Par INRER
Du mercredi 22 au samedi 25 juin, une fresque géante, signée Lekto, a trôné sur une façade d’immeuble bordant le parking des Italiens, mitoyen de l’avenue de la Synagogue, dans la ville d’Avignon. Des membres de l’INRER ont immédiatement lancé une pétition citoyenne en ligne pour l’effacement de cette image antisémite. L’affaire a mis en lumière des complaisances locales avec les tenants du complotisme judéophobe, mais aussi l’exploitation de l’inculture d’une partie de la population à l’égard de son iconographie. Ces deux éléments indiquent la diffusion persistante d’une idéologie qui a déjà tué et tue encore, mais sous des formes renouvelées se voulant suffisamment furtives pour autoriser le même vieux message au nom d’une prétendue ambiguïté. L’antisémitisme « nouvelle manière » cherche à acquérir ainsi une sorte d’innocence, accusant la victime de purs fantasmes interprétatifs et ses défenseurs d’être les ennemis de la liberté d’expression dans une société où l’on « ne peut plus rien dire ». Or, l’absence d’ambiguïté est démontrable.
Un art « organique » de la mouvance conspirationniste antisystème
Lekto, street artist avignonnais, est un porte-drapeau graphique de toutes les mobilisations « antisystème » depuis 2018, d’abord des Gilets Jaunes, puis de la mouvance anti-vaccinale, dont un des leaders nationaux a été la figure d’extrême droite Florian Philippot. Le compte Instagram du graffeur contient des hommages à Didier Raoult ou Francis Lalanne, peints en héros, comme des caricatures de personnalités opposées à ces mouvements. La récente fresque y figure toujours, accompagnée de commentaires élogieux du type « bravo l’artiste ! » et d’attaques virulentes d’admirateurs contre ceux qui ont dénoncé son caractère injurieux et antisémite. On découvre sur cette même page les indices concordants que cette fresque n’est pas simplement le geste candide d’un artiste caricaturant Emmanuel Macron, mais l’expression d’un militantisme fortement implanté sur ce territoire, où le président de la Communauté d’agglomération du Grand Avignon, Joël Guin, a été élu en 2020 grâce à une alliance avec le Rassemblement National.
En effet, on y apprend ainsi que son titre « La Bête 2 », entouré des masques et des rideaux du théâtre, renvoie au spectacle interdit « La Bête immonde », dont la suite sera donnée, le 16 juillet prochain, en marge du festival d’Avignon, par l’agitateur négationniste, ami de Jean-Marie Le Pen, Dieudonné Mbala Mbala, coupable récidiviste d’incitation à la haine : #labêtelévènementestlà #jacquesadit #festivalavignon.
Un lien organique, pourvu d’aspects publicitaires, entre la fresque et le spectacle de Dieudonné, montre l’existence d’un public acquis à ce discours dans le territoire avignonnais, qui applaudit ensemble Lekto et Dieudonné. C’est ainsi que deux figures notoires de l’extrême droite antisémite et complotiste ont défendu la fresque. Abdel Zahiri, tête de pont du mouvement Qanon, s’est déplacé sur place pour la défendre et la diffuser sur sa chaîne Twitch, en expliquant que « la France est aux mains d’un groupe de puissances internationales sionistes ». L’habitué du canapé rouge de Soral, l’écrivain Johan Livernette, ami du putchiste Rémi Daillet, dont la tentative de coup d’État a été démantelée en octobre 2021, a aussi défendu la fresque sur son site, où il promeut des livres traitant du « complot talmudo-maçonnique » et milite pour la « révolution conservatrice ».
Pour cette frange-là l’antisémitisme est assumé et justifié, mais il se répand aussi auprès d’une nouvelle génération de rieurs que leur ignorance historique rend aveugle à ces développements. La forte hésitation du Grand Avignon, propriétaire de l’immeuble, à repeindre le mural, en est le reflet. La vallée du Rhône, de Valence jusqu’à Marseille, a été le berceau du mouvement des Gilets Jaunes qui s’est développé en France depuis 2018 et auquel le pays avignonnais n’a pas échappé. Cette vague contestataire, portant initialement des revendications sur le pouvoir d’achat à l’occasion d’une taxation carbone, avait glissé rapidement vers une contestation « antisystème » globale, animée par une prolifération de thèses complotistes et conspirationnistes, y compris antisémites. Si diverses formations politiques ont tenté d’en recueillir le bénéfice, toutes se sont heurtés à la suprématie historique du grand parti antisystème en France, le Rassemblement National, qui s’est montré apte à phagocyter un mouvement à l’origine duquel il ne se trouvait pas.
