Les pogroms perpétrés par le Hamas en Israël et les appels à l’extermination des Juifs du monde ne peuvent devenir l’enjeu de narratifs politiques qui les nient, encore moins en prétendant soutenir les Palestiniens.
Par Isabelle Kersimon et Jean-Yves Pranchère
Tout comme l’invasion de l’Ukraine par le régime fasciste de Poutine, les massacres d’une barbarie inouïe commis par le Hamas le 7 octobre sur des civils (en ciblant, il faut le noter, des kibboutzim historiques, situés sur des terres non contestées, connus pour être de gauche et opposés à la politique de Benjamin Netanyahou, où vivaient des Israéliennes et Israéliens porteurs de paix en lien avec des Palestiniens amis) constituent une véritable rupture politique et éthique en France.
C’est pourquoi les mots nous ont d’abord tant manqué. C’est pourquoi il est encore si difficile de sortir de cette douloureuse sidération, même si des voix essentielles — comme celles de Raphaël Glucksmann, la revue Tenou’a, Georges Salines, Élie Barnavi, Charles Enderlin, Eva Illouz, Ivan Segré — ont su trouver les mots justes et conserver, dans l’horreur et l’épreuve de l’événement, le visage de l’humanisme.
Au risque de la maladresse et de l’insuffisance, dans ce déchirement de l’âme qu’ont provoqué ces actes atroces, nous avons cependant le devoir de parler, ne serait-ce que pour assurer nos compatriotes juives et juifs de toute notre solidarité face à l’effrayante libération de la parole antisémite qui forme aujourd’hui, comme en 2006, en 2009, en 2012, en 2014… sur les réseaux sociaux et dans l’espace public, une vague répugnante immense. Nous ne pouvons pas rester sourds à ces témoignages qui disent la solitude des Français juifs, et qui disent aussi l’ostracisation des Juifs de gauche.
Les pogroms perpétrés par le Hamas ont été conçus comme le signal d’un pogrom antijuif mondial. Restent dans nos mémoires récentes la centaine d’hommes qui ont envahi l’aéroport de Makhatchkala au Daghestan et se sont rués sur le tarmac pour identifier des Juifs descendant d’un avion en provenance de Tel Aviv, avec la volonté énoncée de les tuer.
Nous ne sommes pas juive et juif. L’antisémitisme nous est existentiellement insupportable. Nous savons que le crime ultime commis contre l’humanité, la Shoah, a engagé à jamais la responsabilité de l’Europe et des pays qui la composent, dont la France. Et nous sommes français. Nous savons que l’existence d’Israël est la seule garantie de la sécurité des Juifs partout dans le monde, leur seul refuge, le seul endroit sur terre où nul n’est censé renouveler les tentatives d’extermination qui les ont décimés par millions. Nous voulons que soient entendues les voix qui, telles celles de Tahar Ben Jelloun et Abdennour Bidar, n’ont pas entaché de sinistres contorsions politiques et de « oui mais » leur condamnation totale du Hamas et leur solidarité non moins totale avec les Juifs du monde entier.
Nous ne pouvons pas accepter que, en France, être juif puisse signifier, en de nombreux endroits, se préoccuper chaque jour des moyens de cacher tout signe indiquant la judéité, parce que ces signes exposent à être agressé dans la rue et surtout, si on est enfant, à l’école. Selon les enquêtes, 18% des enfants juifs scolarisés ont déjà subi une agression physique antisémite, 32% une agression antisémite verbale. Ceux qui, comme le philosophe Norman Ajari, minimisent ces faits ou jugent insignifiants les crimes antisémites des dernières décennies, au motif qu’en moyenne les Juifs vivent vieux, montrent que leur prétendu « décolonialisme » est traversé par un antisémitisme qui lui donne sa vraie signification politique. Le soutien donné l’an dernier à Poutine par des penseurs décoloniaux comme Dussel, Grosfoguel et Mignolo avait déjà montré une véritable perversion : le décolonialisme au service d’un régime fasciste, celui de Poutine, faisant peser sa terreur sur un pays qui ne s’est jamais décolonisé et reste un empire colonial, et mène une guerre impérialiste en affichant des intentions génocidaires ! En France, la mouvance qui gravite autour des Indigènes de la République, et qui bénéficie du soutien du NPA et de la complaisance de la France Insoumise, a montré son vrai visage en soutenant Poutine et en acclamant les massacres du Hamas : elle a montré le visage, non de l’antiracisme, mais du fascisme. Reconnaissons cependant à cette mouvance une forme de lucidité : par ses engagements, elle assume que Poutine, l’Iran, le Hamas et la dictature sanglante de Bachar el-Assad (qui a fait un demi-million de morts et poussé à l’exil des millions de Syriens) forment un seul et même camp qui mène une guerre commune, à l’échelle mondiale, contre la démocratie et pour les régimes de terreur.
