Par Julien Chanet*

Le succĂšs du film Hold Up et les dĂ©bats sur la maniĂšre de rĂ©pondre Ă  ses thĂšses inspirent Ă  Julien Chanet une rĂ©flexion plus large sur l’indispensable dimension collective de la validation de la pensĂ©e critique. Et il en appelle Ă  Descartes.

La puissance, rĂ©elle ou fantasmĂ©e, des firmes liĂ©es aux technologies numĂ©riques est rĂ©guliĂšrement au cƓur de nos interrogations quant Ă  l’état de nos libertĂ©s. Mais quel appareil critique dĂ©ployer ?
Comment faire la part des choses entre les critiques impĂ©rieuses, lĂ©gitimes, et celles qui obscurcissent la pensĂ©e ? Cet essai entend patiemment dĂ©plier les arguments sur le dĂ©passement d’une « pensĂ©e critique » confuse en s’appuyant sur l’exemple des contestations Ă  l’encontre du dĂ©veloppement technologique.

La technologie en procĂšs

Que l’on parle d’anciennes start-ups devenues des monstres monopolistiques – mais conservant une image fun – ayant profitĂ© substantiellement d’aides financiĂšres d’État et jouant le jeu de l’optimisation fiscale en rĂ©gime capitaliste, ou de rĂ©gimes autoritaires dĂ©veloppant des outils de surveillance de masse, les droits et libertĂ©s s’évaluent bien souvent Ă  la lumiĂšre des dĂ©fricheurs des espaces numĂ©riques.
De la Chine Ă  la Californie, de l’Afrique Ă  l’Europe, le « techno-capitalisme Â» ou « idĂ©ologie de la Silicon Valley Â» inonde le monde, et rares sont les poches de rĂ©sistance. Ces expressions renvoient Ă  ce que le philosophe et thĂ©oricien de l’écologie politique AndrĂ© Gorz nomme « le produit de la science et du capital mathĂ©matisĂ©s Â», et citant GĂŒnther Anders, philosophe critique de la technologie : « Totalitaire, ce n’est pas la sociĂ©tĂ©, ce n’est pas la politique qui mĂ©rite ce mot ; c’est la machine. » (1)

AndrĂ© Gorz et son Ă©pouse Dorine. La DĂ©couverte

Que l’on soit dans l’immĂ©diat aprĂšs-guerre, celui des armes nuclĂ©aires, ou dans le monde contemporain prenant en considĂ©ration les transformations Ă©cologiques, la jonction entre « science Â», « technologie Â» et « progrĂšs Â» est remise en cause. Et trouve ainsi des Ă©chos au scepticisme de l’anthropologue Claude LĂ©vi-Strauss : « Longtemps acte de foi, la croyance en un progrĂšs matĂ©riel et moral vouĂ© Ă  ne jamais s’interrompre subit ainsi sa crise la plus grave. Â» (2)

Critique de la technologie

Prenons, pour faire tenir notre dĂ©monstration consistant Ă  donner corps Ă  une critique de la « pensĂ©e critique Â», un exemple parmi les griefs des critiques contemporaines de la technologie que l’on peut raisonnablement concevoir sous influence des trois intellectuels citĂ©s. Car il est vrai que le progrĂšs technique a quelquefois une bien mauvaise tĂȘte (3).
Cet exemple apte Ă  alimenter l’inquiĂ©tude Ă  l’encontre de ce progrĂšs est celui qui concerne le dĂ©veloppement de « la gouvernementalitĂ© algorithmique Â» mis en avant par les chercheurs Thomas Berns et Antoinette Rouvroy (4), dont l’usage, il faut y insister, n’est pas dĂ©fini Ă  l’avance. La politique des donnĂ©es est une pratique subtile, complexe, et elle nĂ©cessite soin et intelligence collective. Une collecte et un traitement de donnĂ©es massivement disponible peuvent servir Ă  mieux connaĂźtre la population et rĂ©pondre Ă  ses besoins – la mise en place d’un État social –, tout comme servir Ă  des fins de contrĂŽle, Ă  un renforcement de politiques sĂ©curitaires. À ce sujet, nous pouvons renvoyer vers le livre de Shoshana Zuboff intitulĂ© L’Âge du capitalisme de surveillance (5).

Quoi qu’il en soit, la politisation et la critique « des donnĂ©es Â» passe par une plus grande prise de conscience de l’impact de leur multiplication, ainsi que des usages qui en sont faits. Autrement dit, penser les donnĂ©es, c’est penser les normes, c’est penser le droit. Un pays revient sans cesse lorsque nous Ă©voquons le volet rĂ©pressif et sĂ©curitaire, dystopique diront certains : la Chine, cet « empire du contrĂŽle Â» (6). Donnons quelques Ă©lĂ©ments de contexte : le Parti-État chinois, en vue d’installer un Ă©thos juridique – de ses reprĂ©sentants et de la population en gĂ©nĂ©ral –, Ă©thos fait de loyautĂ© et de bien commun, entend multiplier les services publics et les contraintes autoritaires. Cela en vue et avec l’objectif officiel de casser les relations de corruption et d’établir un lien de confiance avec les institutions, les administrations. Pour cela, il installe un quadrillage numĂ©rique du pays dont le cĂ©lĂšbre « crĂ©dit social Â». La crĂ©ation d’une hiĂ©rarchie de la rĂ©putation sociale ayant des effets sociaux et Ă©conomiques, de libertĂ© de circulation, etc. ne sont qu’une partie visible de l’iceberg. Le pays offre un exemple flagrant de « solutionnisme technique Â» Ă  une Ă©chelle continentale. Ce qui est somme toute cohĂ©rent : une technocratie autoritaire, dĂ©veloppant un capitalisme d’État et branchĂ©e sur des innovations techniques et sociales, entend avant tout dĂ©montrer la parfaite efficacitĂ©, « transparence Â» voire neutralitĂ© de sa politique, et non proposer une quelconque mise Ă  l’épreuve par la discussion dĂ©mocratique

« [
] il s’agirait avant tout de gĂ©nĂ©raliser la 5G dans les villes et de garantir une couverture Ă  98 % des villages ruraux d’ici 2020. Tout cela est fort bien rĂ©sumĂ© par Le Quotidien du peuple : « [L]’omniprĂ©sence des rĂ©seaux amĂšne l’omniprĂ©sence du calcul, l’omniprĂ©sence des logiciels, l’omniprĂ©sence des donnĂ©es, l’omniprĂ©sence des connexions, de sorte Ă  Ă©tablir des fondements solides Ă  la sociĂ©tĂ© intelligente. Â» Six autres volets viennent complĂ©ter ce tableau : numĂ©risation des politiques d’amĂ©nagement, optimisation des systĂšmes de transport et de contrĂŽle, optimisation des services publics grĂące au big data et Ă  l’intelligence artificielle, Ă©dification d’une « sociĂ©tĂ© de la sincĂ©ritĂ© Â» (chengxin shehui) (ou « sociĂ©tĂ© du bon comportement Â») garantissant la sĂ©curitĂ© dans tous les domaines, fusion de toutes les industries (touristique, culturelle, de divertissement, etc.) avec l’informatique et, enfin, rationalisation des prises de dĂ©cision gouvernementales pour « maĂźtriser la condition sociale et les opinions du peuple, afin d’édifier un État lumineux et transparent Â» (7).

Gilles Sabrié / New York Times

Outre cette mise en lumiĂšre, on pourra s’inquiĂ©ter du coĂ»t Ă©cologique, du dĂ©veloppement technologique du marchĂ© des armes, de la course Ă  l’innovation alimentant un systĂšme Ă©conomique sans vision, de l’usage des bases de donnĂ©es jugulant la libertĂ© de circulation, des consĂ©quences antidĂ©mocratiques des avancĂ©es de la reconnaissance faciale ou de la dĂ©matĂ©rialisation continue de la monnaie. Bien que ce dernier soit un thĂšme trĂšs rĂ©pandu dans les rĂ©cits complotistes, cette question est pourtant importante : se passer de monnaie fiduciaire serait une transformation majeure, historique (8). On citera Ă©galement la nĂ©cessaire attention Ă  porter aux reconfigurations du marchĂ© de l’emploi et de la division (internationale) du travail du fait des fractures numĂ©riques et de l’automatisation : ce que certains appellent « la rĂ©partition des dividendes technologiques Â», dont les pertes et les gains sont complexes Ă  Ă©valuer tant ils sont liĂ©s Ă  un processus de « destructions crĂ©atrices Â» (9). Concernant un Ă©ventuel « antihumanisme Â» (ou un « amoralisme Â» Ă©voquĂ© par Levi-Strauss) portĂ© par le dĂ©veloppement technologique, nous ne rĂ©pondrons pas Ă  cette Ă©pineuse question philosophique (10) et anthropologique. Mais elle permet d’embrayer sur l’observation que certaines critiques portent sur notre possible dĂ©subjectivation, sur les transformations bioĂ©thiques, ou « transhumanistes Â».

