Par Julien Chanet*
Le succĂšs du film Hold Up et les dĂ©bats sur la maniĂšre de rĂ©pondre Ă ses thĂšses inspirent Ă Julien Chanet une rĂ©flexion plus large sur l’indispensable dimension collective de la validation de la pensĂ©e critique. Et il en appelle Ă Descartes.
La puissance, rĂ©elle ou fantasmĂ©e, des firmes liĂ©es aux technologies numĂ©riques est rĂ©guliĂšrement au cĆur de nos interrogations quant Ă lâĂ©tat de nos libertĂ©s. Mais quel appareil critique dĂ©ployer ?
Comment faire la part des choses entre les critiques impĂ©rieuses, lĂ©gitimes, et celles qui obscurcissent la pensĂ©e ? Cet essai entend patiemment dĂ©plier les arguments sur le dĂ©passement dâune « pensĂ©e critique » confuse en sâappuyant sur lâexemple des contestations Ă lâencontre du dĂ©veloppement technologique.
La technologie en procĂšs
Que lâon parle dâanciennes start-ups devenues des monstres monopolistiques â mais conservant une image fun â ayant profitĂ© substantiellement dâaides financiĂšres dâĂtat et jouant le jeu de lâoptimisation fiscale en rĂ©gime capitaliste, ou de rĂ©gimes autoritaires dĂ©veloppant des outils de surveillance de masse, les droits et libertĂ©s sâĂ©valuent bien souvent Ă la lumiĂšre des dĂ©fricheurs des espaces numĂ©riques.
De la Chine Ă la Californie, de lâAfrique Ă lâEurope, le « techno-capitalisme » ou « idĂ©ologie de la Silicon Valley » inonde le monde, et rares sont les poches de rĂ©sistance. Ces expressions renvoient Ă ce que le philosophe et thĂ©oricien de lâĂ©cologie politique AndrĂ© Gorz nomme « le produit de la science et du capital mathĂ©matisĂ©s », et citant GĂŒnther Anders, philosophe critique de la technologie : « Totalitaire, ce nâest pas la sociĂ©tĂ©, ce nâest pas la politique qui mĂ©rite ce mot ; câest la machine. » (1)

Que lâon soit dans lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, celui des armes nuclĂ©aires, ou dans le monde contemporain prenant en considĂ©ration les transformations Ă©cologiques, la jonction entre « science », « technologie » et « progrĂšs » est remise en cause. Et trouve ainsi des Ă©chos au scepticisme de lâanthropologue Claude LĂ©vi-Strauss : « Longtemps acte de foi, la croyance en un progrĂšs matĂ©riel et moral vouĂ© Ă ne jamais sâinterrompre subit ainsi sa crise la plus grave. » (2)
Critique de la technologie
Prenons, pour faire tenir notre dĂ©monstration consistant Ă donner corps Ă une critique de la « pensĂ©e critique », un exemple parmi les griefs des critiques contemporaines de la technologie que lâon peut raisonnablement concevoir sous influence des trois intellectuels citĂ©s. Car il est vrai que le progrĂšs technique a quelquefois une bien mauvaise tĂȘte (3).
Cet exemple apte Ă alimenter lâinquiĂ©tude Ă lâencontre de ce progrĂšs est celui qui concerne le dĂ©veloppement de « la gouvernementalitĂ© algorithmique » mis en avant par les chercheurs Thomas Berns et Antoinette Rouvroy (4), dont lâusage, il faut y insister, nâest pas dĂ©fini Ă lâavance. La politique des donnĂ©es est une pratique subtile, complexe, et elle nĂ©cessite soin et intelligence collective. Une collecte et un traitement de donnĂ©es massivement disponible peuvent servir Ă mieux connaĂźtre la population et rĂ©pondre Ă ses besoins â la mise en place dâun Ătat social â, tout comme servir Ă des fins de contrĂŽle, Ă un renforcement de politiques sĂ©curitaires. Ă ce sujet, nous pouvons renvoyer vers le livre de Shoshana Zuboff intitulĂ© LâĂge du capitalisme de surveillance (5).

Quoi quâil en soit, la politisation et la critique « des donnĂ©es » passe par une plus grande prise de conscience de lâimpact de leur multiplication, ainsi que des usages qui en sont faits. Autrement dit, penser les donnĂ©es, câest penser les normes, câest penser le droit. Un pays revient sans cesse lorsque nous Ă©voquons le volet rĂ©pressif et sĂ©curitaire, dystopique diront certains : la Chine, cet « empire du contrĂŽle » (6). Donnons quelques Ă©lĂ©ments de contexte : le Parti-Ătat chinois, en vue dâinstaller un Ă©thos juridique â de ses reprĂ©sentants et de la population en gĂ©nĂ©ral â, Ă©thos fait de loyautĂ© et de bien commun, entend multiplier les services publics et les contraintes autoritaires. Cela en vue et avec lâobjectif officiel de casser les relations de corruption et dâĂ©tablir un lien de confiance avec les institutions, les administrations. Pour cela, il installe un quadrillage numĂ©rique du pays dont le cĂ©lĂšbre « crĂ©dit social ». La crĂ©ation dâune hiĂ©rarchie de la rĂ©putation sociale ayant des effets sociaux et Ă©conomiques, de libertĂ© de circulation, etc. ne sont quâune partie visible de lâiceberg. Le pays offre un exemple flagrant de « solutionnisme technique » Ă une Ă©chelle continentale. Ce qui est somme toute cohĂ©rent : une technocratie autoritaire, dĂ©veloppant un capitalisme dâĂtat et branchĂ©e sur des innovations techniques et sociales, entend avant tout dĂ©montrer la parfaite efficacitĂ©, « transparence » voire neutralitĂ© de sa politique, et non proposer une quelconque mise Ă lâĂ©preuve par la discussion dĂ©mocratique
« [âŠ] il sâagirait avant tout de gĂ©nĂ©raliser la 5G dans les villes et de garantir une couverture Ă 98 % des villages ruraux dâici 2020. Tout cela est fort bien rĂ©sumĂ© par Le Quotidien du peuple : « [L]âomniprĂ©sence des rĂ©seaux amĂšne lâomniprĂ©sence du calcul, lâomniprĂ©sence des logiciels, lâomniprĂ©sence des donnĂ©es, lâomniprĂ©sence des connexions, de sorte Ă Ă©tablir des fondements solides Ă la sociĂ©tĂ© intelligente. » Six autres volets viennent complĂ©ter ce tableau : numĂ©risation des politiques dâamĂ©nagement, optimisation des systĂšmes de transport et de contrĂŽle, optimisation des services publics grĂące au big data et Ă lâintelligence artificielle, Ă©dification dâune « sociĂ©tĂ© de la sincĂ©ritĂ© » (chengxin shehui) (ou « sociĂ©tĂ© du bon comportement ») garantissant la sĂ©curitĂ© dans tous les domaines, fusion de toutes les industries (touristique, culturelle, de divertissement, etc.) avec lâinformatique et, enfin, rationalisation des prises de dĂ©cision gouvernementales pour « maĂźtriser la condition sociale et les opinions du peuple, afin dâĂ©difier un Ătat lumineux et transparent » (7).

Outre cette mise en lumiĂšre, on pourra sâinquiĂ©ter du coĂ»t Ă©cologique, du dĂ©veloppement technologique du marchĂ© des armes, de la course Ă lâinnovation alimentant un systĂšme Ă©conomique sans vision, de lâusage des bases de donnĂ©es jugulant la libertĂ© de circulation, des consĂ©quences antidĂ©mocratiques des avancĂ©es de la reconnaissance faciale ou de la dĂ©matĂ©rialisation continue de la monnaie. Bien que ce dernier soit un thĂšme trĂšs rĂ©pandu dans les rĂ©cits complotistes, cette question est pourtant importante : se passer de monnaie fiduciaire serait une transformation majeure, historique (8). On citera Ă©galement la nĂ©cessaire attention Ă porter aux reconfigurations du marchĂ© de lâemploi et de la division (internationale) du travail du fait des fractures numĂ©riques et de lâautomatisation : ce que certains appellent « la rĂ©partition des dividendes technologiques », dont les pertes et les gains sont complexes Ă Ă©valuer tant ils sont liĂ©s Ă un processus de « destructions crĂ©atrices » (9). Concernant un Ă©ventuel « antihumanisme » (ou un « amoralisme » Ă©voquĂ© par Levi-Strauss) portĂ© par le dĂ©veloppement technologique, nous ne rĂ©pondrons pas Ă cette Ă©pineuse question philosophique (10) et anthropologique. Mais elle permet dâembrayer sur lâobservation que certaines critiques portent sur notre possible dĂ©subjectivation, sur les transformations bioĂ©thiques, ou « transhumanistes ».