Dire cela n’est pas excuser les politiques irresponsables et criminelles de la droite et de l’extrême-droite israélienne. Nous n’oublions pas que le désastre actuel n’a pas seulement été déterminé par l’idéologie génocidaire du Hamas — dont il suffisait de lire la Charte, où il est dit que la Révolution française a été le résultat d’un complot juif, pour savoir où son idéologie théocratique se situe —, mais aussi par le choix délibéré de la droite israélienne d’empêcher toute solution garantissant leurs droits aux Palestiniens pour pouvoir continuer en Cisjordanie une colonisation injustifiable, dont le seul effet est de corrompre la démocratie israélienne et de l’entraîner dans une pente autoritaire. Nous n’oublions pas l’assassinat de Rabin et la façon dont le Likoud a finalement donné raison à cet assassinat en intégrant dans le gouvernement actuel des ministres qui ont approuvé l’assassin. Charles Enderlin et d’autres ont justement rappelé comment cette politique a conduit le Likoud à favoriser le Hamas : stratégie suicidaire dont on voit aujourd’hui les conséquences.
Mais nous n’avons pas ici à entrer dans un rappel de l’histoire, ni à proposer des solutions politiques qui devront être trouvées par les acteurs, ni à discuter de la stratégie militaire. D’autres le font mieux que nous, et nous estimons que ce que nous pouvons faire de mieux est de donner plus bas des liens vers des articles et des tribunes où nous voyons les interventions les plus justes dans le moment présent.
Delphine Horvilleur s’est dite « terrassée par certains silences ». Il ne s’agit pas d’accabler celles et ceux qui, dans l’effroi et le deuil, dans l’horreur devant les massacres du Hamas et la douleur devant la souffrance des civils palestiniens de Gaza, dans l’indignation devant les exactions des colons en Cisjordanie, ne trouvent pas les mots et se taisent par impuissance et désespoir. Mais il est d’autres silences : les silences de ceux qui parlent, qui interviennent dans le débat public, et qui le font en piétinant les souffrances, parce qu’au lieu de prendre garde aux faits ils préfèrent prendre la pose et refouler les événements du 7 octobre pour peindre Israël en Grand Satan. Ces silences-là, en effet, sont terrassants.
Il est inutile de commenter les propos de ceux qui, à droite, saisissent l’occasion pour déshumaniser les Palestiniens ou proposer une guerre de civilisation contre l’islam. On a vu ainsi une chroniqueuse coutumière d’infox, de jugements péremptoires et de propos douteux, aux commandes avec Michel Onfray de la revue pro-Poutine Front Populaire, expliquer que les enfants qui meurent sous les bombes à Gaza meurent « sans avoir le sentiment que l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre » — comme si un enfant ne pouvait pas attendre de ne pas être tué ; comme si un enfant qui voit sa mère mourir dans l’explosion de sa maison, avant d’agoniser lui-même dans les souffrances de ses blessures (Céline Pina, dont il s’agit ici, semble ignorer que des explosions de bombes ne sont pas des rayons magiques qui tuent instantanément et sans douleur), mourait avec le sentiment de ne pas avoir été trahi par les représentants de l’humanité et modèles de son désormais disparu avenir.