Unesco / Michel Ravassard

Bien comprises, ces interpellations mĂ©ritent des discussions argumentĂ©es, des dĂ©libĂ©rations dĂ©mocratiques prenant nĂ©cessairement des formes contradictoires, voire houleuses, sur la validitĂ© empirique, scientifique. Sur la cohĂ©rence idĂ©ologique et les visĂ©es politiques Ă©galement. Avançons nĂ©anmoins que les critiques liĂ©es Ă  des courants d’écologie dite intĂ©grale fantasmant sur la « Technique Â» et le « ProgrĂšs Â» comme sources de nos malheurs de nature civilisationnelle dĂ©tournent l’attention et construisent des « hommes de paille Â» pour avancer un agenda socialement conservateur. Il ne s’agit pas de dĂ©nier Ă  tout un chacun le choix du conservatisme.
Mais l’usage des catĂ©gories mĂ©taphysiques comme la Science, la Technique, le ProgrĂšs Ă  des fins politiques appelle des critiques politiques en retour. En figurant une vision naturaliste et idĂ©aliste de la condition humaine, ils se dĂ©tachent du dĂ©bat liĂ© aux conditions matĂ©rielles d’existence, et Ă  leurs nĂ©cessaires reconfigurations avec l’idĂ©e de libertĂ© (11).

NOTA : Ce petit tour d’horizon n’a pas d’autre but que de rendre compte d’arguments permettant d’alimenter une « rĂ©flexion critique Â», en prenant appui sur les nouvelles technologies. Une fois cela posĂ©, poursuivons notre cheminement liant positionnement politique, questionnement critique et apprĂ©hension technologique. On le voit, aborder cette derniĂšre, et son dĂ©veloppement, porte sur les fondements et projections politiques qui les sous-tendent. S’élever contre l’asservissement et l’aliĂ©nation que provoquerait l’usage des outils façonnĂ©s et promus par le « techno-capitalisme Â» (ou le Parti-État chinois) ne dĂ©finit pas de clivage politique en soi. DĂšs lors, ces craintes et ces critiques peuvent-elles dĂ©boucher sur des prises de position dĂ©raisonnables ? AssurĂ©ment, mais tout n’est pas perdu. Tentons d’éclaircir ce point pas Ă  pas.

Exigences et dévoiements de la critique

« PensĂ©e critique Â» et libertĂ© de philosopher

Qu’il s’agisse de vieux rĂ©sistants ou de nouveaux convertis, de « dissidents Â» ou de militants, laissons volontairement cette notion dans le flou pour pointer les postures Ă  l’Ɠuvre, les ralliements identitaires, les affects partagĂ©s. Nous verrons ensuite les points de ralliement avec les critiques de la technique, ainsi que les contradictions dĂšs lors que ces techniques investissent le champ de la communication. Le prix de la dissidence, de la posture critique, peut ĂȘtre extrĂȘmement lourd Ă  payer lorsque sont Ă©valuĂ©es la rigueur, l’honnĂȘtetĂ©, et paradoxalement, l’indĂ©pendance des arguments et des raisonnements.
Les « penseurs critiques Â» dĂ©signent ici non pas les intellectuels critiques (par exemple hĂ©ritiers de l’École de Francfort), mais celles et ceux qui investissent l’« autodĂ©fense intellectuelle Â» comme viatique politique. AnimĂ©s, majoritairement de bonne foi, par l’attention portĂ©e Ă  « Ă©largir leur regard Â» , ou « rĂ©tablir l’équilibre entre les discours Â», bref, appliquer en grande partie ce que l’école rĂ©publicaine leur a enseignĂ© : « apprendre Ă  apprendre Â», « raisonner Â», « croiser les sources Â», « argumenter Â», etc. Nous verrons oĂč se situent les problĂšmes et les limites.

La proposition que nous formulons est la nĂ©cessitĂ© d’investir polĂ©miquement la « pensĂ©e critique Â».
Il ne s’agit pas de rentrer dans une discussion savante concernant cette pensĂ©e (12). Nous questionnerons avant tout le recours et l’attachement argumentatif Ă  cette posture, qu’elle se dĂ©veloppe dans des contextes politiques, militants, ou qu’il s’agisse d’un simple reliquat des programmes Ă©ducatifs. En ce sens polĂ©mique, « la pensĂ©e critique Â» est le point de ralliement de « ceux Ă  qui on ne la fait pas » (« je ne suis pas un mouton »).

PrĂ©cisons que cette « pensĂ©e critique Â», Ă  laquelle nous tentons de donner un sens pĂ©joratif dans le cadre de cette rĂ©flexion, est une posture qui repose sur (au moins) deux mĂ©thodes : la premiĂšre, que nous ne ferons qu’effleurer, consiste Ă  se rassasier toujours aux mĂȘmes sources, tout en pensant les varier. C’est une situation qui concerne principalement les nouveaux convertis. Et pour les porte-parole de la « pensĂ©e critique Â», il s’agit de consolider, auprĂšs de leurs partisans, disciples, lectorats, des bulles de filtre : discuter certains concepts ou auteurs dans un pĂ©rimĂštre restreint, et dĂ©nigrer parfois violemment ce qui s’oppose (ou s’autorise Ă  contredire, Ă  nuancer). Il peut en Ă©merger des approfondissements thĂ©oriques d’une grande qualitĂ©, des spĂ©cialisations, mais aussi des phĂ©nomĂšnes d’auto-convictions, voire des chasses en meutes sur les rĂ©seaux sociaux, et/ou d’un comportement « stalinien Â» (Ă©limination de – potentiels – amis : ou quand la « pensĂ©e critique Â» rencontre la Raison d’État totalitaire chez certains militants).

L’autre mĂ©thode, sur laquelle nous nous attarderons, consiste Ă  chouchouter cette si prisĂ©e autodĂ©fense intellectuelle (et individuelle) Ă©voquĂ©e plus haut. Elle consiste en l’évaluation par soi des donnĂ©es, des informations (et confronte la personne, bien souvent, avec l’immensitĂ© des ressources disponibles sur internet).
Dans cette perspective, il y a d’abord une naĂŻvetĂ©, qui peut parfois ĂȘtre sincĂšre, Ă  rejouer le sophisme du juste milieu, c’est-Ă -dire de l’objectivisme. Sophisme que Jean-Luc Godard avait dĂ©noncĂ© par l’absurde : « 5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour Hitler Â». Mais s’il a toujours cours, il nous faut le complĂ©ter. Cette vision d’un esprit libĂ©rĂ© de la propagande d’État (par exemple), amplifie les articulations hasardeuses et la perte de toute colonne vertĂ©brale, de toute « immunitĂ© Â» (face Ă  l’antisĂ©mitisme, par exemple), de toute tradition politique construite sur le long terme. PlutĂŽt qu’explorer les contradictions et les complications Ă  l’Ɠuvre dans l’histoire des idĂ©es, dans les sources journalistiques, peu importe, il s’agit de se construire son propre rĂ©cit, « sans ƓillĂšres Â».

© Denis Pessin pour Books

Toute cette « pensĂ©e critique Â» que nous dĂ©cortiquons flatte l’égo et le « bon sens Â». Cela peut conduire Ă  des oppositions binaires consistant Ă  opposer sans distinction morale victime et oppresseur, savant et profane, etc. Il y a lĂ  la tentation d’une prĂ©tention – et non de l’humilitĂ© – Ă  se penser comme une page blanche, Ă  s’extraire de sa condition (intellectuelle, mais aussi sociale, affective, etc.) et n’investir la conflictualitĂ© que par la mise en scĂšne de l’opposition. Sans se positionner sur le contenu, en croyant Ă  la suspension possible des valeurs. Dans ce cas, la symĂ©trisation rend lĂ©gitimes les deux parties que l’on oppose, quelles qu’elles soient, par abstraction et par usage de slogans (« j’écoute tout le monde Â», « je ne mets pas d’étiquette Â», « je me forge mon avis Â», etc.). Lorsqu’on nie un savoir prĂ©existant, c’est une maniĂšre de se penser tel un rĂ©ceptacle axiologiquement neutre, et dire : avant moi, le dĂ©luge.

« Esprit critique Â», solitude informationnelle et dĂ©fense du techno-capitalisme

De fait, le mantra que l’on voit fleurir dĂšs que des rĂ©cits complotistes, ou simplement dissidents, critiques, disruptifs, alternatifs, Ă©mergent dans la sphĂšre publique, au sein de rĂ©seaux sociaux en particulier, est celui postulant l’importance de « poser un autre regard Â» et de son corollaire « je voudrais me faire mon avis Â», attitudes nobles laissant place Ă  la curiositĂ© et Ă  la rĂ©flexion. Mais il faut prendre garde, car c’est ce sur quoi surfent certains rĂ©cits critiques : semer le trouble, disqualifier l’ensemble de la production mĂ©diatique et scientifique, et laisser l’individu seul – avec son « esprit critique Â». Toutes les structures de validation standard sont ici dĂ©sagrĂ©gĂ©es sans distinction, jugĂ©es « mainstream Â» donc non valides. Chacun est sommĂ© de vĂ©rifier par lui-mĂȘme avec son explication, ses exemples, son vĂ©cu, ses recherches (13), etc.
C’est d’ailleurs bien pour cela que les rĂ©elles critiques technologiques, – et plus encore du techno-capitalisme –, pourtant essentielles, sont laissĂ©es de cĂŽtĂ© par les mouvances complotistes, de rĂ©information (la mouvance QAnon, de larges franges des Gilets Jaunes, les sympathisants UPR et autres) : les plateformes numĂ©riques, leurs design, correspondent Ă  leurs pratiques. Concernant plus globalement les Gilets Jaunes, entre la « dĂ©mocratie numĂ©rique populaire Â» (14) et les explications par le complot, la frontiĂšre est mince (15).