Bien comprises, ces interpellations mĂ©ritent des discussions argumentĂ©es, des dĂ©libĂ©rations dĂ©mocratiques prenant nĂ©cessairement des formes contradictoires, voire houleuses, sur la validitĂ© empirique, scientifique. Sur la cohĂ©rence idĂ©ologique et les visĂ©es politiques Ă©galement. Avançons nĂ©anmoins que les critiques liĂ©es Ă des courants dâĂ©cologie dite intĂ©grale fantasmant sur la « Technique » et le « ProgrĂšs » comme sources de nos malheurs de nature civilisationnelle dĂ©tournent lâattention et construisent des « hommes de paille » pour avancer un agenda socialement conservateur. Il ne sâagit pas de dĂ©nier Ă tout un chacun le choix du conservatisme.
Mais lâusage des catĂ©gories mĂ©taphysiques comme la Science, la Technique, le ProgrĂšs Ă des fins politiques appelle des critiques politiques en retour. En figurant une vision naturaliste et idĂ©aliste de la condition humaine, ils se dĂ©tachent du dĂ©bat liĂ© aux conditions matĂ©rielles dâexistence, et Ă leurs nĂ©cessaires reconfigurations avec lâidĂ©e de libertĂ© (11).
NOTA : Ce petit tour dâhorizon nâa pas dâautre but que de rendre compte dâarguments permettant dâalimenter une « rĂ©flexion critique », en prenant appui sur les nouvelles technologies. Une fois cela posĂ©, poursuivons notre cheminement liant positionnement politique, questionnement critique et apprĂ©hension technologique. On le voit, aborder cette derniĂšre, et son dĂ©veloppement, porte sur les fondements et projections politiques qui les sous-tendent. SâĂ©lever contre lâasservissement et lâaliĂ©nation que provoquerait lâusage des outils façonnĂ©s et promus par le « techno-capitalisme » (ou le Parti-Ătat chinois) ne dĂ©finit pas de clivage politique en soi. DĂšs lors, ces craintes et ces critiques peuvent-elles dĂ©boucher sur des prises de position dĂ©raisonnables ? AssurĂ©ment, mais tout nâest pas perdu. Tentons dâĂ©claircir ce point pas Ă pas.
Exigences et dévoiements de la critique
« Pensée critique » et liberté de philosopher
Qu’il s’agisse de vieux rĂ©sistants ou de nouveaux convertis, de « dissidents » ou de militants, laissons volontairement cette notion dans le flou pour pointer les postures Ă lâĆuvre, les ralliements identitaires, les affects partagĂ©s. Nous verrons ensuite les points de ralliement avec les critiques de la technique, ainsi que les contradictions dĂšs lors que ces techniques investissent le champ de la communication. Le prix de la dissidence, de la posture critique, peut ĂȘtre extrĂȘmement lourd Ă payer lorsque sont Ă©valuĂ©es la rigueur, lâhonnĂȘtetĂ©, et paradoxalement, lâindĂ©pendance des arguments et des raisonnements.
Les « penseurs critiques » dĂ©signent ici non pas les intellectuels critiques (par exemple hĂ©ritiers de lâĂcole de Francfort), mais celles et ceux qui investissent lâ« autodĂ©fense intellectuelle » comme viatique politique. AnimĂ©s, majoritairement de bonne foi, par lâattention portĂ©e à « Ă©largir leur regard » , ou « rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre les discours », bref, appliquer en grande partie ce que lâĂ©cole rĂ©publicaine leur a enseignĂ© : « apprendre Ă apprendre », « raisonner », « croiser les sources », « argumenter », etc. Nous verrons oĂč se situent les problĂšmes et les limites.
La proposition que nous formulons est la nĂ©cessitĂ© dâinvestir polĂ©miquement la « pensĂ©e critique ».
Il ne sâagit pas de rentrer dans une discussion savante concernant cette pensĂ©e (12). Nous questionnerons avant tout le recours et lâattachement argumentatif Ă cette posture, quâelle se dĂ©veloppe dans des contextes politiques, militants, ou qu’il s’agisse d’un simple reliquat des programmes Ă©ducatifs. En ce sens polĂ©mique, « la pensĂ©e critique » est le point de ralliement de « ceux Ă qui on ne la fait pas » (« je ne suis pas un mouton »).
PrĂ©cisons que cette « pensĂ©e critique », Ă laquelle nous tentons de donner un sens pĂ©joratif dans le cadre de cette rĂ©flexion, est une posture qui repose sur (au moins) deux mĂ©thodes : la premiĂšre, que nous ne ferons quâeffleurer, consiste Ă se rassasier toujours aux mĂȘmes sources, tout en pensant les varier. Câest une situation qui concerne principalement les nouveaux convertis. Et pour les porte-parole de la « pensĂ©e critique », il sâagit de consolider, auprĂšs de leurs partisans, disciples, lectorats, des bulles de filtre : discuter certains concepts ou auteurs dans un pĂ©rimĂštre restreint, et dĂ©nigrer parfois violemment ce qui sâoppose (ou s’autorise Ă contredire, Ă nuancer). Il peut en Ă©merger des approfondissements thĂ©oriques dâune grande qualitĂ©, des spĂ©cialisations, mais aussi des phĂ©nomĂšnes dâauto-convictions, voire des chasses en meutes sur les rĂ©seaux sociaux, et/ou dâun comportement « stalinien » (Ă©limination de â potentiels â amis : ou quand la « pensĂ©e critique » rencontre la Raison dâĂtat totalitaire chez certains militants).
Lâautre mĂ©thode, sur laquelle nous nous attarderons, consiste Ă chouchouter cette si prisĂ©e autodĂ©fense intellectuelle (et individuelle) Ă©voquĂ©e plus haut. Elle consiste en lâĂ©valuation par soi des donnĂ©es, des informations (et confronte la personne, bien souvent, avec lâimmensitĂ© des ressources disponibles sur internet).
Dans cette perspective, il y a dâabord une naĂŻvetĂ©, qui peut parfois ĂȘtre sincĂšre, Ă rejouer le sophisme du juste milieu, câest-Ă -dire de lâobjectivisme. Sophisme que Jean-Luc Godard avait dĂ©noncĂ© par lâabsurde : « 5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour Hitler ». Mais sâil a toujours cours, il nous faut le complĂ©ter. Cette vision dâun esprit libĂ©rĂ© de la propagande dâĂtat (par exemple), amplifie les articulations hasardeuses et la perte de toute colonne vertĂ©brale, de toute « immunitĂ© » (face Ă lâantisĂ©mitisme, par exemple), de toute tradition politique construite sur le long terme. PlutĂŽt quâexplorer les contradictions et les complications Ă lâĆuvre dans lâhistoire des idĂ©es, dans les sources journalistiques, peu importe, il sâagit de se construire son propre rĂ©cit, « sans ĆillĂšres ».

Toute cette « pensĂ©e critique » que nous dĂ©cortiquons flatte lâĂ©go et le « bon sens ». Cela peut conduire Ă des oppositions binaires consistant Ă opposer sans distinction morale victime et oppresseur, savant et profane, etc. Il y a lĂ la tentation d’une prĂ©tention â et non de lâhumilitĂ© â Ă se penser comme une page blanche, Ă sâextraire de sa condition (intellectuelle, mais aussi sociale, affective, etc.) et nâinvestir la conflictualitĂ© que par la mise en scĂšne de lâopposition. Sans se positionner sur le contenu, en croyant Ă la suspension possible des valeurs. Dans ce cas, la symĂ©trisation rend lĂ©gitimes les deux parties que lâon oppose, quelles quâelles soient, par abstraction et par usage de slogans (« jâĂ©coute tout le monde », « je ne mets pas dâĂ©tiquette », « je me forge mon avis », etc.). Lorsquâon nie un savoir prĂ©existant, câest une maniĂšre de se penser tel un rĂ©ceptacle axiologiquement neutre, et dire : avant moi, le dĂ©luge.
« Esprit critique », solitude informationnelle et défense du techno-capitalisme
De fait, le mantra que lâon voit fleurir dĂšs que des rĂ©cits complotistes, ou simplement dissidents, critiques, disruptifs, alternatifs, Ă©mergent dans la sphĂšre publique, au sein de rĂ©seaux sociaux en particulier, est celui postulant lâimportance de « poser un autre regard » et de son corollaire « je voudrais me faire mon avis », attitudes nobles laissant place Ă la curiositĂ© et Ă la rĂ©flexion. Mais il faut prendre garde, car câest ce sur quoi surfent certains rĂ©cits critiques : semer le trouble, disqualifier lâensemble de la production mĂ©diatique et scientifique, et laisser lâindividu seul â avec son « esprit critique ». Toutes les structures de validation standard sont ici dĂ©sagrĂ©gĂ©es sans distinction, jugĂ©es « mainstream » donc non valides. Chacun est sommĂ© de vĂ©rifier par lui-mĂȘme avec son explication, ses exemples, son vĂ©cu, ses recherches (13), etc.
Câest d’ailleurs bien pour cela que les rĂ©elles critiques technologiques, â et plus encore du techno-capitalisme â, pourtant essentielles, sont laissĂ©es de cĂŽtĂ© par les mouvances complotistes, de rĂ©information (la mouvance QAnon, de larges franges des Gilets Jaunes, les sympathisants UPR et autres) : les plateformes numĂ©riques, leurs design, correspondent Ă leurs pratiques. Concernant plus globalement les Gilets Jaunes, entre la « dĂ©mocratie numĂ©rique populaire » (14) et les explications par le complot, la frontiĂšre est mince (15).