Il est tout aussi inutile de s’attarder sur ceux, à gauche, qui refusent de condamner les actes du Hamas ou qui manifestent en brandissant des affichettes où on lit « Keep the World Clean » à côté de l’image d’un personnage jetant une étoile de David à la poubelle — une affichette qui exhibe l’identité entre la volonté de détruire Israël et un antisémitisme qui tient l’idée même d’une sécurité politique des Juifs pour une « souillure » à traiter comme une ordure, ce qui revient à vouloir traiter les Juifs de la même façon. On est ici dans les bas-fonds les plus fangeux de l’abjection. Cette abjection qui s’épand sur le site OrientXXI se redouble parfois du grotesque quand elle est reprise, comme c’est le cas dans la petite secte qui s’est donné par antiphrase le nom de « Lignes de crêtes », par des gens qui ont fait pendant des années de la lutte contre l’antisémitisme leur slogan publicitaire, et qui aujourd’hui affirment leur soutien aux Indigènes de la République, lesquels saluent la barbarie antisémite du 7 octobre comme une « victoire » et une « libération ».
Laissons ces obscénités à leur déshonneur. Nous souhaitons nous adresser à ceux qui sont sincères, qui ne méprisent aucune souffrance, et qui interviennent dans le débat public en contractant ainsi une obligation de ne pas se taire. Il est nécessaire de rappeler qu’Israël doit respecter le droit international et le droit humanitaire. Mais il est impossible de le faire sans prendre position sur la nature du Hamas, qui a clairement affiché son but — faire disparaître les Juifs et installer un État où l’athéisme, l’homosexualité, le christianisme seront interdits — et sans reconnaître qu’on doit exiger la punition des crimes imprescriptibles du Hamas, un mouvement qui, même si son idéologie n’est ni celle de Daech ni celle du nazisme, relève de la même catégorie politique, celle d’un totalitarisme dont l’antisémitisme est exterminateur.
Le slogan « Free Palestine » qui fleurit dans les manifestations prend aujourd’hui plus encore qu’hier un sens sinistre : qui va libérer la Palestine ? le Hamas qui fait régner la terreur et la misère quotidienne à Gaza ? le Hamas qui a voulu lui-même que Gaza soit une prison (il faudrait être insensé pour en laisser sortir les tueurs du Hamas, ce pourquoi l’Égypte a fermé sa frontière) pour mieux y imposer sa loi ? « Free Palestine », aujourd’hui, signifie : destruction d’Israël, ou entretient au moins une ambiguïté délibérée entre la demande (légitime) de la fin de la colonisation et celle de l’effacement d’Israël.
Car enfin, de qui faut-il d’abord libérer Gaza ? Du Hamas.
Comme l’a justement souligné Joseph Hirsch, que disent les accusations de génocide lancées à la va-vite contre Israël, au mépris du sens du mot aussi bien que des données empiriques, sinon un « besoin extrêmement puissant, celui de rendre les Israéliens coupables du plus grand des crimes, afin de justifier une volonté d’éradication totale d’Israël – projet lui-même d’essence génocidaire » ? Joseph Hirsch note encore, à très juste titre, que « l’embrasement immédiat déclenché par la fake-news au sujet de l’explosion de l’hôpital Al-Ahli » a été une « fureur libératrice, à la hauteur de la frustration de certains d’avoir été contraints de mettre leur haine d’Israël en sourdine en raison de l’atrocité des crimes du Hamas ». Il est difficile ici de ne pas penser que le besoin de nazifier Israël par l’accusation de génocide est le symptôme, sinon d’un antisémitisme latent, du moins d’un besoin de se défaire de la mémoire de la Shoah, d’en effacer le souvenir, afin de se sentir enfin libéré du poids de la dette et de la responsabilité — comme si dans ce soulagement s’exerçait une vengeance contre celles et ceux à qui on pardonne mal qu’ils soient à l’origine de cette dette, comme s’ils étaient coupables d’avoir été massacrés.