Plus spĂ©cifiquement, l’injonction Ă  faire ses propres « recherches Â», sans accompagnement ni apprentissage, ouvre grand les vannes des prĂ©jugĂ©s de confirmation. Mais les individus ne sont jamais complĂštement seuls, ou pas trĂšs longtemps. En effet, trĂšs rapidement se reforment des agrĂ©gats communautaires autour de quelques personnes charismatiques ou, simplement, rĂ©unies par des affects communs (ĂȘtre dĂ©laissĂ©, incompris, le ressentiment, le regroupement autour de la foi dans la justesse des analyses individuelles, dissidentes, etc.).

Radio-Canada / Charlie Debons

Lorsque la charge complotiste est pourtant identifiĂ©e comme telle par des sources multiples et dignes de confiance – car oui, il y a des mĂ©thodes rigoureuses pour cela (16) –, comme rĂ©cemment Ă  propos du film Hold Up, il ne faut plus seulement s’interroger sur les vertus des spectateurs (la curiositĂ©, l’indĂ©pendance d’esprit, la critique), mais plus profondĂ©ment sur le rapport que l’on cultive au savoir, Ă  la rĂ©gulation de nos pulsions Ă  s’indigner, Ă  notre immaturitĂ© politique, Ă  cette prĂ©tention que nous Ă©voquions. L’inusable expression du psychanalyste Octave Mannoni rĂ©sonne dĂšs lors Ă  nos oreilles, qui qualifie ainsi le processus de dĂ©voilement du dĂ©ni n’allant pas jusqu’à son terme, et nous laissant dans la perplexitĂ© d’un « demi-croire Â» : « Je sais bien, mais quand mĂȘme Â».

Michel Onfray, Hold Up : « se faire son idĂ©e Â»

On s’opposera donc Ă  cette lecture « libertarienne Â» telle qu’on la trouve Ă©galement chez Michel Onfray, et chez tous les acteurs de la « rĂ©information Â» Ă  laquelle il appartient dĂ©sormais. Laudateur de l’idĂ©e vraie, ayant ses ronds de serviette dans tous les talk-shows (souvent trĂšs Ă  droite) du PAF, essayiste compulsif, cet intellectuel mĂ©diatique via son site internet, ses vidĂ©os et ses interventions invite « Ă  penser par soi mĂȘme Â» (comme lui). Une noble idĂ©e, nous l’avons dit. Mais une lecture non dogmatique n’est pas une lecture en huis clos.
Lorsqu’il dit « Mon problĂšme n’est pas de dĂ©fendre Maurras, mais, au mieux, d’inviter Ă  le lire afin de savoir quoi en penser par soi-mĂȘme. Et l’apprĂ©cier ou non selon le seul ordre des raisons et non des rumeurs Â» (17), il n’invite pas Ă  faire Ɠuvre de dĂ©marche philosophique : penser par soi-mĂȘme n’est pas penser isolĂ©ment, c’est se mettre en relation avec une pensĂ©e inscrite dans la tradition philosophique (ou politique ou journalistique), qui fait se dĂ©velopper un Ă©thos et des mĂ©thodes. « Lire Maurras afin de savoir quoi en penser par soi-mĂȘme Â» (ou « regarder Hold Up pour se faire son idĂ©e Â») semble pourtant en premiĂšre analyse frappĂ© du bon sens. Mais s’arrĂȘter lĂ  est en rĂ©alitĂ© une dĂ©marche qui, nous l’avons dit, isole et fait porter sur la responsabilitĂ© individuelle la comprĂ©hension critique des Ɠuvres. Onfray va plus loin, et il n’est pas le seul, car son propos s’éloigne de ses apparats axiologiquement neutres en dĂ©nigrant (en parlant des « rumeurs Â») des dĂ©cennies de travaux de contextualisation et d’explications scientifiques (historiques, politiques) faites de controverses savantes, visant notamment l’élucidation des charges politiques contenues dans les discours et attitudes de Maurras (nationalisme, antisĂ©mitisme).

Extrait du blog de Michel Onfray, semaine du 14 décembre 2019

En appelant les gens Ă  penser par eux-mĂȘmes, en ne disant pas le fond de sa pensĂ©e Ă  lui, et en n’orientant pas les lecteurs Ă©ventuels vers des outils pĂ©dagogiques sĂ©rieux permettant d’apprĂ©hender une Ɠuvre et un personnage historique polĂ©miques, il fait de « l’esprit critique Â» un avatar du nĂ©olibĂ©ralisme, du relativisme « postmoderne Â» qu’il croit critiquer, de l’entrepreneur de soi, du client. Telle est la solitude des individus livrĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, perdus dans les allĂ©es des supermarchĂ©s du savoir, que l’on attire avec de la camelote. 

Pour une pratique de la connaissance et du discernement

Plus favorablement, nous appuierons la mise en Ɠuvre d’une pratique de la connaissance, de la raison, de la contradiction, au-delĂ  des identitĂ©s constituĂ©es (18). Et si la pratique du libre examen est une besogne de l’insatisfaction, elle ne peut se satisfaire d’un amoralisme feutrĂ©, ni se complaire dans le dĂ©sir de symĂ©trie. Si un Ă©noncĂ© n’est donc pas, en premiĂšre lecture, vrai ou faux, il se vĂ©rifie en action, s’apprĂ©cie en contexte,
c’est-Ă -dire Ă  l’aune des connaissances et des traditions entendues comme la somme des apprentissages et des expĂ©riences passĂ©es sur lesquelles se basent les clivages fondamentaux.
Nous opĂ©rons un dĂ©placement dans l’apprĂ©hension des conflictualitĂ©s, non un dĂ©passement. Proposons l’axiome suivant : les clivages reposent sur des idĂ©es, tandis que les antagonismes reposent sur des identitĂ©s. Mais en nous arrĂȘtant lĂ , nous n’aurons fait que la moitiĂ© du chemin. L’enjeu est d’opĂ©rer avec « discernement (19) » (et non plus avec « critique Â»).
L’acte de discerner est la « facultĂ© qui est donnĂ©e Ă  l’esprit, ou qu’il a acquise par l’expĂ©rience, d’apprĂ©cier les choses selon leur nature et Ă  leur juste valeur, d’en juger avec bon sens et clartĂ© Â». Discerner, c’est aussi « distinguer par la vue une chose ou une personne de maniĂšre Ă  Ă©viter toute confusion avec ce qui lui ressemble ou la cache Â».
Pour Ă©viter la confusion, travaillons sous le regard sĂ©vĂšre de Descartes pour qui « ce qui fait qu’une pensĂ©e est vraie, c’est que c’est une vraie pensĂ©e. DotĂ©e du maximum de prĂ©cision et de soliditĂ© qu’une pensĂ©e puisse revĂȘtir (20) Â».

Portrait de RenĂ© Descartes – Frans Hals, 1649

Il s’agirait donc de devenir Ă©trangers aux plaisirs de l’embrigadement, et de manier les boussoles du libre examen et de la connaissance collective, plutĂŽt que celles de l’injonction et de la satisfaction personnelle. De rejeter y compris celle en lien avec les logiques de l’abondance, de l’entrechat argumentatif et de la prĂ©tention narcissique (« croiser plusieurs sources, symĂ©triser les oppositions, se faire sa propre opinion Â»). La pratique de la connaissance devrait ĂȘtre privilĂ©giĂ©e pour travailler l’analyse, puisqu’elle doit dĂ©couler du discernement.

En consĂ©quence de quoi, il s’agit de juger d’un argument non pas sur son seul ressort mobilisateur ou sa logique interne, mais de nous rendre capables d’y dĂ©celer un obscurcissement, un assujettissement ou une confusion. Fermons cette parenthĂšse de philosophie politique et poursuivons notre travail de lecture avec des objectifs clairs.

La « pensĂ©e critique Â», malgrĂ© tout

Puisque, malgrĂ© tout, cette posture existe, donnons-en deux orientations. « La pensĂ©e critique Â» de type 1 se donne une consistance, une colonne vertĂ©brale politique qui entend se construire autour des idĂ©es humanistes, progressistes et internationalistes (ce qui nous semble un chemin opportun Ă  arpenter), et elle inclut un discernement non identitaire. C’est-Ă -dire que l’émetteur se met Ă  distance de l’objet pour embrasser la complexitĂ© du rĂ©el, y compris dans ses dimensions contradictoires.