Plus spĂ©cifiquement, lâinjonction Ă faire ses propres « recherches », sans accompagnement ni apprentissage, ouvre grand les vannes des prĂ©jugĂ©s de confirmation. Mais les individus ne sont jamais complĂštement seuls, ou pas trĂšs longtemps. En effet, trĂšs rapidement se reforment des agrĂ©gats communautaires autour de quelques personnes charismatiques ou, simplement, rĂ©unies par des affects communs (ĂȘtre dĂ©laissĂ©, incompris, le ressentiment, le regroupement autour de la foi dans la justesse des analyses individuelles, dissidentes, etc.).

Lorsque la charge complotiste est pourtant identifiĂ©e comme telle par des sources multiples et dignes de confiance â car oui, il y a des mĂ©thodes rigoureuses pour cela (16) â, comme rĂ©cemment Ă propos du film Hold Up, il ne faut plus seulement sâinterroger sur les vertus des spectateurs (la curiositĂ©, lâindĂ©pendance dâesprit, la critique), mais plus profondĂ©ment sur le rapport que lâon cultive au savoir, Ă la rĂ©gulation de nos pulsions Ă sâindigner, Ă notre immaturitĂ© politique, Ă cette prĂ©tention que nous Ă©voquions. Lâinusable expression du psychanalyste Octave Mannoni rĂ©sonne dĂšs lors Ă nos oreilles, qui qualifie ainsi le processus de dĂ©voilement du dĂ©ni nâallant pas jusquâĂ son terme, et nous laissant dans la perplexitĂ© dâun « demi-croire » : « Je sais bien, mais quand mĂȘme ».
Michel Onfray, Hold Up : « se faire son idée »
On sâopposera donc Ă cette lecture « libertarienne » telle quâon la trouve Ă©galement chez Michel Onfray, et chez tous les acteurs de la « rĂ©information » Ă laquelle il appartient dĂ©sormais. Laudateur de lâidĂ©e vraie, ayant ses ronds de serviette dans tous les talk-shows (souvent trĂšs Ă droite) du PAF, essayiste compulsif, cet intellectuel mĂ©diatique via son site internet, ses vidĂ©os et ses interventions invite « Ă penser par soi mĂȘme » (comme lui). Une noble idĂ©e, nous lâavons dit. Mais une lecture non dogmatique nâest pas une lecture en huis clos.
Lorsquâil dit « Mon problĂšme nâest pas de dĂ©fendre Maurras, mais, au mieux, dâinviter Ă le lire afin de savoir quoi en penser par soi-mĂȘme. Et lâapprĂ©cier ou non selon le seul ordre des raisons et non des rumeurs » (17), il nâinvite pas Ă faire Ćuvre de dĂ©marche philosophique : penser par soi-mĂȘme nâest pas penser isolĂ©ment, câest se mettre en relation avec une pensĂ©e inscrite dans la tradition philosophique (ou politique ou journalistique), qui fait se dĂ©velopper un Ă©thos et des mĂ©thodes. « Lire Maurras afin de savoir quoi en penser par soi-mĂȘme » (ou « regarder Hold Up pour se faire son idĂ©e ») semble pourtant en premiĂšre analyse frappĂ© du bon sens. Mais sâarrĂȘter lĂ est en rĂ©alitĂ© une dĂ©marche qui, nous lâavons dit, isole et fait porter sur la responsabilitĂ© individuelle la comprĂ©hension critique des Ćuvres. Onfray va plus loin, et il nâest pas le seul, car son propos sâĂ©loigne de ses apparats axiologiquement neutres en dĂ©nigrant (en parlant des « rumeurs ») des dĂ©cennies de travaux de contextualisation et dâexplications scientifiques (historiques, politiques) faites de controverses savantes, visant notamment lâĂ©lucidation des charges politiques contenues dans les discours et attitudes de Maurras (nationalisme, antisĂ©mitisme).

En appelant les gens Ă penser par eux-mĂȘmes, en ne disant pas le fond de sa pensĂ©e Ă lui, et en nâorientant pas les lecteurs Ă©ventuels vers des outils pĂ©dagogiques sĂ©rieux permettant dâapprĂ©hender une Ćuvre et un personnage historique polĂ©miques, il fait de « lâesprit critique » un avatar du nĂ©olibĂ©ralisme, du relativisme « postmoderne » quâil croit critiquer, de lâentrepreneur de soi, du client. Telle est la solitude des individus livrĂ©s Ă eux-mĂȘmes, perdus dans les allĂ©es des supermarchĂ©s du savoir, que lâon attire avec de la camelote.
Pour une pratique de la connaissance et du discernement
Plus favorablement, nous appuierons la mise en Ćuvre dâune pratique de la connaissance, de la raison, de la contradiction, au-delĂ des identitĂ©s constituĂ©es (18). Et si la pratique du libre examen est une besogne de lâinsatisfaction, elle ne peut se satisfaire dâun amoralisme feutrĂ©, ni se complaire dans le dĂ©sir de symĂ©trie. Si un Ă©noncĂ© nâest donc pas, en premiĂšre lecture, vrai ou faux, il se vĂ©rifie en action, sâapprĂ©cie en contexte,
c’est-Ă -dire Ă lâaune des connaissances et des traditions entendues comme la somme des apprentissages et des expĂ©riences passĂ©es sur lesquelles se basent les clivages fondamentaux.
Nous opĂ©rons un dĂ©placement dans lâapprĂ©hension des conflictualitĂ©s, non un dĂ©passement. Proposons lâaxiome suivant : les clivages reposent sur des idĂ©es, tandis que les antagonismes reposent sur des identitĂ©s. Mais en nous arrĂȘtant lĂ , nous nâaurons fait que la moitiĂ© du chemin. Lâenjeu est dâopĂ©rer avec « discernement (19) » (et non plus avec « critique »).
Lâacte de discerner est la « facultĂ© qui est donnĂ©e Ă lâesprit, ou quâil a acquise par lâexpĂ©rience, dâapprĂ©cier les choses selon leur nature et Ă leur juste valeur, dâen juger avec bon sens et clartĂ© ». Discerner, câest aussi « distinguer par la vue une chose ou une personne de maniĂšre Ă Ă©viter toute confusion avec ce qui lui ressemble ou la cache ».
Pour Ă©viter la confusion, travaillons sous le regard sĂ©vĂšre de Descartes pour qui « ce qui fait quâune pensĂ©e est vraie, câest que câest une vraie pensĂ©e. DotĂ©e du maximum de prĂ©cision et de soliditĂ© quâune pensĂ©e puisse revĂȘtir (20) ».

Il sâagirait donc de devenir Ă©trangers aux plaisirs de lâembrigadement, et de manier les boussoles du libre examen et de la connaissance collective, plutĂŽt que celles de lâinjonction et de la satisfaction personnelle. De rejeter y compris celle en lien avec les logiques de lâabondance, de lâentrechat argumentatif et de la prĂ©tention narcissique (« croiser plusieurs sources, symĂ©triser les oppositions, se faire sa propre opinion »). La pratique de la connaissance devrait ĂȘtre privilĂ©giĂ©e pour travailler lâanalyse, puisqu’elle doit dĂ©couler du discernement.
En consĂ©quence de quoi, il s’agit de juger dâun argument non pas sur son seul ressort mobilisateur ou sa logique interne, mais de nous rendre capables dây dĂ©celer un obscurcissement, un assujettissement ou une confusion. Fermons cette parenthĂšse de philosophie politique et poursuivons notre travail de lecture avec des objectifs clairs.
La « pensée critique », malgré tout
Puisque, malgrĂ© tout, cette posture existe, donnons-en deux orientations. « La pensĂ©e critique » de type 1 se donne une consistance, une colonne vertĂ©brale politique qui entend se construire autour des idĂ©es humanistes, progressistes et internationalistes (ce qui nous semble un chemin opportun Ă arpenter), et elle inclut un discernement non identitaire. Câest-Ă -dire que lâĂ©metteur se met Ă distance de lâobjet pour embrasser la complexitĂ© du rĂ©el, y compris dans ses dimensions contradictoires.