C’est ainsi que le Grand Avignon notamment, qui en est venu, depuis 2020, à être dirigé par une coalition RN/Divers droite. Son Président, Joël Guin, a expliqué ses atermoiements par le principe que « chacun peut interpréter l’image comme il veut puisqu’il n’y a pas de mot sur ce mur », ce qui impliquerait l’entrée dans un monde prétendument aveugle aux signes et ne fixant de limite à l’injure que si elle est assez explicite pour des enfants.
Double-discours et brouillage des pistes
Néanmoins, sous l’effet des mobilisations, du courage d’un Avignonnais anonyme ayant aspergé l’image odieuse de peinture bleue et de l’insistance du préfet du Vaucluse, le Grand Avignon a fini par ordonner, de mauvais gré, le recouvrement de la fresque, mais au seul motif de « faire cesser la polémique », sans en reconnaître le fondement. Cet effacement maintient donc l’injure, renvoyant dos à dos les humanistes et les agitateurs antisémites. On a vu la maire socialiste, Cécile Helle, rejoindre le président du Grand Avignon pour invoquer à décharge la « liberté d’expression », avant de demander au bout du compte l’effacement de « La Bête 2 » sous la pression.
Le refus des élus de voir le message de la fresque et de comprendre les associations qui en ont demandé le retrait, est symptomatique des territoires où le RN est implanté. Depuis longtemps déjà la pratique d’un double-discours visant à éviter les poursuites judiciaires, de l’ignorance feinte, de la justification par l’humour, du gonflement d’affaires suivi de dénégations, dans le but de neutraliser la mémoire des victimes en leur attribuant une faute contre les libertés, appartiennent à l’arsenal d’un parti créé en large part par des collaborationnistes, des Waffen SS et des militants OAS, désormais désireux de se fondre dans une normalité politique.
L’artiste a lui-même joué sur la polysémie et les double-entendre, reprenant cette tactique ancienne qu’il a traduite dans son approche graphique. Son style, en partie inspiré des codes esthétiques des grandes fresques sociales latino-américaines (profusion de couleurs vives et de détails, en particulier des visages, fond travaillé), permet de brouiller les pistes de l’imagerie antisémite traditionnelle, en lui fournissant une légitimité contestataire. Le titre polysémique de la fresque « La Bête 2 » ne se réfère pas au premier chef à la Bête de l’Apocalypse de Jean ou à l’évocation cinématographie des puissances diaboliques, mais, comme on l’a vu, au spectacle de Dieudonné, tout conservant la charge émotionnelle des figures apocalyptiques. Ce même spectacle promeut un renversement des valeurs, l’expression « la bête immonde » qui qualifie historiquement le fascisme et le nazisme y étant utilisée pour dépeindre au contraire la démocratie comme un système occulte d’oppression qu’il convient de dénoncer. Ce renversement avait pris un corps nouveau dans les milieux de la fachosphère par l’extrapolation conspirationniste hors contexte d’une phrase d’Emmanuel Macron sur l’arrivée de « la bête de l’événement » (mot-dièse expressément cité sur le compte Instagram de Lekto), formant alors une nouvelle croyance complotiste capable de résister aux démystifications (voir les éclairages du journal Le Monde).
Cette stratégie d’acquisition de soutiens, par la recherche d’une ambiguïté purement apparente, auprès d’une population de plus en plus ignorante de l’histoire, s’est révélée efficace pour la mouvance complotiste, et surtout pour le RN, comme on le constate à chaque nouvelle élection. Celui-ci catalyse de la sorte le ressentiment envers le régime même qui est né de la défaite de ses fondateurs à la Libération. La réclamation de « liberté d’expression », qui autorise en tant que de besoin la substitution ou le cumul des cibles, rouvre le champ aux artistes antisémites ou diversement racistes, et permet aux dirigeants politiques concernés de récolter en facilitant : en donnant par exemple passivement l’opportunité à Dieudonné de jouer son spectacle profitant de la notoriété du plus important festival de théâtre de France. Cette articulation entre double-discours indigné des édiles et ignorance d’un public réceptif, ne peut manquer d’entraîner des conséquences sur l’enracinement régional du RN, favorisé par l’entrée des 89 élus à l’Assemblée nationale, dont plus d’un est impliqué dans des incidents à caractère raciste.
L’illettrisme iconographique au sujet de l’antisémitisme
C’est ainsi que les antisémites tirent bénéfice de l’émergence d’un illettrisme iconographique dans une partie du public. Certains n’y reconnaissent simplement pas les marqueurs antisémites1, pourtant tout aussi certains que ceux permettant l’identification des saints dans la peinture occidentale. Ils se persuadent en conséquence qu’il s’agit de fantasmes projectifs de la part de ceux qui sont indignés par la fresque, l’attribuant à un attachement fanatique envers le Président de la République et/ou à un « deux poids deux mesures » aboutissant à ne condamner que certaines idées.