Elle se diffĂ©rencie d’une « pensĂ©e critique Â» de type 2 qui utilise les mĂȘmes mots, mais dĂ©fend les rĂ©gimes autoritaires, les discriminations, les confusions en tout genre, par posture ou positionnement identitaire associant « pensĂ©e critique Â» et « dissidence Â». Pour Ă©claircir ce point, rappelons que, ces derniĂšres annĂ©es, des rĂ©cits dit de « gauche Â» autour de Poutine, du Brexit, des Gilets Jaunes, de la Syrie ou mĂȘme de Trump (liĂ©s Ă  son supposĂ© protectionnisme, notamment) ont commis d’importants travers tant ils s’associaient aux orientations rĂ©actionnaires de l’homme fort, de l’anti-impĂ©rialisme imbĂ©cile, de la dĂ©magogie anti-systĂšme, du souverainisme nationaliste.

Cela ne serait pas si grave – au fond, ces idĂ©es peuvent s’exprimer dans les limites de la loi – si ces paroles, d’une part n’était pas relayĂ©es ou justifiĂ©es par des « progressistes Â», et d’autre part, ne continuaient confusĂ©ment Ă  se revendiquer « progressistes Â». Autant d’obsessions (qu’elles soient de nature complotiste ou non) et de confusions qui brouillent notre rapport aux clivages, pourtant essentiels pour dĂ©libĂ©rer ou simplement converser sur des bases saines.
Donnons ici un exemple de positionnement clair et prĂ©cis Ă  propos d’un cas considĂ©rĂ© comme « problĂ©matique Â» par la « pensĂ©e critique Â» de second ordre – cette derniĂšre Ă©tant trĂšs souvent convaincue d’appartenir au premier groupe : George Soros.

George Soros : ennemi de classe et sociĂ©tĂ© ouverte

Dans un article initialement Ă©crit sur le site du Global Labour Institute (GLI) (21), George Soros, multimilliardaire, spĂ©culateur et philantro-capitaliste, est dĂ©fendu au nom de sa promotion « des causes progressistes par l’intermĂ©diaire de son Open Society Foundation Â».
Depuis des annĂ©es, il est attaquĂ© de toutes parts (extrĂȘme droite et gauche dĂ©voyĂ©e) et assimilĂ© Ă  de nombreux complots, souvent Ă  consonance antisĂ©mite. Le haut-lieu de la contestation se situe en Europe de l’Est. Les autocrates Victor Orban et le « leader incontestĂ© de l’assaut autoritaire et nĂ©ofasciste auquel on assiste au niveau international et son principal coordinateur Â», autrement dit Vladimir Poutine, sont en premiĂšre ligne.
Mais les calomnies dĂ©versĂ©es sur Soros proviennent de l’ensemble du mouvement rĂ©actionnaire international (22).

Pour autant, comment le GLI, organisation de soutien au mouvement ouvrier, guidĂ© par les valeurs du socialisme dĂ©mocratique, peut-il soutenir Soros ? Tout l’intĂ©rĂȘt de l’article est lĂ . L’argumentaire est limpide, sans confusion, et apprĂ©cie les rapports de force Ă  leurs justes valeurs. Tout d’abord, concernant les attaques indignes, ne pas faiblir : « George Soros est juif ? [
] Pour le dire aussi clairement que possible : nous voulons que la canaille antisĂ©mite sache, quelle qu’elle soit et oĂč qu’elle se trouve, que nous sommes debout, Ă  cĂŽtĂ© des Juifs. Â»
Mais la question centrale est celle-ci : « Comment un milliardaire peut-il ĂȘtre notre alliĂ© ? Â» Partant de l’observation consensuelle que « la rĂ©alitĂ© dominante dans la politique mondiale d’aujourd’hui est l’avancĂ©e incessante des forces rĂ©actionnaires Â», le GLI rappelle les conquĂȘtes passĂ©es et Ă  venir pour le camp progressiste : « La conquĂȘte de la libertĂ© de pensĂ©e, de la libertĂ© d’association, de la libertĂ© d’expression et de publication, du droit de grĂšve, du droit Ă  l’éducation et Ă  la santĂ© gratuites, entre autres. Tout cet Ă©difice institutionnel et culturel créé pour assurer une sociĂ©tĂ© de libertĂ© et de justice aux citoyen·ne·s ordinaires est aujourd’hui menacĂ©, et les syndicats, comme souvent, sont en premiĂšre ligne parce qu’ils sont la seule structure dĂ©mocratique Ă  pouvoir rĂ©sister, mĂȘme si tous ne le savent pas toujours. Â»

DĂšs lors, Soros se tenant debout, Ă  cĂŽtĂ© des forces progressistes, une seule conclusion s’impose : « Soros ne rĂ©soudra pas nos problĂšmes, mais ses ennemis sont les mĂȘmes que les nĂŽtres, et pendant ce temps son Open Society Foundation est un barrage trĂšs important contre les forces de la tyrannie. Pour le temps ainsi gagnĂ©, nous devons lui ĂȘtre reconnaissants – et en faire bon usage. Â»

Critique de la technologie : quand tout déraille

La surchauffe critique contre le discernement

Loin de cette calme luciditĂ©, gesticulent des promoteurs obscurantistes. Les populistes classĂ©s Ă  droite, selon l’historien des sciences Evgeny Morozov, sont en pleine incohĂ©sion : du cĂŽtĂ© amĂ©ricain, la Silicon Valley sert « Ă  inculquer Ă  ses utilisateurs des idĂ©es gauchistes tout en s’en mettant plein les poches grĂące aux donnĂ©es personnelles Â» tandis qu’ailleurs, en Europe ou au BrĂ©sil, « les populistes voient les plateformes comme le meilleur moyen d’échapper Ă  l’hĂ©gĂ©monie intellectuelle de leurs “marxistes culturels” nationaux, profondĂ©ment enracinĂ©s dans les Ă©lites institutionnelles, comme les mĂ©dias, l’universitĂ© et l’État profond (deep state) Â» (23).

En France, c’est le trĂšs mĂ©diatique Michel Onfray, dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©, qui porte le flambeau. Anciennement chantre d’une gauche libertaire, il est passĂ© avec armes et bagages Ă  la droite identitaire. Le polĂ©miste affirme non seulement que « le capitalisme est inhĂ©rent Ă  l’homme » (24), mais que ceux qui rendent possible le « nouveau totalitarisme Â», ceux qui ont « un projet de domination mondiale ainsi qu’un projet transhumaniste Â» sont les gens de la cĂŽte Ouest des États-Unis. Pour autant, ajoute-t-il « le grand avantage de l’Internet est que les gens peuvent aller chercher des informations alternatives Â». Steve Bannon, proche de Donald Trump, thĂ©oricien de cette mondialisation rĂ©actionnaire et vĂ©ritable fasciste, apprĂ©ciera (25). Des « informations alternatives Â» –qui passent par tous les sites de « rĂ©information Â» – aux « faits alternatifs Â» (26) popularisĂ©s par Kellyanne Conway, ancienne conseillĂšre de Donald Trump, il y a une ligne directe, sans escales.

Mais les populistes clairement identifiĂ©s « de droite Â» ne sont pas les seuls « Ă  qui on ne la fait pas Â», surtout en matiĂšre de critique de la technologie. Mentionnons quelques exemples dĂ©raisonnables dont le caractĂšre outrancier ne rivalise qu’avec la dĂ©nĂ©gation (l’anti-discernement) d’une partie d’un lectorat sensible Ă  la prose « dissidente Â» ou pas. De fait, le succĂšs de certains des propos citĂ©s ci-dessous auprĂšs d’un public « critique Â» (de type 2, se croyant donc confusĂ©ment de type 1), n’est pas nĂ©gligeable.

Ainsi du philosophe italien Giorgio Agamben, dĂ©clarant en plein confinement que « les professeurs qui acceptent – comme ils le font en masse – de se soumettre Ă  la nouvelle dictature tĂ©lĂ©matique et de donner leurs cours seulement on line sont le parfait Ă©quivalent des enseignants universitaires qui, en 1931, jurĂšrent fidĂ©litĂ© au rĂ©gime fasciste » (27). DerriĂšre la provocation se loge un imaginaire heideggerien, c’est-Ă -dire avalisant une primautĂ© de la technique sur la contingence du politique et ses rapports de force, et la soumission destructrice du politique Ă  la technique.
Cette mystification par analogie opĂ©rĂ©e par le philosophe italien consiste en une triple nĂ©gation : de l’agir du corps enseignant, de la dĂ©cence, des conditions historiques et contextuelles. Restent les effets, pouvant contenter un public sensible au style kitsch et aux postures radicales.