Elle se diffĂ©rencie dâune « pensĂ©e critique » de type 2 qui utilise les mĂȘmes mots, mais dĂ©fend les rĂ©gimes autoritaires, les discriminations, les confusions en tout genre, par posture ou positionnement identitaire associant « pensĂ©e critique » et « dissidence ». Pour Ă©claircir ce point, rappelons que, ces derniĂšres annĂ©es, des rĂ©cits dit de « gauche » autour de Poutine, du Brexit, des Gilets Jaunes, de la Syrie ou mĂȘme de Trump (liĂ©s Ă son supposĂ© protectionnisme, notamment) ont commis dâimportants travers tant ils sâassociaient aux orientations rĂ©actionnaires de lâhomme fort, de lâanti-impĂ©rialisme imbĂ©cile, de la dĂ©magogie anti-systĂšme, du souverainisme nationaliste.

Cela ne serait pas si grave â au fond, ces idĂ©es peuvent sâexprimer dans les limites de la loi â si ces paroles, dâune part nâĂ©tait pas relayĂ©es ou justifiĂ©es par des « progressistes », et dâautre part, ne continuaient confusĂ©ment Ă se revendiquer « progressistes ». Autant dâobsessions (quâelles soient de nature complotiste ou non) et de confusions qui brouillent notre rapport aux clivages, pourtant essentiels pour dĂ©libĂ©rer ou simplement converser sur des bases saines.
Donnons ici un exemple de positionnement clair et prĂ©cis Ă propos dâun cas considĂ©rĂ© comme « problĂ©matique » par la « pensĂ©e critique » de second ordre â cette derniĂšre Ă©tant trĂšs souvent convaincue d’appartenir au premier groupe : George Soros.
George Soros : ennemi de classe et société ouverte
Dans un article initialement Ă©crit sur le site du Global Labour Institute (GLI) (21), George Soros, multimilliardaire, spĂ©culateur et philantro-capitaliste, est dĂ©fendu au nom de sa promotion « des causes progressistes par lâintermĂ©diaire de son Open Society Foundation ».
Depuis des annĂ©es, il est attaquĂ© de toutes parts (extrĂȘme droite et gauche dĂ©voyĂ©e) et assimilĂ© Ă de nombreux complots, souvent Ă consonance antisĂ©mite. Le haut-lieu de la contestation se situe en Europe de lâEst. Les autocrates Victor Orban et le « leader incontestĂ© de lâassaut autoritaire et nĂ©ofasciste auquel on assiste au niveau international et son principal coordinateur », autrement dit Vladimir Poutine, sont en premiĂšre ligne.
Mais les calomnies dĂ©versĂ©es sur Soros proviennent de lâensemble du mouvement rĂ©actionnaire international (22).

Pour autant, comment le GLI, organisation de soutien au mouvement ouvrier, guidĂ© par les valeurs du socialisme dĂ©mocratique, peut-il soutenir Soros ? Tout lâintĂ©rĂȘt de lâarticle est lĂ . Lâargumentaire est limpide, sans confusion, et apprĂ©cie les rapports de force Ă leurs justes valeurs. Tout dâabord, concernant les attaques indignes, ne pas faiblir : « George Soros est juif ? [âŠ] Pour le dire aussi clairement que possible : nous voulons que la canaille antisĂ©mite sache, quelle quâelle soit et oĂč quâelle se trouve, que nous sommes debout, Ă cĂŽtĂ© des Juifs. »
Mais la question centrale est celle-ci : « Comment un milliardaire peut-il ĂȘtre notre alliĂ© ? » Partant de lâobservation consensuelle que « la rĂ©alitĂ© dominante dans la politique mondiale dâaujourdâhui est lâavancĂ©e incessante des forces rĂ©actionnaires », le GLI rappelle les conquĂȘtes passĂ©es et Ă venir pour le camp progressiste : « La conquĂȘte de la libertĂ© de pensĂ©e, de la libertĂ© dâassociation, de la libertĂ© dâexpression et de publication, du droit de grĂšve, du droit Ă lâĂ©ducation et Ă la santĂ© gratuites, entre autres. Tout cet Ă©difice institutionnel et culturel créé pour assurer une sociĂ©tĂ© de libertĂ© et de justice aux citoyen·ne·s ordinaires est aujourdâhui menacĂ©, et les syndicats, comme souvent, sont en premiĂšre ligne parce quâils sont la seule structure dĂ©mocratique Ă pouvoir rĂ©sister, mĂȘme si tous ne le savent pas toujours. »
DĂšs lors, Soros se tenant debout, Ă cĂŽtĂ© des forces progressistes, une seule conclusion sâimpose : « Soros ne rĂ©soudra pas nos problĂšmes, mais ses ennemis sont les mĂȘmes que les nĂŽtres, et pendant ce temps son Open Society Foundation est un barrage trĂšs important contre les forces de la tyrannie. Pour le temps ainsi gagnĂ©, nous devons lui ĂȘtre reconnaissants â et en faire bon usage. »
Critique de la technologie : quand tout déraille
La surchauffe critique contre le discernement
Loin de cette calme luciditĂ©, gesticulent des promoteurs obscurantistes. Les populistes classĂ©s Ă droite, selon lâhistorien des sciences Evgeny Morozov, sont en pleine incohĂ©sion : du cĂŽtĂ© amĂ©ricain, la Silicon Valley sert « Ă inculquer Ă ses utilisateurs des idĂ©es gauchistes tout en sâen mettant plein les poches grĂące aux donnĂ©es personnelles » tandis quâailleurs, en Europe ou au BrĂ©sil, « les populistes voient les plateformes comme le meilleur moyen dâĂ©chapper Ă lâhĂ©gĂ©monie intellectuelle de leurs “marxistes culturels” nationaux, profondĂ©ment enracinĂ©s dans les Ă©lites institutionnelles, comme les mĂ©dias, lâuniversitĂ© et lâĂtat profond (deep state) » (23).
En France, câest le trĂšs mĂ©diatique Michel Onfray, dĂ©jĂ Ă©voquĂ©, qui porte le flambeau. Anciennement chantre dâune gauche libertaire, il est passĂ© avec armes et bagages Ă la droite identitaire. Le polĂ©miste affirme non seulement que « le capitalisme est inhĂ©rent Ă lâhomme » (24), mais que ceux qui rendent possible le « nouveau totalitarisme », ceux qui ont « un projet de domination mondiale ainsi quâun projet transhumaniste » sont les gens de la cĂŽte Ouest des Ătats-Unis. Pour autant, ajoute-t-il « le grand avantage de lâInternet est que les gens peuvent aller chercher des informations alternatives ». Steve Bannon, proche de Donald Trump, thĂ©oricien de cette mondialisation rĂ©actionnaire et vĂ©ritable fasciste, apprĂ©ciera (25). Des « informations alternatives » âqui passent par tous les sites de « rĂ©information » â aux « faits alternatifs » (26) popularisĂ©s par Kellyanne Conway, ancienne conseillĂšre de Donald Trump, il y a une ligne directe, sans escales.

Mais les populistes clairement identifiĂ©s « de droite » ne sont pas les seuls « Ă qui on ne la fait pas », surtout en matiĂšre de critique de la technologie. Mentionnons quelques exemples dĂ©raisonnables dont le caractĂšre outrancier ne rivalise quâavec la dĂ©nĂ©gation (lâanti-discernement) dâune partie dâun lectorat sensible Ă la prose « dissidente » ou pas. De fait, le succĂšs de certains des propos citĂ©s ci-dessous auprĂšs dâun public « critique » (de type 2, se croyant donc confusĂ©ment de type 1), nâest pas nĂ©gligeable.
Ainsi du philosophe italien Giorgio Agamben, dĂ©clarant en plein confinement que « les professeurs qui acceptent â comme ils le font en masse â de se soumettre Ă la nouvelle dictature tĂ©lĂ©matique et de donner leurs cours seulement on line sont le parfait Ă©quivalent des enseignants universitaires qui, en 1931, jurĂšrent fidĂ©litĂ© au rĂ©gime fasciste » (27). DerriĂšre la provocation se loge un imaginaire heideggerien, câest-Ă -dire avalisant une primautĂ© de la technique sur la contingence du politique et ses rapports de force, et la soumission destructrice du politique Ă la technique.
Cette mystification par analogie opĂ©rĂ©e par le philosophe italien consiste en une triple nĂ©gation : de lâagir du corps enseignant, de la dĂ©cence, des conditions historiques et contextuelles. Restent les effets, pouvant contenter un public sensible au style kitsch et aux postures radicales.
Du mĂȘme tonneau, on trouve le philosophe anti-libĂ©ral Jean-Claude MichĂ©a. Ricanant contre les dĂ©fenseurs des droits humains, lâauteur nous dit que la « dĂ©shumanisation » rĂ©alisĂ©e par la Silicon Valley est « infiniment » plus importante que dans un rĂ©gime dictatorial, tel que, par exemple, celui de Bachar al Assad : « [âŠ] les dĂ©fenseurs officiels des «âŻdroits de lâhommeâŻÂ» â dâordinaire intarissables quand il sâagit de Poutine, de Maduro ou de Bachar al-Assad â [tendent] Ă se montrer dâune singuliĂšre discrĂ©tion chaque fois quâon les prie de prendre position sur le monde, certes moins brutal (du moins pour lâinstant), mais, Ă coup sĂ»r, infiniment plus dĂ©shumanisant (puisquâil ne vise rien moins quâĂ reprogrammer intĂ©gralement lâĂȘtre humain en fonction des seuls intĂ©rĂȘts des Ă©lites Ă©conomiques) dont les maĂźtres de la Silicon Valley, et leur inquiĂ©tante armĂ©e de savants fous, travaillent nuit et jour Ă prĂ©cipiter lâavĂšnement » (28).

