Par Laurence Bindner, co-fondatrice de JOS Project*
Les narratifs des groupes djihadistes al-Qaïda et Daech se nourrissent des mouvements de protestation contre les violences policières et le racisme aux États-Unis.
Alors que la pandémie de COVID-19 s’internationalisait, les groupes djihadistes avaient tenté d’exploiter la crise sanitaire en interprétant l’origine du virus, sa propagation et ses conséquences au prisme de leurs objectifs et de leurs stratégies, prodiguant recommandations et conseils. Le décès par asphyxie de l’Afro-américain George Floyd lors de son interpellation par des policiers blancs à Minneapolis a suscité d’importantes manifestations aux États-Unis. Il également nourri la narration de groupes djihadistes comme l’État islamique (EI) et al-Qaïda, chacun creusant son sillon narratif autour de ce mouvement de protestation contre les violences policières et le racisme.
Les groupes djihadistes lient, d’une manière ou d’une autre, cet événement à la pandémie, insistant sur la crise économique et politique actuelle comme terreau idéal pour l’exacerbation des tensions. Ils argumentent également sur l’échec des gouvernements à gérer la crise sanitaire ou la défiance croissante des populations vis-à-vis des autorités. Dans le numéro 237 de son hebdomadaire an-Naba du 4 juin 2020, l’EI titre ironiquement sur un « chaos américain » qui ferait suite à un « virus chinois ». Le groupe établit en réalité un parallèle entre la propagation à l’échelle planétaire du virus et celle du chaos des mouvements de protestation, qui selon lui ne restera pas circonscrit aux États-Unis. Daech tente de montrer qu’une crise systémique est en cours d’accélération, d’intensification, et insiste sur l’incertitude inédite de la période actuelle. Il désigne la religiosité comme point de repère stable et unique salut. Le groupe formule enfin l’espoir que l’impact économique et politique des crises nationales détournera les États hostiles de la lutte « contre les pays musulmans ».
Dans la continuité de sa lecture de la crise du coronavirus, l’EI place le mouvement de protestation actuel dans une trajectoire apocalyptique. Il porte un regard extérieur et distancié sur un embrasement qu’il espère planétaire, condamne indifféremment les protagonistes et rejette en bloc « la condescendance et l’agression des infidèles les uns envers les autres ». Au sein de la mouvance pro-EI, des publications de médias affiliés ou de sympathisant interprètent également les troubles sociaux comme la continuité d’un dessein divin ou d’une vengeance, comme une étape, suite au coronavirus, vers un chaos généralisé qui étayerait la fragilité des systèmes démocratiques. D’autres, enfin, y décèlent une revanche de l’histoire, considérant que l’Amérique a avivé tensions locales et conflits politico-religieux (la « fitna ») lors de ses interventions militaires dans les pays musulmans, et qu’elle subit désormais sur son territoire le même type de schisme, dans une sorte d’effet boomerang.
Al-Qaïda exprime également l’espérance d’une crise systémique. Mais contrairement à la posture distanciée de l’EI, al-Qaïda tente de capitaliser sur les fractures raciales en s’immisçant dans les débats de manière partisane et en soulignant les discriminations subies par les populations noires aux États-Unis. Malcolm X est mis en avant dans le magazine One Ummah (deuxième numéro anglophone, sorti le 8 juin 2020), comme figure emblématique de la lutte intransigeante contre ces discriminations. Malcolm X est régulièrement référencé dans la propagande du groupe qui a tenté à plusieurs reprises de tirer parti de la fracture raciale de la société américaine pour en exacerber les dissensions et saper la cohésion nationale.
À titre d’exemple, en septembre 2016, dans une vidéo intitulée « Ceux qui refusent l’injustice », Aymen az-Zawahiri, leader d’al-Qaïda, mentionnait comme ligne directrice le soutien du groupe aux révoltes des peuples opprimés et soulignait l’impossible intégration des minorités noires par la Loi et la Constitution, avant de diffuser l’extrait d’un discours de Malcom X rejetant le combat pacifique. Similairement, dans le quatorzième numéro du magazine d’AQPA Inspire (2015), un article intitulé « Les Noirs en Amérique » met en exergue les injustices subies par ces populations. L’élection de Barack Obama, qualifié par Zawahiri d’« esclave de maison », fut également l’occasion pour le groupe de désigner comme traîtres les Afro-américains, a fortiori musulmans, qui ne rejettent pas le système de manière radicale.
Al-Qaïda adopte ici une posture active dont l’objectif est à la fois idéologique, stratégique et tactique. Au niveau idéologique, la position du groupe permet d’opposer deux visions du monde : celle, utopique, d’un islam égalitariste, d’une communauté des croyants universaliste et d’une charia rejetant toute ségrégation, à celle de régimes ennemis accusés d’être inégalitaires et discriminatoires. La tentative d’exacerber les tensions sociétales vise à affaiblir l’ennemi depuis l’intérieur, exploitant ses propres dissensions, en complément des actions violentes menées contre lui (attentats sur son territoire ou contre ses intérêts à l’étranger).
Enfin, à un niveau plus tactique, le groupe tente avec cette prise de position de gagner une forme de crédit, soutien de la part de populations porteuses de griefs envers l’État, voire de recruter pour sa cause au sein des minorités noires, qu’elles soient ou non musulmanes. S’appuyant sur la rhétorique de la légitime défense pour justifier une action offensive, l’article d’Inspire incitait ainsi clairement les Afro-américains non seulement à déclencher des troubles violents mais également à commettre des attaques (ciblant notamment des personnalités politiques désignées par le groupe comme racistes). Cette incitation, récurrente avait notamment été identifiée dans des documents récupérés par le renseignement américain, attestant que Ben Laden souhaitait recruter des Afro-américains dans ses rangs afin d’engendrer un emballement de la polarisation raciale.
Alors qu’une période de récession et de tensions sociales est engagée depuis plusieurs mois, les groupes et acteurs extrémistes nous rappellent la nécessité d’être plus que jamais en alerte, vigilants et résilients face à nos propres dissensions : fracturer nos sociétés constitue pour eux un objectif à part entière qui entraînerait affaiblissement de la cohésion nationale, concessions par rapport à nos valeurs et remise en cause du modèle de la démocratie libérale, modèle que ces entités cherchent à détruire.
Cet article a été d’abord publié le 30 juin 2020 sur le site Ultima Ratio, sous le titre : « Groupes djihadistes et mouvement de protestation aux États-Unis : réactions et tentatives d’instrumentalisation ».
* Jos Project est une organisation étudiant l’activité djihadiste en ligne.
2 Responses
[…] lire sur le site de (INRER) : Laurence Bindner, « Groupes djihadistes et tensions sociales« , INRER, 27 juillet 2020. Chapô : « Les narratifs des groupes djihadistes al-Qaïda et Daech […]
[…] Afin de cibler des audiences variées, l'EI et ses sympathisants ont mis en place des formats d'une grande diversité (enregistrements, vidéos, nasheeds, posters, infographies, communiqués, magazines, lettres hebdomadaires). L'EI exploite une iconographie et une rhétorique variées mobilisant les facteurs attractifs et répulsifs pour attirer vers le djihad et fustiger l'Occident ou les régimes arabes qu'il combat. Al-Qaida reste pour sa part sur des formats de vidéos plus statiques, discursives, cérébrales, comportant peu d'effets chorégraphiques, à quelques exceptions près. L'émotionnel y est moins sollicité. Son approche reste davantage politique, avec des tentatives régulières de rallier, même en Occident, la sympathie de certaines minorités. […]