Du mĂȘme tonneau, on trouve le philosophe anti-libĂ©ral Jean-Claude MichĂ©a. Ricanant contre les dĂ©fenseurs des droits humains, l’auteur nous dit que la « dĂ©shumanisation Â» rĂ©alisĂ©e par la Silicon Valley est « infiniment Â» plus importante que dans un rĂ©gime dictatorial, tel que, par exemple, celui de Bachar al Assad : « [
] les dĂ©fenseurs officiels des « droits de l’homme » – d’ordinaire intarissables quand il s’agit de Poutine, de Maduro ou de Bachar al-Assad – [tendent] Ă  se montrer d’une singuliĂšre discrĂ©tion chaque fois qu’on les prie de prendre position sur le monde, certes moins brutal (du moins pour l’instant), mais, Ă  coup sĂ»r, infiniment plus dĂ©shumanisant (puisqu’il ne vise rien moins qu’à reprogrammer intĂ©gralement l’ĂȘtre humain en fonction des seuls intĂ©rĂȘts des Ă©lites Ă©conomiques) dont les maĂźtres de la Silicon Valley, et leur inquiĂ©tante armĂ©e de savants fous, travaillent nuit et jour Ă  prĂ©cipiter l’avĂšnement Â» (28).

Plus rĂ©cemment, un cadre du PTB (Parti du Travail de Belgique), a dĂ©clarĂ© sur Twitter Ă  propos de la contestation populaire Ă  la suite des Ă©lections au BĂ©larus : « Loukachenko n’est pas un rigolo, mais croire que le progrĂšs viendra de la conservatrice Svetlana TsikanovaskaĂŻa (« savoir acquis dans le monde des affaires Â»), et de Veranika Tsapkala, cadre Microsoft, c’est se mettre le doigt dans l’Ɠil. Â» (Le tweet est maintenant effacĂ©).

Il y aurait beaucoup de choses Ă  dire, notamment sur les diffĂ©rentes positions du PTB concernant les manifestations, et plus gĂ©nĂ©ralement sur sa politique internationale. Mais ce qui nous intĂ©resse ici, c’est l’opĂ©ration de relativisation de la dictature biĂ©lorusse chez un militant marxiste-lĂ©niniste qui s’exprime via la crainte de voir Ă©merger une figure de l’opposition « cadre chez Microsoft Â».

Ce syntagme, qui opĂšre comme un symbole de condensation (29), contient en lui-mĂȘme une charge virale (« Microsoft Â»), c’est-Ă -dire la crainte politique du « techno-capitalisme Â» (30), jugĂ© pire qu’une dictature en place, coupable de crimes contre l’humanitĂ©. C’est l’application du paradigme de MichĂ©a.

AccÚs à Internet, illibéralisme et droits humains

Quoi que l’on pense des technologies numĂ©riques, on sait de longue date que couper ou restreindre Internet – ou parfois plus spĂ©cifiquement certaines messageries (32) – est un moyen aux mains d’appareils d’États autoritaires pour punir, discipliner, contraindre une population (33). Une technique principalement appliquĂ©e dans les pays du « Sud global Â» (34, 35, 36), mais pas exclusivement, comme nous avons pu le voir en BiolĂ©rorussie (37).

Inversement, l’accĂšs Ă  internet est une jauge dĂ©mocratique intĂ©ressante. Le mensuel scientifique (peer-reviewed) First Monday (31) pointe Ă  cet Ă©gard l’importance de cet accĂšs : « Dans plusieurs pays du monde, l’accĂšs Ă  Internet est considĂ©rĂ© comme un droit de l’homme. On sait que de telles lois ou dĂ©clarations politiques existent en Finlande, au Costa-Rica, en Estonie, en GrĂšce et en France. Â»
Qu’il soit ici cependant bien clair que ce n’est pas le seul fait auquel il faut ĂȘtre attentif. La libertĂ© d’expression comme celle d’informer est mal en point un peu partout dans le monde, y compris dans nos dĂ©mocraties trĂšs abimĂ©es. L’érosion de la dĂ©mocratie, que nous n’analyserons pas ici, se manifeste par un regain d’usages techniques ou juridiques conduisant Ă  des phĂ©nomĂšnes d’Ă©rosion profonde de l’État de droit et Ă  un recul historique du camp progressiste. L’usage rĂ©pressif et policier du droit ouvre une sĂ©quence d’un illibĂ©ralisme dĂ©bridĂ© dont on peut craindre le pire. 

Par ailleurs, les sociĂ©tĂ©s et États europĂ©ens ne se privent pas de venir en aide Ă  quelques despotes en mal de contrĂŽle antidĂ©mocratique. Quelques exemples, tirĂ©s d’un article de l’HumanitĂ© (2011) : « Amesys, filiale du groupe français Bull dont France Telecom possĂšde de nombreuses actions, a vendu Ă  Kadhafi la technologie et la formation permettant de filtrer et censurer l’Internet libyen. C’est ce qu’a rĂ©vĂ©lĂ© le Wall Street Journal. Information importante, mais l’éminent quotidien s’en prend avec acharnement aux entreprises non amĂ©ricaines, oubliant un peu vite que c’est Bluecoat, une sociĂ©tĂ© californienne, qui a fourni Ă  al-Assad en Syrie les moyens de museler son peuple. [
] En Iran, les autoritĂ©s sont passĂ©es maĂźtres dans l’art du contrĂŽle des tĂ©lĂ©communications grĂące Ă  l’association Nokia-Siemens. [
] On sait aussi que c’est cette mĂȘme alliance qui a opĂ©rĂ© au BahreĂŻn. Â» (38)

Cameroun 2015-2017 : populisme numĂ©rique et refoulĂ© autoritaire

L’article de First Monday ne mentionnait pas seulement l’accĂšs abordable Ă  Internet comme droit de premiĂšre importance, mais Ă©galement  : « L’idĂ©e d’utiliser le haut dĂ©bit sans fil pour rĂ©pondre aux besoins perçus de dĂ©veloppement du Sud [
]. En 2003, une publication d’infoDev, du Wireless Internet Institute, et du Groupe d’Ă©tude des Nations unies sur les technologies de l’information et de la communication, intitulĂ©e The wireless Internet opportunity for developing countries, prĂ©conisait le dĂ©ploiement de la connection sans fil comme une option rapide et peu coĂ»teuse pour permettre aux pays en dĂ©veloppement de se connecter Ă  Internet. Â» Pointons un effet collatĂ©ral de ce type d’engagement et citons le cas particulier du Cameroun. Ce cas est symptomatique de l’opportunisme politique associĂ© aux progrĂšs des technologies de l’information et de la communication.
La campagne Ă©lectorale de 2015 eut comme thĂšme principal, de la part du pouvoir, l’installation de la 4G. ProblĂšme : le PrĂ©sident est un vieux satrape autoritaire en place depuis 1982. À contre-courant des aspirations populaires, liĂ©es au niveau de vie, Ă  l’emploi, ou Ă  l’amĂ©lioration des infrastructures existantes (en ce compris le rĂ©seau 3G), Paul Biya ouvrit une guerre des opĂ©rateurs tĂ©lĂ©phoniques (39), alimentant un rĂ©cit techno-centriste et dĂ©veloppementaliste plutĂŽt que social et institutionnel. Une stratĂ©gie de diversion autant qu’un besoin d’investisseurs Ă©trangers. Une volontĂ© sans doute rĂ©elle de « moderniser Â» le pays Ă©galement.
Ce que nous voulons pointer, ce n’est pas qu’un rĂ©gime autoritaire ne puisse pas offrir de connexion Internet Ă  sa population, mais qu’il en fasse un usage policier. Cela n’a pas manquĂ©. Deux ans plus tard, en 2017, le PrĂ©sident ordonna la coupure, puis le rĂ©tablissement trois mois aprĂšs, d’Internet dans deux rĂ©gions du pays en proie Ă  des contestations : « C’est par un communiquĂ© du jeudi 20 avril Ă  la tĂ©lĂ©vision nationale que Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, a ordonnĂ© le rĂ©tablissement d’Internet dans la partie anglophone du pays. Mais cette coupure inĂ©dite aura eu le temps de battre un record : celui de la plus longue de l’histoire du continent. Â» (40)

La coupure est une mĂ©thode brutale. Donc lorsque le gouvernement camerounais avertit que « l’État veillera Ă  ce qu’Internet ne soit pas utilisĂ© pour la diffusion de messages jugĂ©s hostiles Ă  la RĂ©publique Â», ce n’est que l’annonce d’une surveillance sur la durĂ©e, et le retour Ă  une pratique politique archaĂŻque de l’ordre. « La Machine Â», disait Gunther Anders, est « totalitaire Â» ; pas la politique. « Totalitaire Â» n’est sans doute pas le bon terme, mais on y rĂ©flĂ©chira Ă  deux fois avant de pointer « la Silicon Valley Â» comme coupable idĂ©al.