Plus rĂ©cemment, un cadre du PTB (Parti du Travail de Belgique), a dĂ©clarĂ© sur Twitter Ă propos de la contestation populaire Ă la suite des Ă©lections au BĂ©larus : « Loukachenko nâest pas un rigolo, mais croire que le progrĂšs viendra de la conservatrice Svetlana TsikanovaskaĂŻa (« savoir acquis dans le monde des affaires »), et de Veranika Tsapkala, cadre Microsoft, câest se mettre le doigt dans lâĆil. » (Le tweet est maintenant effacĂ©).

Il y aurait beaucoup de choses Ă dire, notamment sur les diffĂ©rentes positions du PTB concernant les manifestations, et plus gĂ©nĂ©ralement sur sa politique internationale. Mais ce qui nous intĂ©resse ici, câest lâopĂ©ration de relativisation de la dictature biĂ©lorusse chez un militant marxiste-lĂ©niniste qui sâexprime via la crainte de voir Ă©merger une figure de lâopposition « cadre chez Microsoft ».
Ce syntagme, qui opĂšre comme un symbole de condensation (29), contient en lui-mĂȘme une charge virale (« Microsoft »), câest-Ă -dire la crainte politique du « techno-capitalisme » (30), jugĂ© pire qu’une dictature en place, coupable de crimes contre l’humanitĂ©. Câest lâapplication du paradigme de MichĂ©a.
AccÚs à Internet, illibéralisme et droits humains
Quoi que l’on pense des technologies numĂ©riques, on sait de longue date que couper ou restreindre Internet â ou parfois plus spĂ©cifiquement certaines messageries (32) â est un moyen aux mains dâappareils dâĂtats autoritaires pour punir, discipliner, contraindre une population (33). Une technique principalement appliquĂ©e dans les pays du « Sud global » (34, 35, 36), mais pas exclusivement, comme nous avons pu le voir en BiolĂ©rorussie (37).

Inversement, lâaccĂšs Ă internet est une jauge dĂ©mocratique intĂ©ressante. Le mensuel scientifique (peer-reviewed) First Monday (31) pointe Ă cet Ă©gard lâimportance de cet accĂšs : « Dans plusieurs pays du monde, l’accĂšs Ă Internet est considĂ©rĂ© comme un droit de l’homme. On sait que de telles lois ou dĂ©clarations politiques existent en Finlande, au Costa-Rica, en Estonie, en GrĂšce et en France. »
Qu’il soit ici cependant bien clair que ce nâest pas le seul fait auquel il faut ĂȘtre attentif. La libertĂ© dâexpression comme celle dâinformer est mal en point un peu partout dans le monde, y compris dans nos dĂ©mocraties trĂšs abimĂ©es. LâĂ©rosion de la dĂ©mocratie, que nous nâanalyserons pas ici, se manifeste par un regain dâusages techniques ou juridiques conduisant Ă des phĂ©nomĂšnes d’Ă©rosion profonde de lâĂtat de droit et Ă un recul historique du camp progressiste. Lâusage rĂ©pressif et policier du droit ouvre une sĂ©quence dâun illibĂ©ralisme dĂ©bridĂ© dont on peut craindre le pire.
Par ailleurs, les sociĂ©tĂ©s et Ătats europĂ©ens ne se privent pas de venir en aide Ă quelques despotes en mal de contrĂŽle antidĂ©mocratique. Quelques exemples, tirĂ©s dâun article de lâHumanitĂ© (2011) : « Amesys, filiale du groupe français Bull dont France Telecom possĂšde de nombreuses actions, a vendu Ă Kadhafi la technologie et la formation permettant de filtrer et censurer lâInternet libyen. Câest ce quâa rĂ©vĂ©lĂ© le Wall Street Journal. Information importante, mais lâĂ©minent quotidien sâen prend avec acharnement aux entreprises non amĂ©ricaines, oubliant un peu vite que câest Bluecoat, une sociĂ©tĂ© californienne, qui a fourni Ă al-Assad en Syrie les moyens de museler son peuple. [âŠ] En Iran, les autoritĂ©s sont passĂ©es maĂźtres dans lâart du contrĂŽle des tĂ©lĂ©communications grĂące Ă lâassociation Nokia-Siemens. [âŠ] On sait aussi que câest cette mĂȘme alliance qui a opĂ©rĂ© au BahreĂŻn. » (38)
Cameroun 2015-2017 : populisme numérique et refoulé autoritaire
Lâarticle de First Monday ne mentionnait pas seulement lâaccĂšs abordable Ă Internet comme droit de premiĂšre importance, mais Ă©galement : « L’idĂ©e d’utiliser le haut dĂ©bit sans fil pour rĂ©pondre aux besoins perçus de dĂ©veloppement du Sud [âŠ]. En 2003, une publication d’infoDev, du Wireless Internet Institute, et du Groupe d’Ă©tude des Nations unies sur les technologies de l’information et de la communication, intitulĂ©e The wireless Internet opportunity for developing countries, prĂ©conisait le dĂ©ploiement de la connection sans fil comme une option rapide et peu coĂ»teuse pour permettre aux pays en dĂ©veloppement de se connecter Ă Internet. » Pointons un effet collatĂ©ral de ce type dâengagement et citons le cas particulier du Cameroun. Ce cas est symptomatique de lâopportunisme politique associĂ© aux progrĂšs des technologies de lâinformation et de la communication.
La campagne Ă©lectorale de 2015 eut comme thĂšme principal, de la part du pouvoir, lâinstallation de la 4G. ProblĂšme : le PrĂ©sident est un vieux satrape autoritaire en place depuis 1982. Ă contre-courant des aspirations populaires, liĂ©es au niveau de vie, Ă lâemploi, ou Ă lâamĂ©lioration des infrastructures existantes (en ce compris le rĂ©seau 3G), Paul Biya ouvrit une guerre des opĂ©rateurs tĂ©lĂ©phoniques (39), alimentant un rĂ©cit techno-centriste et dĂ©veloppementaliste plutĂŽt que social et institutionnel. Une stratĂ©gie de diversion autant quâun besoin dâinvestisseurs Ă©trangers. Une volontĂ© sans doute rĂ©elle de « moderniser » le pays Ă©galement.
Ce que nous voulons pointer, ce nâest pas quâun rĂ©gime autoritaire ne puisse pas offrir de connexion Internet Ă sa population, mais quâil en fasse un usage policier. Cela nâa pas manquĂ©. Deux ans plus tard, en 2017, le PrĂ©sident ordonna la coupure, puis le rĂ©tablissement trois mois aprĂšs, dâInternet dans deux rĂ©gions du pays en proie Ă des contestations : « Câest par un communiquĂ© du jeudi 20 avril Ă la tĂ©lĂ©vision nationale que Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, a ordonnĂ© le rĂ©tablissement dâInternet dans la partie anglophone du pays. Mais cette coupure inĂ©dite aura eu le temps de battre un record : celui de la plus longue de lâhistoire du continent. » (40)

