possibilité de prendre trois bus dans l’heure et demie que dure cette marche, remarque l’officier. Mais donc c’est un homme qui, par crainte d’être arrêté, ne veut pas courir le risque de se faire repérer.
Il ne faut surtout pas surestimer le rôle de mon intervention. Tout dans l’attitude de cet homme permet d’identifier un militant de la mouvance identitaire en mission, sans doute formé au combat. La lâcheté qui consiste à prendre pour cible un enfant est le signe d’un endoctrinement criminel, pas celui d’un quelconque déséquilibre mental (je suis en désaccord avec l’officier sur ce point). Le plus probable est qu’il a saisi ce qu’il a reconnu comme une opportunité de passer à l’action : une proie facile, à l’arrière d’un bus presque désert où, en dehors du chauffeur, le seul homme présent lui tourne le dos et est occupé au téléphone. Il a attendu que le bus soit un peu à l’écart de la ville, il a été déterminé, il a contrôlé ses émotions. Après son agression, il aurait de toute façon adopté le mode opérationnel observé dans les vidéos. Peut-être mon intervention a-t-elle interrompu son action violente, mais il n’est pas non plus certain qu’il ait voulu aller plus loin que le coup qu’il a porté au visage de l’enfant. Étant donné son profond mépris de l’humanité et de ses droits, eu égard aussi à son comportement militaire, on peut concevoir que l’homme soit susceptible de tuer. Mais, dans ce cas précis, son but était autre. Il voulait que cet enfant grandisse dans la terreur, en sachant qui est le maître.
Quant à cette histoire particulière en elle-même, l’espoir est permis malgré tout. En dépit de ses traumatismes physique et psychologique attestés, l’enfant montre une belle résilience, grâce notamment au soutien exemplaire de ses deux parents. Par ailleurs, l’enquête policière a progressé de manière spectaculaire en moins de 24 heures. Comme il est difficile enfin d’imaginer qu’un tel agresseur au profil de skinhead ne soit pas déjà connu des services de police (pour des faits de violence antérieurs et/ou son appartenance à une organisation d’extrême-droite locale), une issue judiciaire est possible.
Cependant, cette histoire est aussi à l’image de notre société, et c’est ce qu’il y a de plus inquiétant. D’un côté, mon civisme, qui devrait être la norme, surprend. De l’autre, l’acte abject de l’agresseur, qui devrait être l’exception, se banalise. Or peut-il en être autrement alors que l’extrême droite est aux portes du pouvoir ? que, comme en témoignent ses campagnes successives contre l’« islamogauchisme » et le « wokisme », le pouvoir actuel combat moins le racisme que l’antiracisme ? que les discours racistes dénonçant un prétendu « grand remplacement » ne cessent de gagner en légitimité ? que le terrorisme d’extrême droite, dont les exemples se multiplient, n’est jamais nommé comme tel ?… À la veille de l’élection présidentielle, la blessure de l’offense infligée à cet enfant incite à la réflexion sur le projet de société que nous voulons défendre.
*J’adresse mes remerciements chaleureux à David Nakache, qui m’a encouragé à rédiger ce témoignage, et à la famille de la victime, qui a soutenu sa publication. Je suis également très reconnaissant à Stéphane François, à Isabelle Kersimon et à Roman et Nathalie Detue de leur relecture et de leurs suggestions.
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[…] Le 20 avril dernier, Frédérik Detue, un enseignant à l’université Nice Côte d’Azur, avait témoigné de cette agression auprès de BFM Nice Côte d’Azur mais également dans une tribune publiée sur le site de l’Institut de recherches et d’études sur la radicalité. […]