La techno-critique face aux choix démocratiques

Un clivage plus essentiellement politique Ă©merge donc ici : les critiques progressistes de la technique, dont les discours peuvent alimenter de profondes rĂ©flexions, doivent hiĂ©rarchiser leurs combats (et sortir d’un biais ethnocentrique trĂšs prĂ©sent) et inclure une dissonance : les aspirations au bien-ĂȘtre matĂ©riel des populations ainsi que leur accĂšs aux nouvelles technologies de la communication ne sont pas nĂ©cessairement essentielles Ă  la dĂ©mocratie. En revanche, l’inverse est vrai : refuser l’accĂšs est illibĂ©ral, antidĂ©mocratique. Une fois les canaux ouverts, il n’est plus possible de revenir en arriĂšre sans pratiques autoritaires, sauf Ă  opĂ©rer un saut rĂ©gressif, c’est-Ă -dire accompagner la critique de la technologie de celle du pouvoir. Par ailleurs, bien souvent les canaux de communication sont dĂ©jĂ  ultra dĂ©veloppĂ©s, pas au sens de l’innovation technologique, mais en pratique. Le rĂ©cit de l’usage massif des tĂ©lĂ©phones portables sur le continent africain doit ĂȘtre pondĂ©rĂ© par les fractures numĂ©riques encore trĂšs importantes et la crĂ©ation de nouvelles inĂ©galitĂ©s (41).

Un saut rĂ©gressif serait d’avaliser, peu ou prou, dans une perspective qui se voudrait stratĂ©gique ou d’aveuglement idĂ©ologique, toute action qui Ă©voquerait une lutte contre l’objet dĂ©criĂ© (ici, « la technologie Â»), sans tenir compte des usagers et du contexte politique. SchĂ©matiquement, les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont des outils de progrĂšs social dĂšs lors que l’on observe un acharnement des appareils d’États rĂ©actionnaires Ă  les contrĂŽler. Si la liste des griefs Ă  l’encontre des technologies numĂ©riques est longue, il est dans le mĂȘme temps important de conditionner cette rĂ©flexion Ă  leur usage rĂ©el. Par exemple, nous dit Amnesty International (42), lorsque le gouvernement cubain renvoie une professeure d’école pour avoir autorisĂ© les enfants de sa classe Ă  utiliser WikipĂ©dia, car « les enfants doivent apprendre ce qui est Ă©crit dans les livres d’histoire, et non chercher d’autres informations Â», on s’aperçoit que le bout de la lorgnette « techno-capitaliste Â» n’englobe pas toutes les intrications de l’accĂšs au numĂ©rique, surtout lorsque celui-ci se fait accĂšs Ă  un savoir encyclopĂ©dique, libre de droits et contradictoire (et non pas « alternatif Â»)


L’éducation est saluĂ©e par les organismes internationaux, mais « ces rĂ©sultats sont compromis par des dĂ©cennies de censure hors Internet et par ce souhait apparent de crĂ©er une version cubaine de la rĂ©alitĂ© [
], par le biais d’un accĂšs contrĂŽlĂ© Ă  Internet ». Pourtant, nous dit le sociologue marxiste Erik Olin Wright, « bien que fonctionnant au sein d’un monde capitaliste, WikipĂ©dia reprĂ©sente un mode de production et de diffusion fondamentalement anticapitaliste d’une ressource ayant une valeur considĂ©rable aux yeux de nombreuses personnes » (43). Mais pas aux yeux du gouvernement cubain.
La connexion, lente mais rĂ©elle, du pays – notamment via son programme d’« informatisation de la sociĂ©té » – ne se double pas nĂ©cessairement d’une plus grande libertĂ© dans l’usage du rĂ©seau, ni de remise en cause du contrĂŽle Ă©tatique et/ou de la rĂ©gulation des savoirs accessibles :  « Tandis que les autoritĂ©s cubaines poursuivent leur stratĂ©gie de numĂ©risation, le gouvernement reste peu disposĂ© Ă  mettre fin aux programmes de censure. »

Usages et arts de faire

En rĂ©alitĂ©, les technologies de l’information et de la communication sont des espaces extrĂȘmement propices Ă  ce que le philosophe Michel de Certeau nomme des « arts de faire Â» : dĂ©tournements, bricolages, ruses et inventions du quotidien (44)

Plus structurĂ©e, toute une « sociologie des usages Â» a permis par la suite de mieux comprendre ces arts de faire et de proposer des cadres d’analyses (45) dĂ©finissant « les luttes pour “l’alphabĂ©tisme informatique” et “l’appropriation sociale des technologies” comme une source possible d’autonomie pour les personnes et d’émancipation sociale et politique pour les groupes Â» (46). Loin de toute candeur, la sociologie des usages explore les « renoncements nĂ©gociĂ©s Â» au sein « des grands systĂšmes techniques, Ă©conomiques et politiques Â» : « Le concept de renoncement nĂ©gociĂ© permet de considĂ©rer la dialectique de la mise en conformitĂ© des usagers au systĂšme technique et de l’appropriation, loin d’ĂȘtre linĂ©aire et ordonnĂ©e [
]. De fait, le renoncement nĂ©gociĂ© prend en considĂ©ration deux forces qui semblent s’opposer : ĂȘtre agi et ĂȘtre acteur. Â» (47)

Michel de Certeau – DR

Il en va de mĂȘme pour comprendre l’insuffisance de l’opposition aux « Technologie Â» lorsqu’elle se fait trop systĂ©matique. Un systĂšme de causalitĂ© critique trop rigide empĂȘche de penser les lignes de force qui traversent les oppositions (tel que nous l’avons vu avec les liens entre dĂ©mocratie et accĂšs Ă  internet). Le « totalitarisme de la Machine Â» (Anders, Gorz), s’il existe, ne s’évalue (ou ne se rĂ©fute) pas seulement au vu des « synergies connexionnelles Â» et permanences communicationnelles, mais surtout en prenant en compte les usages – des adaptations aux contraintes –, la variation des rĂ©actions des individus face aux innovations, etc.

De mĂȘme, cette libertĂ© d’usage est potentiellement rĂ©cupĂ©rĂ©e pour des usages complotistes, antisociaux, etc. Soucieux qu’une rĂ©sistance Ă  un avenir menaçant – liĂ© Ă  une course absurde Ă  l’innovation, par exemple, devenue antinomique de progrĂšs social – se constitue sur base d’une intelligence politique progressistes, valorisons le partage d’une « culture technologique Â» (technological literacy), et de discussions libres sur les rĂ©gulations Ă  apporter aux technologies de l’information et de la communication.

Épilogue : techno-prophĂštes contre fossoyeurs de l’HumanitĂ©

Nous l’avons vu, selon MichĂ©a, la dĂ©shumanisation et la brutalitĂ© (Ă  venir) de l’idĂ©ologie « folle Â» de la Silicon Valley seraient des angles morts des dĂ©fenseurs des droits humains. Leur empressement coupable Ă  dĂ©noncer les appareils d’État tyranniques ou autoritaires serait rĂ©vĂ©lateur d’un manque de discernement quant aux dĂ©rives de l’innovation technologique. Cette position – fausse et outranciĂšre – ne doit pas masquer l’argument principal : la Silicon Valley serait plus dangereuse que les États-nations qui assassinent leurs opposants ; criminels de guerre et dictateurs vaudraient mieux qu’entrepreneurs Ă  succĂšs californiens. Avec MichĂ©a, nous nous trouvons face Ă  une construction mythique, une histoire créée pour faire peur et thĂ©oriser les luttes politiques Ă  venir, certes, mais sur la base de confusions politiques.


Maryanne Regal Hoburg – 1982 – Stanford University Library

D’un autre cĂŽtĂ©, avec rigueur, mais Ă©galement une mordante ironie, le sociologue Arnaud Saint-Martin dĂ©crit l’idĂ©e que se font les disciples de la « pensĂ©e Â» de la Silicon Valley (48), dont les livres envahissent les Ă©tals de nos librairies. Il Ă©voque trĂšs adĂ©quatement l’idĂ©e folle qui veut que des ingĂ©nieurs, entrepreneurs et multimillionnaires philantro-capitalistes rĂ©volutionneraient la pensĂ©e depuis leur bureau (alors qu’ils ne sont que « des sous-produits du capitalisme technologique amĂ©ricain Â» gorgĂ©s de partenariats public-privĂ©). L’auteur dresse le tableau d’un parfait esprit pro-business contemporain, sensible aux « spiritualitĂ©s New Age Â», pour qui « les robots et l’innovation “disruptive” gĂ©nĂ©reraient des profits pour l’HumanitĂ© toute entiĂšre Â». Il ajoute : « Ces pensĂ©es oraculaires jouissent d’une certaine aura dans les milieux sociaux et politiques obsĂ©dĂ©s par l’économie de la “connaissance” et la rupture par l’innovation. Â» 
Ce qui est ici intrigant, c’est que cette description est reprise – en nĂ©gatif – par certains commentateurs apocalyptiques, pris au piĂšge des mĂȘmes fascinations mythologiques, produisant les mĂȘmes bigoteries, « pensĂ©es-slogan Â» et autres « idĂ©es Ă  impact Â». Et dont les livres font face Ă  ceux des disciples de la pensĂ©e des ingĂ©nieurs-capitalistes de Palo Alto. Ces « pensĂ©es Â» sont pareillement bĂąties sur la prise au sĂ©rieux des rĂ©cits d’auto-affirmations disruptives – nĂ©cessaires au marketing et Ă  la cyber-capitalisation boursiĂšre – des « diffuseurs de la pensĂ©e high tech Â».
Les techno-prophĂštes des uns (Elon Musk, Steve Jobs, etc.) deviennent, dans le mĂȘme geste religieux, les fossoyeurs de l’humanitĂ© pour d’autres.