Il faut ici juger la situation à partir d’une analyse instruite de l’histoire réelle — une histoire qui inclut l’expulsion des Juifs par les pays arabes à la fin des années 1940, ou encore le fait que les injustices commises par Israël, que ce soit en 1948 ou en 1967, n’ont pas été des initiatives israéliennes mais des réponses à l’agression des pays arabes qui voulaient rayer Israël de la carte, ou encore le fait qu’aucun pays au monde n’ouvrirait ses frontières à des attentats-suicides, ou encore le fait que non seulement le massacre par le Hezbollah des réfugiés palestiniens de Yarmouk, mais les 500 000 morts de Syrie et les millions de réfugiés syriens (pour rester dans la même région et ne pas parler de l’Éthiopie, du Soudan, du Yémen ou du génocide des Ouïghours) ont généralement laissé indifférents ceux qui qualifient de « génocide » une action militaire dont la violence, pour le moment, reste très en-dessous des violences commises dans les guerres menées par les pays qui condamnent le plus hautement Israël. Il est certain qu’il existe en Israël, du côté de l’extrême-droite religieuse présente au gouvernement, une volonté de « nettoyage ethnique » et d’expulsion des Palestiniens hors du territoire du « Grand Israël ». Cette volonté doit être combattue et défaite. Mais, pour le moment, rien ne permet de dire que cette volonté est celle qui guide Tsahal. On oublie trop vite que le gouvernement Netanyahou, par son incapacité à prévenir le 7 octobre, s’est discrédité.
Le droit humanitaire doit être respecté, et les droits des Palestiniens doivent être respectés. Mais il serait anormal que la défense de ces droits consiste à ne plus s’intéresser aux faits et à reprendre de manière acritique la rhétorique et les fausses informations du Hamas. Michel Goya a dit à ce sujet l’essentiel. On peut craindre qu’Israël, à Gaza, tombe dans le piège tendu par le Hamas, et la critique de la stratégie israélienne est légitime — Michel Goya la pratique —, mais elle ne peut pas consister à dire qu’Israël ne doit rien faire, qu’il faut abandonner les otages, et que le Hamas peut subsister. Les défenseurs de la cause palestinienne doivent se rendre compte que leur cause est en passe d’être détruite par le Hamas, et que toute compromission avec le Hamas revient de leur part à donner raison à l’extrême-droite israélienne qui pense qu’aucune solution n’est possible. Affirmer la nécessité d’un cessez-le-feu pour des raisons humanitaires, dire que les bombardements de civils ne vont que produire de nouveaux terroristes, proposer d’autres stratégies que celles suivies par Israël est légitime ; mais il est irresponsable de demander le cessez-le-feu si c’est pour renoncer à la libération des otages et laisser le Hamas maître du jeu. Quant aux discours qui attisent la haine des Juifs sous la haine d’Israël, pour mieux refouler le traumatisme du 7 octobre, irresponsabilité est un terme bien trop doux. Notre colère est telle que nous n’en dirons pas plus.
Sans nous accorder nécessairement avec chacune de leurs phrases, nous jugeons indispensable la lecture des textes suivants :
Vincent Lemire : « Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, nous sommes entrés dans une période obscure qu’il est encore impossible de nommer »
Eva Illouz : « Je crois qu’après les attaques terroristes, pour la société israélienne, le Hamas est devenu le nazi »
Raphaël Glucksmann : « Il ne saurait y avoir de paix avec des terroristes mais nul ne pourra les vaincre sans perspective de paix et de liberté pour les Palestiniens »
Michael Walzer : « Antisionisme et antisémitisme », Revue Esprit.
Michael Walzer : « La justice exige la défaite du Hamas, pas la vengeance contre les Palestiniens »
Seyla Benhabib : « An Open Letter To My Friends Who Signed “Philosophy for Palestine” »
Tenou’a : « Écoute, Israël ! »
Élie Barnavi : « L’attaque du Hamas résulte de la conjonction d’une organisation islamiste fanatique et d’une politique israélienne imbécile »
« Netanyahou a explicitement renforcé le Hamas », une conversation avec Nitzan Horowitz
« Comment la droite nationaliste israélienne a fait le jeu du Hamas », l’éclairage de Charles Enderlin
« Je n’ai pas confiance en Netanyahou pour cette guerre », une conversation avec le général Yaïr Golan
Michel Goya : « Gaza : combien de morts ? »
Tenou’a : L’appel des intellectuels israéliens à la gauche mondiale
« Guerre Israël-Hamas : Le terme de “résistance” aurait-il le pouvoir d’absoudre les crimes que l’on commet en son nom ? », interroge le philosophe Jacob Rogozinski
Juives et Juifs révolutionnaires : « Combien de fois faudra-t-il répéter que Houria Bouteldja n’est pas une camarade ? »
Ivan Segré : « L’avenir d’Israël repose sur une alliance avec les forces progressistes arabes »
Tenou’a : « Je ne reconnais plus personne »
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