La coupure est une mĂ©thode brutale. Donc lorsque le gouvernement camerounais avertit que « lâĂtat veillera Ă ce quâInternet ne soit pas utilisĂ© pour la diffusion de messages jugĂ©s hostiles Ă la RĂ©publique », ce nâest que lâannonce dâune surveillance sur la durĂ©e, et le retour Ă une pratique politique archaĂŻque de lâordre. « La Machine », disait Gunther Anders, est « totalitaire » ; pas la politique. « Totalitaire » nâest sans doute pas le bon terme, mais on y rĂ©flĂ©chira Ă deux fois avant de pointer « la Silicon Valley » comme coupable idĂ©al.
La techno-critique face aux choix démocratiques
Un clivage plus essentiellement politique Ă©merge donc ici : les critiques progressistes de la technique, dont les discours peuvent alimenter de profondes rĂ©flexions, doivent hiĂ©rarchiser leurs combats (et sortir dâun biais ethnocentrique trĂšs prĂ©sent) et inclure une dissonance : les aspirations au bien-ĂȘtre matĂ©riel des populations ainsi que leur accĂšs aux nouvelles technologies de la communication ne sont pas nĂ©cessairement essentielles Ă la dĂ©mocratie. En revanche, lâinverse est vrai : refuser lâaccĂšs est illibĂ©ral, antidĂ©mocratique. Une fois les canaux ouverts, il nâest plus possible de revenir en arriĂšre sans pratiques autoritaires, sauf Ă opĂ©rer un saut rĂ©gressif, câest-Ă -dire accompagner la critique de la technologie de celle du pouvoir. Par ailleurs, bien souvent les canaux de communication sont dĂ©jĂ ultra dĂ©veloppĂ©s, pas au sens de lâinnovation technologique, mais en pratique. Le rĂ©cit de lâusage massif des tĂ©lĂ©phones portables sur le continent africain doit ĂȘtre pondĂ©rĂ© par les fractures numĂ©riques encore trĂšs importantes et la crĂ©ation de nouvelles inĂ©galitĂ©s (41).
Un saut rĂ©gressif serait dâavaliser, peu ou prou, dans une perspective qui se voudrait stratĂ©gique ou dâaveuglement idĂ©ologique, toute action qui Ă©voquerait une lutte contre lâobjet dĂ©criĂ© (ici, « la technologie »), sans tenir compte des usagers et du contexte politique. SchĂ©matiquement, les nouvelles technologies de lâinformation et de la communication sont des outils de progrĂšs social dĂšs lors que lâon observe un acharnement des appareils dâĂtats rĂ©actionnaires Ă les contrĂŽler. Si la liste des griefs Ă lâencontre des technologies numĂ©riques est longue, il est dans le mĂȘme temps important de conditionner cette rĂ©flexion Ă leur usage rĂ©el. Par exemple, nous dit Amnesty International (42), lorsque le gouvernement cubain renvoie une professeure dâĂ©cole pour avoir autorisĂ© les enfants de sa classe Ă utiliser WikipĂ©dia, car « les enfants doivent apprendre ce qui est Ă©crit dans les livres dâhistoire, et non chercher dâautres informations », on sâaperçoit que le bout de la lorgnette « techno-capitaliste » nâenglobe pas toutes les intrications de lâaccĂšs au numĂ©rique, surtout lorsque celui-ci se fait accĂšs Ă un savoir encyclopĂ©dique, libre de droits et contradictoire (et non pas « alternatif »)âŠ

LâĂ©ducation est saluĂ©e par les organismes internationaux, mais « ces rĂ©sultats sont compromis par des dĂ©cennies de censure hors Internet et par ce souhait apparent de crĂ©er une version cubaine de la rĂ©alitĂ© [âŠ], par le biais dâun accĂšs contrĂŽlĂ© Ă Internet ». Pourtant, nous dit le sociologue marxiste Erik Olin Wright, « bien que fonctionnant au sein dâun monde capitaliste, WikipĂ©dia reprĂ©sente un mode de production et de diffusion fondamentalement anticapitaliste dâune ressource ayant une valeur considĂ©rable aux yeux de nombreuses personnes » (43). Mais pas aux yeux du gouvernement cubain.
La connexion, lente mais rĂ©elle, du pays â notamment via son programme dâ« informatisation de la sociĂ©té » â ne se double pas nĂ©cessairement dâune plus grande libertĂ© dans lâusage du rĂ©seau, ni de remise en cause du contrĂŽle Ă©tatique et/ou de la rĂ©gulation des savoirs accessibles : « Tandis que les autoritĂ©s cubaines poursuivent leur stratĂ©gie de numĂ©risation, le gouvernement reste peu disposĂ© Ă mettre fin aux programmes de censure. »
Usages et arts de faire
En rĂ©alitĂ©, les technologies de lâinformation et de la communication sont des espaces extrĂȘmement propices Ă ce que le philosophe Michel de Certeau nomme des « arts de faire » : dĂ©tournements, bricolages, ruses et inventions du quotidien (44)âŠ
Plus structurĂ©e, toute une « sociologie des usages » a permis par la suite de mieux comprendre ces arts de faire et de proposer des cadres dâanalyses (45) dĂ©finissant « les luttes pour “lâalphabĂ©tisme informatique” et “lâappropriation sociale des technologies” comme une source possible dâautonomie pour les personnes et dâĂ©mancipation sociale et politique pour les groupes » (46). Loin de toute candeur, la sociologie des usages explore les « renoncements nĂ©gociĂ©s » au sein « des grands systĂšmes techniques, Ă©conomiques et politiques » : « Le concept de renoncement nĂ©gociĂ© permet de considĂ©rer la dialectique de la mise en conformitĂ© des usagers au systĂšme technique et de lâappropriation, loin dâĂȘtre linĂ©aire et ordonnĂ©e [âŠ]. De fait, le renoncement nĂ©gociĂ© prend en considĂ©ration deux forces qui semblent sâopposer : ĂȘtre agi et ĂȘtre acteur. » (47)

Il en va de mĂȘme pour comprendre lâinsuffisance de lâopposition aux « Technologie » lorsquâelle se fait trop systĂ©matique. Un systĂšme de causalitĂ© critique trop rigide empĂȘche de penser les lignes de force qui traversent les oppositions (tel que nous lâavons vu avec les liens entre dĂ©mocratie et accĂšs Ă internet). Le « totalitarisme de la Machine » (Anders, Gorz), sâil existe, ne sâĂ©value (ou ne se rĂ©fute) pas seulement au vu des « synergies connexionnelles » et permanences communicationnelles, mais surtout en prenant en compte les usages â des adaptations aux contraintes â, la variation des rĂ©actions des individus face aux innovations, etc.
De mĂȘme, cette libertĂ© dâusage est potentiellement rĂ©cupĂ©rĂ©e pour des usages complotistes, antisociaux, etc. Soucieux quâune rĂ©sistance Ă un avenir menaçant â liĂ© Ă une course absurde Ă lâinnovation, par exemple, devenue antinomique de progrĂšs social â se constitue sur base dâune intelligence politique progressistes, valorisons le partage dâune « culture technologique » (technological literacy), et de discussions libres sur les rĂ©gulations Ă apporter aux technologies de lâinformation et de la communication.
Ăpilogue : techno-prophĂštes contre fossoyeurs de lâHumanitĂ©
Nous lâavons vu, selon MichĂ©a, la dĂ©shumanisation et la brutalitĂ© (Ă venir) de lâidĂ©ologie « folle » de la Silicon Valley seraient des angles morts des dĂ©fenseurs des droits humains. Leur empressement coupable Ă dĂ©noncer les appareils dâĂtat tyranniques ou autoritaires serait rĂ©vĂ©lateur dâun manque de discernement quant aux dĂ©rives de lâinnovation technologique. Cette position â fausse et outranciĂšre â ne doit pas masquer lâargument principal : la Silicon Valley serait plus dangereuse que les Ătats-nations qui assassinent leurs opposants ; criminels de guerre et dictateurs vaudraient mieux qu’entrepreneurs Ă succĂšs californiens. Avec MichĂ©a, nous nous trouvons face Ă une construction mythique, une histoire créée pour faire peur et thĂ©oriser les luttes politiques Ă venir, certes, mais sur la base de confusions politiques.

Maryanne Regal Hoburg – 1982 – Stanford University Library
Dâun autre cĂŽtĂ©, avec rigueur, mais Ă©galement une mordante ironie, le sociologue Arnaud Saint-Martin dĂ©crit lâidĂ©e que se font les disciples de la « pensĂ©e » de la Silicon Valley (48), dont les livres envahissent les Ă©tals de nos librairies. Il Ă©voque trĂšs adĂ©quatement lâidĂ©e folle qui veut que des ingĂ©nieurs, entrepreneurs et multimillionnaires philantro-capitalistes rĂ©volutionneraient la pensĂ©e depuis leur bureau (alors quâils ne sont que « des sous-produits du capitalisme technologique amĂ©ricain » gorgĂ©s de partenariats public-privĂ©). Lâauteur dresse le tableau dâun parfait esprit pro-business contemporain, sensible aux « spiritualitĂ©s New Age », pour qui « les robots et lâinnovation “disruptive” gĂ©nĂ©reraient des profits pour lâHumanitĂ© toute entiĂšre ». Il ajoute : « Ces pensĂ©es oraculaires jouissent dâune certaine aura dans les milieux sociaux et politiques obsĂ©dĂ©s par lâĂ©conomie de la “connaissance” et la rupture par lâinnovation. »
Ce qui est ici intrigant, câest que cette description est reprise â en nĂ©gatif â par certains commentateurs apocalyptiques, pris au piĂšge des mĂȘmes fascinations mythologiques, produisant les mĂȘmes bigoteries, « pensĂ©es-slogan » et autres « idĂ©es Ă impact ». Et dont les livres font face Ă ceux des disciples de la pensĂ©e des ingĂ©nieurs-capitalistes de Palo Alto. Ces « pensĂ©es » sont pareillement bĂąties sur la prise au sĂ©rieux des rĂ©cits dâauto-affirmations disruptives â nĂ©cessaires au marketing et Ă la cyber-capitalisation boursiĂšre â des « diffuseurs de la pensĂ©e high tech ».
Les techno-prophĂštes des uns (Elon Musk, Steve Jobs, etc.) deviennent, dans le mĂȘme geste religieux, les fossoyeurs de lâhumanitĂ© pour dâautres.