Capture d’Ă©cran du film Hold Up

Monique Pinçon-Charlot semble Ă  ce titre se faire une spĂ©cialitĂ© de la relecture apocalyptique de la lutte de classe. Selon elle, l’objectif des Ă©lites capitalistes contemporaines, de « la caste Â», ou de la bourgeoisie – y compris les enfants ? (49) – « c’est bien d’exterminer la moitiĂ© la plus pauvre de l’humanitĂ©, avec l’arme terrible qu’est le dĂ©rĂšglement climatique. [
] C’est un holocauste climatique Â». Elle n’hĂ©site pas Ă  passer du climat au virus, rĂ©itĂ©rant cette proposition d’« holocauste Â» dans le film Hold Up. Quel rapport avec les nouvelles technologies ? Selon Monique Pinçon-Charlot : « Le dĂ©veloppement de l’intelligence artificielle et de la robotisation de nombreuses tĂąches permettrait aux « capitalistes Â» de se passer d’une part importante de leur main-d’Ɠuvre. Â» (50) Et donc de les « exterminer Â».

Une autre grande figure de la dissidence et de la « pensĂ©e critique Â», Franck Lepage, Ă©galement en dĂ©shĂ©rence intellectuelle depuis de longues annĂ©es, et revendiquant fiĂšrement son compagnonnage avec le confusionnisme d’Étienne Chouard, s’inquiĂšte lui, au contraire, de la paranoĂŻa autour des chiffres des morts dans une communication cochant toutes les cases du conspirationnisme le plus vulgaire : « Bill Gates milite publiquement pour la vaccination obligatoire et le contrĂŽle total des populations. En tant que principal financeur de l’OMS, il a conduit Ă  assouplir les rĂšgles permettant de dĂ©clarer une pandĂ©mie. Â» (51)
Devant de telles contradictions, le penseur critique (de type 2) devra choisir, ou se faire une raison


Caricature de Bill Gates sur un site conspirationniste américain.

Restons-en lĂ , tant l’instrumentalisation de la misĂšre sociale et des problĂšmes de santĂ© – y compris mentale – est indĂ©cente, sans parler de celle du gĂ©nocide nazi. Sans parler non plus de la mĂ©connaissance des objets techniques, de Marx ou de Bourdieu – rĂ©fĂ©rences revendiquĂ©es des auteurs prĂ©citĂ©s – ou de la souillure posĂ©e sur la dĂ©marche sociologique rabaissĂ©e au complotisme de comptoir.
Rien, dans cette dĂ©marche confuse de « pensĂ©e critique Â», ne permet de comprendre les ambivalences de la gouvernementalitĂ© algorithmique, du dĂ©veloppement de la Chine ou du Cameroun, de l’accĂšs au savoir via des ressources en ligne, de la libertĂ© d’expression, du capitalisme contemporain, des phĂ©nomĂšnes complotistes, des pratiques illibĂ©rales en cours dans nos dĂ©mocraties, ou de clarifier les enjeux technologiques, humanistes et progressistes.

Bref, les inquiĂ©tudes lĂ©gitimes sont dĂšs lors substituĂ©es par des pensĂ©es qui dĂ©raisonnent, et qui se veulent « critiques Â». Qu’est-ce Ă  dire ? Revenons une fois encore vers Descartes. Pour pouvoir faire de bons jugements, il s’agit de ne pas assentir – trouver bon – Ă  des prĂ©jugĂ©s. Mais le philosophe va plus loin : les habitudes conduisant Ă  des reprĂ©sentations claires relĂšvent de la volontĂ©, non pas d’un entendement donnĂ©.
Disons-le en des termes plus contemporains : promouvoir la comprĂ©hension des rĂ©gimes de vĂ©ridiction (52), faire preuve de discernement en promouvant la contradiction des idĂ©es et non l’opposition des identitĂ©s ; et plus encore, engager la « pensĂ©e critique Â» Ă  faire son examen de conscience, entre « engagement et distanciation Â» (53).

Il convient pour cela d’en finir avec les excĂšs de symĂ©trisations inhĂ©rentes aux prĂ©jugĂ©s de la « pensĂ©e critique Â», de transformer la nĂ©cessaire part de solitude en association basĂ©e sur la comprĂ©hension et l’analyse. D’ĂȘtre en mesure, Ă©galement, de faire preuve d’humilitĂ©, non pas seulement en reconnaissant une mĂ©connaissance, mais en rejoignant, si possible avec prudence, des pensĂ©es majoritaires. Cette prudence, c’est se rendre capable – cette volontĂ© dont parle Descartes – de se confronter collectivement aux bonnes pratiques de la connaissance, ses gĂ©nĂ©alogies, ses complications et ses clivages.

En somme, se diriger collectivement vers des pratiques critiques dĂ©mocratiques et salutaires, Ă  rebours des tentations sectaires et isolationnistes qui font le lit de l’illibĂ©ralisme et des rĂ©cits communs conspirationnistes.


Notes
1 AndrĂ© Gorz, Penser l’avenir. Entretien avec François Noudelmann (2005), La DĂ©couverte, 2019, p. 86 ; 90. 
2 Claude LĂ©vi-Strauss, L’anthropologie face aux problĂšmes du monde moderne, Seuil, 2011, p. 16. 
3 Parmi la littĂ©rature « techno-critique », citons : François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines Ă  la contestation des technosciences, La DĂ©couverte, 2014. 
4 Antoinette, Berns Thomas, « GouvernementalitĂ© algorithmique et perspectives d’Ă©mancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », RĂ©seaux, 2013/1 (n° 177), p. 163-196. 
5 Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Ă©ditions Zulma, 2018. Voir aussi , « Le capitalisme de la surveillance. Un nouveau clergĂ© », Esprit, 2019/5 (mai), p. 63-77.  
6 Éditorial : « Chine, l’empire du contrĂŽle », Le Monde, 19 fĂ©vrier 2019.
7 Daoxiu Wang, « Le pouvoir chinois en quĂȘte du nouvel Homme », Ballast, 2020/1 (n° 9), p. 78-89
8 Les supports de la monnaie et leur dĂ©matĂ©rialisation : de l’Ă©lectrum aux cryptomonnaies, par Pascal Baudeau
9 Commission mondiale sur l’avenir du travail, Note d’information – Impact des technologies sur la qualitĂ© et la quantitĂ© des emplois, Organisation Internationale du Travail, fĂ©vrier 2018. On pourra lire Ă©galement : Ariell Reshef et Farid Toubal, Mondialisation et technologie : crĂ©atrices
ou destructrices d’emploi
?, Dans L’économie mondiale 2018, La DĂ©couverte, collection RepĂšres, 2017.
10 Orientons le lecteur vers cet ouvrage : Xavier Guchet, Pour un humanisme technologique. Culture, technique et sociĂ©tĂ© dans la philosophie de Gilbert Simondon, PUF, 2010. 
11 Voir Pierre Charbonnier, Abondance et libertĂ© : une histoire environnementale des idĂ©es politiques, La DĂ©couverte, 2020. 
12 Nous renvoyons les lecteurs vers le site zet-ethique.fr et le compte twitter suivant : https://twitter.com/DrBaratin 
13 « Faire ses propres recherches » a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© par la mouvance sectaire QAnon. « La recherche » est une Ă©tape visant Ă  corroborer les messages laissĂ© par le mystĂ©rieux Q. À lire ici, en deux parties.
14 Gilets Jaunes et démocratie numérique à voir ici.
15 On se reportera aux articles suivants : William Audureau et Adrien SĂ©nĂ©cat, PlongĂ©e au cƓur du Facebook des « gilets jaunes » (Le Monde, 30 janvier 2019) et Roman Bornstein, En immersion numĂ©rique avec les “Gilets Jaunes”, Fondation Jean-JaurĂšs, 14 janvier 2019.  
16 Pour aller plus loin : Julien Chanet, L’explication par le complot, Bruxelles Laïque Échos, 2020.
17 Citation du texte de Michel Onfray Le rĂ©el et le lĂ©gal, ici.  
18 Nous faisons nĂŽtre une approche dĂ©veloppĂ©e par le philosophe et talmudiste Ivan SegrĂ©, dans ses ouvrages et interventions, que l’on peut rĂ©sumer ainsi : ce qui importe, ce qui est significatif, ce ne sont jamais les identitĂ©s constituĂ©es. Les division significatives ne sont jamais ce qui sĂ©pare les identitĂ©s constituĂ©es, mais les divisions qui les traversent. Par exemple, les divisions internes au judaĂŻsme, au christianisme, Ă  l’islam, Ă  la laĂŻcitĂ©, en un versant progressiste ou rĂ©actionnaire. 
19 https://www.cnrtl.fr/ 
20 Denis Kambouchner, Frédéric de Buzon, Le vocabulaire de Descartes, Ellipse, 2011.
21 Nous ferons rĂ©fĂ©rence Ă  la traduction suivante : La sale guerre contre Soros, Page de gauche, 30 dĂ©cembre 2018.  Article paru initialement en anglais sur le site du GLI: The Dirty War Against George Soros (Dan Gallin, August 2018)
22 En France, l’hebdomadaire d’extrĂȘme droite Valeurs Actuelles titrait en couverture, en mai 2018 : « Le milliardaire qui complote contre la France. RĂ©vĂ©lations sur George Soros, le financier mondial de l’immigration et de l’islamisme ». 
23 Evgeny Morozov, Les populistes divisés face à la Silicon Valley, Silicon Circus, Blog du Monde Diplomatique, 18 janvier 2019.
24 Entrevista a Michel Onfray. La cretinizacion progresiva del pueblo constituye un verdadero problema. (notre traduction) 20 mars 2020. 
25 Par ailleurs, on ne sait plus si c’est Michel Onfray ou Steve Bannon qui parle lorsque ce dernier dit : « Je dirais que je suis Ă  la fois populiste, nationaliste et souverainiste, avec une tendance traditionaliste dans la mesure oĂč je dĂ©fends la structure familiale et les valeurs traditionnelles. » Pour en savoir plus sur Onfray et son projet « Front populaire », voir les articles publiĂ©s sur le site de l’INRER.  
26 Pour savoir ce qu’est un fait alternatif, lire ici.  
27 Giorgio Agamben, « Requiem pour les étudiants », Lundi Matin, 9 juin 2020.
28 Jean-Claude Michéa, « Le loup dans la bergerie, Scolies choisis », Les amis de Bartelby, 2018.
29 Symbole de condensation : « C’est “un nom, un mot, une phrase ou une maxime qui suscite des impressions vives impliquant la plupart des valeurs de base de l’auditeur et prĂ©pare l’auditeur Ă  l’action” » voir : Julien Chanet, « Les rĂ©seaux sociaux comme espaces publics », Bruxelles LaĂŻque Échos, septembre 2020.
30 Lire aussi : Faustine Vincent, Antoine Delaunay et Thomas d’Istria : « Comment la “Silicon Valley” biĂ©lorusse s’est retournĂ©e contre Loukachenko», Le Monde, 16 octobre 2020.
31 “Digital inequalities 3.0: Emergent inequalities in the information age” (Laura Robinson et al.), First Monday, vol. 25, n° 7 – 6 juil. 2020.  
32 Dounia Hadni, avec AFP, « WhatsApp, application “la plus dangereuse” pour les autoritĂ©s », LibĂ©ration, 02 octobre 2019 : l’article prend en exemple les cas de censure au Liban, Syrie, Irak, Émirats Arabes Unis, Égypte, Maroc. 
33 Il s’agit moins de viser ici les statuts des rĂ©gimes politiques que leurs pratiques, l’Inde et le VĂ©nĂ©zuela Ă©tant des dĂ©mocraties selon les institutions internationales. 
34 GrĂ©goire Ryckmans et JĂ©rĂ©my Derhertogh, « Les coupures politiques d’Internet deviennent de plus en plus frĂ©quentes dans le monde », RTBF, 23 dĂ©cembre 2019.
35 Christopher Giles & Peter Mwai, « OĂč et comment les gouvernements
bloquent-ils internet », BBC Reality Check, 4 novembre 2020