S’ils ont vaguement entendu parler des « Protocoles des Sages de Sion », ils ignorent leurs illustrations canoniques que sont les thèmes alternatifs du marionnettiste ou de la pieuvre, révélant le contrôle de forces politiques par une puissance supérieure ordinairement cachée. Ils méconnaissent le lien historique intime entre le « complot maçonnique » et le « complot juif », figuré en l’occurrence par le tablier aux contours invisibles du Grand Maître, couvert d’étoiles luminescentes connotant les étoiles de Sion. Il ne leur vient pas davantage à l’esprit que la caricature aura été l’instrument principal de la dénonciation « du Juif » comme être démoniaque ou sournois, avec une acmé lors de l’exposition de 1941 à Paris « le Juif et la France », faisant suite à des décennies de caricatures antisémites apparues lors de l’Affaire Dreyfus.
En l’occurrence le Maître supposé est Jacques Attali, figure centrale du pouvoir occulte des Juifs selon le code « soralo-dieudonniste ». L’image est transposée sans autorisation à partir d’une photographie d’Olivier Roller. La transposition du visage en figure d’un marionnettiste change la photo elle-même en la recodant dans un imaginaire différent. Insérée dans ce nouvel imaginaire, l’image n’est plus la même. L’éclairage de la photo avait pour effet de faire surgir, au-delà du rôle politique, le regard ouvert et interrogatif de l’être humain au visage travaillé par le temps. Le recodage opéré par le dessin transforme les valeurs : on n’a plus affaire à un individu présenté dans sa singularité humaine plutôt que dans son personnage social, mais à la figuration du « pouvoir tapi dans l’ombre, froid et calculateur ». Ce qui était portrait est devenu stéréotype. L’éclairage d’un visage est remplacé par l’idée abstraite de « celui qui tire les ficelles dans l’ombre » avec un regard sombre et inquiétant.
Emmanuel Macron est quant à lui décrit avec le regard vide et sans âme d’un Pinocchio inanimé. Comme il s’agit cette fois d’en faire un manipulé plutôt qu’un manipulateur, la logique imposait de renverser les caricatures le concernant, lui qui avait été jusque-là dessiné, dans une proportion sans précédent depuis Léon Blum et en référence à sa carrière à la banque Rothschild, sous une iconographie associée à divers marqueurs antisémites tels que fourberie, rapacité, félonie ou manigance. Dès lors, le sens de la fresque est limpide : Macron est la marionnette du pouvoir juif. La mise en scène de l’image étant caractéristique de l’iconographie antisémite, avec un Juif dans la position du marionnettiste, le dessinateur n’avait nul besoin d’en rajouter pour que le message soit clair. Puisqu’Attali est juif — et « le Juif » emblématique aux yeux de la mouvance considérée — une figuration réaliste devient plus efficace qu’une caricature, permettant à la fois la reconnaissance immédiate et le déni éventuel par l’affirmation « mais voyons, c’est une image réaliste, pas un stéréotype. Voyez combien ces gens sont soupçonneux et victimaires, rendant la société irrespirable ».
L’illettrisme iconographique permet ainsi de neutraliser l’attaque antisémite en prétendant qu’il s’agit « uniquement » d’une dénonciation du capitalisme international, identifié comme américain et qui est néanmoins aussitôt lié au sionisme, pendant que les agitateurs complotistes de tout bord crient au « nouvel ordre mondial ».
De la sorte, il devient permis de réclamer une liberté d’expression croissante à l’égard des injures antisémites, au seul motif qu’on en ignore volontairement ou non l’existence pourtant indubitable. Cette réclamation est devenue le point de synergie entre deux extrêmes qui, selon la leçon trumpiste, se présentent en victimes des mêmes médias qui leur accordent fréquemment, pour divers motifs, une surreprésentation.
Plus généralement, l’exploitation de l’ignorance par la polysémie est une tactique cognitive dont nous devons désormais prendre toute la mesure. Elle place le public concerné dans le sentiment qu’il approuve spontanément un message en fait hautement codé, elle lui donne l’impression de reconnaître une vérité fraîche et neuve plutôt qu’une idéologie éprouvée, créant une communauté de partage d’une vision du monde dont il sera conduit à accepter peu à peu toutes les périlleuses composantes.
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1 Akadem, « Qu’est-ce qu’une image antisémite ? », conférence du 28 juin 2022.
https://akadem.org/magazine/magazine-culturel-2021-2022/qu-est-qu-une-image-antisemite/46336.php
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