Monique Pinçon-Charlot semble Ă ce titre se faire une spĂ©cialitĂ© de la relecture apocalyptique de la lutte de classe. Selon elle, lâobjectif des Ă©lites capitalistes contemporaines, de « la caste », ou de la bourgeoisie â y compris les enfants ? (49) â « câest bien dâexterminer la moitiĂ© la plus pauvre de lâhumanitĂ©, avec lâarme terrible quâest le dĂ©rĂšglement climatique. [âŠ] Câest un holocauste climatique ». Elle nâhĂ©site pas Ă passer du climat au virus, rĂ©itĂ©rant cette proposition dâ« holocauste » dans le film Hold Up. Quel rapport avec les nouvelles technologies ? Selon Monique Pinçon-Charlot : « Le dĂ©veloppement de lâintelligence artificielle et de la robotisation de nombreuses tĂąches permettrait aux « capitalistes » de se passer dâune part importante de leur main-dâĆuvre. » (50) Et donc de les « exterminer ».
Une autre grande figure de la dissidence et de la « pensĂ©e critique », Franck Lepage, Ă©galement en dĂ©shĂ©rence intellectuelle depuis de longues annĂ©es, et revendiquant fiĂšrement son compagnonnage avec le confusionnisme dâĂtienne Chouard, sâinquiĂšte lui, au contraire, de la paranoĂŻa autour des chiffres des morts dans une communication cochant toutes les cases du conspirationnisme le plus vulgaire : « Bill Gates milite publiquement pour la vaccination obligatoire et le contrĂŽle total des populations. En tant que principal financeur de lâOMS, il a conduit Ă assouplir les rĂšgles permettant de dĂ©clarer une pandĂ©mie. » (51)
Devant de telles contradictions, le penseur critique (de type 2) devra choisir, ou se faire une raisonâŠ