36 « Les autoritĂ©s iraniennes ont dĂ©libĂ©rĂ©ment coupĂ© Internet durant le mouvement de contestation qui a secouĂ© tout le pays en novembre 2019, dissimulant la vĂ©ritable ampleur des homicides illĂ©gaux commis par les forces de sĂ©curitĂ©, a dĂ©clarĂ© Amnesty International le 16 novembre 2020. » Iran. Coupure volontaire d’Internet pendant la rĂ©pression meurtriĂšre des manifestations de novembre 2019 – nouvelles investigations, Amnesty International, 16 novembre 2020.  
37 Tatiana Serova, « En BiĂ©lorussie, des coupures internet pour freiner l’opposition », LibĂ©ration, 18 aout 2020 ; Martin Untersinger, « En BiĂ©lorussie, l’accĂšs Ă  Internet est toujours perturbĂ© aprĂšs une nuit de rĂ©pression Â», Le Monde, 11 aoĂ»t 2020.  
38 Pierric Marissal, « Ces entreprises qui aident les dictatures Ă  contrĂŽler leur population », l’HumanitĂ©, 01 septembre 2015.
39 Josiane Kouagheu, « Cameroun : entre opĂ©rateurs tĂ©lĂ©phoniques, la bataille pour la 4G est lancĂ©e », Le Monde Afrique, 24 dĂ©cembre 2015
40 https://www.courrierinternational.com/article/cameroun-paul-biya-retablit-internet-apres-trois-mois-de-coupure
41 Évariste DakourĂ©, « TIC et dĂ©veloppement en Afrique : approche critique d’initiatives et enjeux », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 4 | 2014.  
42 « Le paradoxe d’Internet Ă  Cuba : comment le contrĂŽle et la censure en ligne mettent en pĂ©ril les avancĂ©es du pays en matiĂšre d’éducation », Amnesty International, 29 aout 2017. https://cutt.ly/1dH0d32,   
43 Erik Olin Wright, StratĂ©gies anticapitalistes pour le XXIe siĂšcle, La DĂ©couverte, 2020, p.104. 
44 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1 : Arts de faire, Gallimard, 1990. 
45 N. Oudshoorn et T. Pinch (dir.), How Users Matter. The Co-Construction of Users and Technology, Cambridge, MIT Press, 2005. 
46 Serge Proulx, « La sociologie des usages, et aprĂšs ? », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 6 | 2015. Également : CĂ©cile MĂ©adel , « Une histoire de l’usager des technologies de l’information et de la communication (TIC) », Le Mouvement Social, 2019/3 (n° 268), p. 29-44. 
47 GeneviĂšve Vidal, « Prendre la mesure du renoncement nĂ©gociĂ© », Multitudes, vol. 68, no. 3, 2017, pp. 54-59.  
48 Arnaud Saint-Martin, « Note sur les “penseurs” de la Silicon Valley », Savoir/Agir, 2020/1 (N° 51), p. 79-86.  
49 En rĂ©fĂ©rence Ă  ses propositions dĂ©lirantes – tant du point de vue politique que du mĂ©tier de  sociologue – concernant une reproduction sociale de la domination qui opposerait les enfants entre eux, et qui confine Ă  la reproduction biologique et Ă  la guerre sociale. Dans un livre pour la jeunesse : « Les enfants de la bourgeoisie disposent de tant d’avantages qu’ils se sentent supĂ©rieurs aux autres dĂšs les plus jeune Ăąge. » Voir ici.  
50 Laurent Cordonier, Monique Pinçon-Charlot et l’”l’holocauste climatique” : autopsie d’une thĂ©orie du complot, Conspiracy Watch, 27 mai 2020.
51 Voir cet Ă©crit de Franck Lepage sur sa page Facebook ici.  
52 De fait, cette mystique de l’entendement comme volontĂ© aura de savantes remises en question. Citons Spinoza, Marx, Durkheim, Freud, Bourdieu, Foucault, Simondon – sans oublier, sur le plan du dĂ©centrement humain, Copernic et Darwin. Reste qu’en terme d’éthique politique, il nous semble opportun de ne pas descendre sous Descartes, au risque d’un Ă©branlement, voire d’un dĂ©chaĂźnement des pulsions de mort, de nos passions tristes, de tout cadre d’individuation. L’entendement comme volontĂ© n’étant pas que la libĂ©ration d’un « Ă©goĂŻsme naĂŻf », mais aussi la possibilitĂ© de sa rĂ©gulation, et dĂšs lors, de la comprĂ©hension des rĂ©gimes de vĂ©ridiction : « Si toutes ces analyses se font nĂ©cessairement Ă  travers un matĂ©riau historique, ce matĂ©riau historique a pour objectif de montrer, non pas combien la vĂ©ritĂ© est changeante ou la dĂ©finition du sujet relative, mais de quelle façon les subjectivitĂ©s comme expĂ©riences de soi et des autres se constituent Ă  travers les obligations de vĂ©ritĂ©, Ă  travers les liens de ce qu’on pourrait appeler la vĂ©ridiction. La constitution des expĂ©riences de soi et des autres Ă  travers l’histoire politique des vĂ©ridictions, c’est cela que j’ai essayĂ© de faire jusqu’à prĂ©sent. (p. 15‐16) » Michel Foucault in Arnaud Welfringer, « Ce rĂ©el en quoi consiste le discours ». Sur SubjectivitĂ© et vĂ©ritĂ© de Foucault », Acta fabula, vol. 15, n° 10, « Écouter Foucault », dĂ©cembre 2014.
53 En rĂ©fĂ©rence Ă  Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions Ă  la sociologie de la connaissance, Fayard, 1993. 


* Julien Chanet est délégué à la communication sociopolitique, diplÎmé des masters en Science Politique (ULB) et Information et Communication (UCL).

Mes sincĂšres remerciements Ă  Isabelle Kersimon et Jean-Yves PranchĂšre pour leur confiance.


En une: John McCann/M&G et Mathias en el Mundo.

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