Restons-en lĂ , tant lâinstrumentalisation de la misĂšre sociale et des problĂšmes de santĂ© â y compris mentale â est indĂ©cente, sans parler de celle du gĂ©nocide nazi. Sans parler non plus de la mĂ©connaissance des objets techniques, de Marx ou de Bourdieu â rĂ©fĂ©rences revendiquĂ©es des auteurs prĂ©citĂ©s â ou de la souillure posĂ©e sur la dĂ©marche sociologique rabaissĂ©e au complotisme de comptoir.
Rien, dans cette dĂ©marche confuse de « pensĂ©e critique », ne permet de comprendre les ambivalences de la gouvernementalitĂ© algorithmique, du dĂ©veloppement de la Chine ou du Cameroun, de lâaccĂšs au savoir via des ressources en ligne, de la libertĂ© dâexpression, du capitalisme contemporain, des phĂ©nomĂšnes complotistes, des pratiques illibĂ©rales en cours dans nos dĂ©mocraties, ou de clarifier les enjeux technologiques, humanistes et progressistes.
Bref, les inquiĂ©tudes lĂ©gitimes sont dĂšs lors substituĂ©es par des pensĂ©es qui dĂ©raisonnent, et qui se veulent « critiques ». Quâest-ce Ă dire ? Revenons une fois encore vers Descartes. Pour pouvoir faire de bons jugements, il sâagit de ne pas assentir â trouver bon â Ă des prĂ©jugĂ©s. Mais le philosophe va plus loin : les habitudes conduisant Ă des reprĂ©sentations claires relĂšvent de la volontĂ©, non pas dâun entendement donnĂ©.
Disons-le en des termes plus contemporains : promouvoir la comprĂ©hension des rĂ©gimes de vĂ©ridiction (52), faire preuve de discernement en promouvant la contradiction des idĂ©es et non lâopposition des identitĂ©s ; et plus encore, engager la « pensĂ©e critique » Ă faire son examen de conscience, entre « engagement et distanciation » (53).
Il convient pour cela dâen finir avec les excĂšs de symĂ©trisations inhĂ©rentes aux prĂ©jugĂ©s de la « pensĂ©e critique », de transformer la nĂ©cessaire part de solitude en association basĂ©e sur la comprĂ©hension et lâanalyse. DâĂȘtre en mesure, Ă©galement, de faire preuve dâhumilitĂ©, non pas seulement en reconnaissant une mĂ©connaissance, mais en rejoignant, si possible avec prudence, des pensĂ©es majoritaires. Cette prudence, câest se rendre capable â cette volontĂ© dont parle Descartes â de se confronter collectivement aux bonnes pratiques de la connaissance, ses gĂ©nĂ©alogies, ses complications et ses clivages.
En somme, se diriger collectivement vers des pratiques critiques dĂ©mocratiques et salutaires, Ă rebours des tentations sectaires et isolationnistes qui font le lit de l’illibĂ©ralisme et des rĂ©cits communs conspirationnistes.
Notes
1 AndrĂ© Gorz, Penser lâavenir. Entretien avec François Noudelmann (2005), La DĂ©couverte, 2019, p. 86 ; 90.
2 Claude LĂ©vi-Strauss, Lâanthropologie face aux problĂšmes du monde moderne, Seuil, 2011, p. 16.
3 Parmi la littérature « techno-critique », citons : François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
4 Antoinette, Berns Thomas, « GouvernementalitĂ© algorithmique et perspectives d’Ă©mancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », RĂ©seaux, 2013/1 (n° 177), p. 163-196.
5 Shoshana Zuboff, L’Ăge du capitalisme de surveillance, Ă©ditions Zulma, 2018. Voir aussi , « Le capitalisme de la surveillance. Un nouveau clergĂ© », Esprit, 2019/5 (mai), p. 63-77.
6 Ăditorial : « Chine, lâempire du contrĂŽle », Le Monde, 19 fĂ©vrier 2019.
7 Daoxiu Wang, « Le pouvoir chinois en quĂȘte du nouvel Homme », Ballast, 2020/1 (n° 9), p. 78-89.
8 Les supports de la monnaie et leur dĂ©matĂ©rialisation : de l’Ă©lectrum aux cryptomonnaies, par Pascal Baudeau.
9 Commission mondiale sur lâavenir du travail, Note dâinformation â Impact des technologies sur la qualitĂ© et la quantitĂ© des emplois, Organisation Internationale du Travail, fĂ©vrier 2018. On pourra lire Ă©galement : Ariell Reshef et Farid Toubal, Mondialisation et technologie : crĂ©atrices
ou destructrices dâemploi ?, Dans LâĂ©conomie mondiale 2018, La DĂ©couverte, collection RepĂšres, 2017.
10 Orientons le lecteur vers cet ouvrage : Xavier Guchet, Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, PUF, 2010.
11 Voir Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.
12 Nous renvoyons les lecteurs vers le site zet-ethique.fr et le compte twitter suivant : https://twitter.com/DrBaratin
13 « Faire ses propres recherches » a été détourné par la mouvance sectaire QAnon. « La recherche » est une étape visant à corroborer les messages laissé par le mystérieux Q. à lire ici, en deux parties.
14 Gilets Jaunes et démocratie numérique à voir ici.
15 On se reportera aux articles suivants : William Audureau et Adrien SĂ©nĂ©cat, PlongĂ©e au cĆur du Facebook des « gilets jaunes » (Le Monde, 30 janvier 2019) et Roman Bornstein, En immersion numĂ©rique avec les “Gilets Jaunes”, Fondation Jean-JaurĂšs, 14 janvier 2019.
16 Pour aller plus loin : Julien Chanet, Lâexplication par le complot, Bruxelles LaĂŻque Ăchos, 2020.
17 Citation du texte de Michel Onfray Le réel et le légal, ici.
18 Nous faisons nĂŽtre une approche dĂ©veloppĂ©e par le philosophe et talmudiste Ivan SegrĂ©, dans ses ouvrages et interventions, que lâon peut rĂ©sumer ainsi : ce qui importe, ce qui est significatif, ce ne sont jamais les identitĂ©s constituĂ©es. Les division significatives ne sont jamais ce qui sĂ©pare les identitĂ©s constituĂ©es, mais les divisions qui les traversent. Par exemple, les divisions internes au judaĂŻsme, au christianisme, Ă lâislam, Ă la laĂŻcitĂ©, en un versant progressiste ou rĂ©actionnaire.
19 https://www.cnrtl.fr/
20 Denis Kambouchner, Frédéric de Buzon, Le vocabulaire de Descartes, Ellipse, 2011.
21 Nous ferons référence à la traduction suivante : La sale guerre contre Soros, Page de gauche, 30 décembre 2018. Article paru initialement en anglais sur le site du GLI: The Dirty War Against George Soros (Dan Gallin, August 2018)
22 En France, lâhebdomadaire dâextrĂȘme droite Valeurs Actuelles titrait en couverture, en mai 2018 : « Le milliardaire qui complote contre la France. RĂ©vĂ©lations sur George Soros, le financier mondial de lâimmigration et de lâislamisme ».
23 Evgeny Morozov, Les populistes divisés face à la Silicon Valley, Silicon Circus, Blog du Monde Diplomatique, 18 janvier 2019.
24 Entrevista a Michel Onfray. La cretinizacion progresiva del pueblo constituye un verdadero problema. (notre traduction) 20 mars 2020.
25 Par ailleurs, on ne sait plus si câest Michel Onfray ou Steve Bannon qui parle lorsque ce dernier dit : « Je dirais que je suis Ă la fois populiste, nationaliste et souverainiste, avec une tendance traditionaliste dans la mesure oĂč je dĂ©fends la structure familiale et les valeurs traditionnelles. » Pour en savoir plus sur Onfray et son projet « Front populaire », voir les articles publiĂ©s sur le site de lâINRER.
26 Pour savoir ce qu’est un fait alternatif, lire ici.
27 Giorgio Agamben, « Requiem pour les étudiants », Lundi Matin, 9 juin 2020.
28 Jean-Claude Michéa, « Le loup dans la bergerie, Scolies choisis », Les amis de Bartelby, 2018.
29 Symbole de condensation : « Câest âun nom, un mot, une phrase ou une maxime qui suscite des impressions vives impliquant la plupart des valeurs de base de lâauditeur et prĂ©pare lâauditeur Ă lâactionâ » voir : Julien Chanet, « Les rĂ©seaux sociaux comme espaces publics », Bruxelles LaĂŻque Ăchos, septembre 2020.
30 Lire aussi : Faustine Vincent, Antoine Delaunay et Thomas dâIstria : « Comment la “Silicon Valley” biĂ©lorusse sâest retournĂ©e contre Loukachenko», Le Monde, 16 octobre 2020.
31 âDigital inequalities 3.0: Emergent inequalities in the information ageâ (Laura Robinson et al.), First Monday, vol. 25, n° 7 – 6 juil. 2020.
32 Dounia Hadni, avec AFP, « WhatsApp, application “la plus dangereuse” pour les autoritĂ©s », LibĂ©ration, 02 octobre 2019 : lâarticle prend en exemple les cas de censure au Liban, Syrie, Irak, Ămirats Arabes Unis, Ăgypte, Maroc.
33 Il sâagit moins de viser ici les statuts des rĂ©gimes politiques que leurs pratiques, lâInde et le VĂ©nĂ©zuela Ă©tant des dĂ©mocraties selon les institutions internationales.
34 GrĂ©goire Ryckmans et JĂ©rĂ©my Derhertogh, « Les coupures politiques d’Internet deviennent de plus en plus frĂ©quentes dans le monde », RTBF, 23 dĂ©cembre 2019.
35 Christopher Giles & Peter Mwai, « OĂč et comment les gouvernements
bloquent-ils internet », BBC Reality Check, 4 novembre 2020.
36 « Les autoritĂ©s iraniennes ont dĂ©libĂ©rĂ©ment coupĂ© Internet durant le mouvement de contestation qui a secouĂ© tout le pays en novembre 2019, dissimulant la vĂ©ritable ampleur des homicides illĂ©gaux commis par les forces de sĂ©curitĂ©, a dĂ©clarĂ© Amnesty International le 16 novembre 2020. » Iran. Coupure volontaire dâInternet pendant la rĂ©pression meurtriĂšre des manifestations de novembre 2019 â nouvelles investigations, Amnesty International, 16 novembre 2020.
37 Tatiana Serova, « En BiĂ©lorussie, des coupures internet pour freiner lâopposition », LibĂ©ration, 18 aout 2020 ; Martin Untersinger, « En BiĂ©lorussie, lâaccĂšs Ă Internet est toujours perturbĂ© aprĂšs une nuit de rĂ©pression », Le Monde, 11 aoĂ»t 2020.
38 Pierric Marissal, « Ces entreprises qui aident les dictatures Ă contrĂŽler leur population », lâHumanitĂ©, 01 septembre 2015.
39 Josiane Kouagheu, « Cameroun : entre opérateurs téléphoniques, la bataille pour la 4G est lancée », Le Monde Afrique, 24 décembre 2015.
40 https://www.courrierinternational.com/article/cameroun-paul-biya-retablit-internet-apres-trois-mois-de-coupure
41 Ăvariste DakourĂ©, « TIC et dĂ©veloppement en Afrique : approche critique dâinitiatives et enjeux », Revue française des sciences de lâinformation et de la communication [En ligne], 4 | 2014.
42 « Le paradoxe dâInternet Ă Cuba : comment le contrĂŽle et la censure en ligne mettent en pĂ©ril les avancĂ©es du pays en matiĂšre dâĂ©ducation », Amnesty International, 29 aout 2017. https://cutt.ly/1dH0d32,
43 Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siÚcle, La Découverte, 2020, p.104.
44 Michel de Certeau, Lâinvention du quotidien, 1 : Arts de faire, Gallimard, 1990.
45 N. Oudshoorn et T. Pinch (dir.), How Users Matter. The Co-Construction of Users and Technology, Cambridge, MIT Press, 2005.
46 Serge Proulx, « La sociologie des usages, et aprĂšs ? », Revue française des sciences de lâinformation et de la communication [En ligne], 6 | 2015. Ăgalement : CĂ©cile MĂ©adel , « Une histoire de lâusager des technologies de lâinformation et de la communication (TIC) », Le Mouvement Social, 2019/3 (n° 268), p. 29-44.
47 GeneviÚve Vidal, « Prendre la mesure du renoncement négocié », Multitudes, vol. 68, no. 3, 2017, pp. 54-59.
48 Arnaud Saint-Martin, « Note sur les “penseurs” de la Silicon Valley », Savoir/Agir, 2020/1 (N° 51), p. 79-86.
49 En rĂ©fĂ©rence Ă ses propositions dĂ©lirantes â tant du point de vue politique que du mĂ©tier de sociologue â concernant une reproduction sociale de la domination qui opposerait les enfants entre eux, et qui confine Ă la reproduction biologique et Ă la guerre sociale. Dans un livre pour la jeunesse : « Les enfants de la bourgeoisie disposent de tant d’avantages qu’ils se sentent supĂ©rieurs aux autres dĂšs les plus jeune Ăąge. » Voir ici.
50 Laurent Cordonier, Monique Pinçon-Charlot et lâ”lâholocauste climatique” : autopsie dâune thĂ©orie du complot, Conspiracy Watch, 27 mai 2020.
51 Voir cet écrit de Franck Lepage sur sa page Facebook ici.
52 De fait, cette mystique de lâentendement comme volontĂ© aura de savantes remises en question. Citons Spinoza, Marx, Durkheim, Freud, Bourdieu, Foucault, Simondon â sans oublier, sur le plan du dĂ©centrement humain, Copernic et Darwin. Reste quâen terme dâĂ©thique politique, il nous semble opportun de ne pas descendre sous Descartes, au risque dâun Ă©branlement, voire dâun dĂ©chaĂźnement des pulsions de mort, de nos passions tristes, de tout cadre dâindividuation. Lâentendement comme volontĂ© nâĂ©tant pas que la libĂ©ration dâun « Ă©goĂŻsme naĂŻf », mais aussi la possibilitĂ© de sa rĂ©gulation, et dĂšs lors, de la comprĂ©hension des rĂ©gimes de vĂ©ridiction : « Si toutes ces analyses se font nĂ©cessairement Ă travers un matĂ©riau historique, ce matĂ©riau historique a pour objectif de montrer, non pas combien la vĂ©ritĂ© est changeante ou la dĂ©finition du sujet relative, mais de quelle façon les subjectivitĂ©s comme expĂ©riences de soi et des autres se constituent Ă travers les obligations de vĂ©ritĂ©, Ă travers les liens de ce quâon pourrait appeler la vĂ©ridiction. La constitution des expĂ©riences de soi et des autres Ă travers lâhistoire politique des vĂ©ridictions, câest cela que jâai essayĂ© de faire jusquâĂ prĂ©sent. (p. 15â16) » Michel Foucault in Arnaud Welfringer, « Ce rĂ©el en quoi consiste le discours ». Sur SubjectivitĂ© et vĂ©ritĂ© de Foucault », Acta fabula, vol. 15, n° 10, « Ăcouter Foucault », dĂ©cembre 2014.
53 En référence à Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, Fayard, 1993.
* Julien Chanet est délégué à la communication sociopolitique, diplÎmé des masters en Science Politique (ULB) et Information et Communication (UCL).
Mes sincĂšres remerciements Ă Isabelle Kersimon et Jean-Yves PranchĂšre pour leur confiance.
En une: John McCann/M&G et Mathias en el Mundo.
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