Par Jacob Turkheim

Mémoires familiales, mémoires historiques, mémoires intimes : Jacob Turkheim livre une réflexion sur l’être-juif à une place qui est la sienne, entre célébrations cosmopolitiques, humour, tendresse et inquiétudes.

Le test ADN

Cela faisait longtemps que je voulais faire un test ADN. Non que j’aie des doutes sur mes géniteurs, ma mère m’a rassuré que j’étais bien son seul et unique fils, mais quand même. Ces nouvelles technologies scientifiques, tant décriées par les experts, permettent – dit-on – de retisser un récit sur soi-même, et je trouvais cela grisant. En théorie, du moins. La petite boîte livrée est de couleur mauve, compacte et sobre. Elle porte le logo MyHeritage. L’étui en carton glacé s’ouvre en le dépliant, et voilà que le Graal s’offre à vous : les fameux écouvillons à salive emballés sous vide. Je me suis assis devant ce matériel de prélèvement qui donne l’impression d’être à la fois médecin et enquêteur, avec l’enchantement d’être un détective de soi-même. J’ai dépaqueté les cotons-tiges que j’ai roulés pendant cinq minutes dans ma bouche. Puis, une fois posés dans leur tube hermétique, j’y ai collé mon numéro d’identification respectif. Le jour même, j’ai scellé et posté le colis à destination d’un lieu inconnu au Texas. Et puis j’ai attendu. Des semaines. Des mois (parce que la société a, entretemps, changé ses logiciels d’analyse). Une attente interminable.

L’attente

Si l’attente s’est révélée un processus plus long et désagréable que je ne l’avais supposé, c’est parce que, depuis l’envoi, une question obsédante s’est mise à me tarauder. Et si je n’étais pas juif ? Combien de fois me suis-je imaginé recevoir les résultats et y découvrir des pourcentages indiquant des origines ancestrales tout sauf Yid1. D’après ma biologie – oh, punition suprême­ –, je serais donc un goy ? Je connais un type qui, tandis qu’il se croyait à moitié issu d’une famille protestante, suscitant par là même de pathétiques moqueries de la part de certains de ses coreligionnaires, s’est livré au test pour constater qu’il est, en fait, juif à 98,8 % ! Alors pourquoi pas l’inverse ? Pourquoi pas l’histoire d’un Juif qui se rendrait compte que la science soutient le contraire de ce que ses parents lui ont toujours enseigné. Et ce Yid, ce serait – bien entendu – moi.

En attente des résultats, j’ai répété mon mantra « Ma mère est juive, ainsi que mon père. Je suis juif », tout en me demandant ce que ce serait de ne pas l’être. En fait, je crois que ma première réaction serait de courir chez ma génitrice pour le lui annoncer. Ma Yiddishe Momme, internée dans le camp de Gurs dans les Basses-Pyrénées pendant la Seconde Guerre ; enfant cachée par les bonnes sœurs ; ignorant qui est son père ; et découvrant fortuitement sa judéité dans sa quinzième année, parce que sa mère la lui dissimulait par crainte du retour des persécutions. Fortuitement, car c’est en mangeant chez une amie juive de son lycée qu’elle y détecta une étrange similarité avec les plats que lui préparait sa maman. Ma grand-mère, trahie par la nourriture…

Je repartirais une heure plus tard, sans réponse à mes questions existentielles sur notre appartenance ou non à l’interminable histoire juive, mais certainement avec un sac rempli de juteuses boulettes de viande, ces délicatesses qui défient les lois de la diététique moderne. Et d’ailleurs, si on n’était pas juifs, chers généticiens, d’où nous vient cette vieille recette qui est à même de requinquer un mort ?

L’ivresse d’être juif

J’ai peu d’amis yids. Deux ou trois au maximum. Je n’ai pas fréquenté les mouvements de jeunesse communautaires ni les synagogues, mis à part quelques années passées, très tôt, dans une école juive progressiste. On peut, toutefois, avoir envie d’un entre-soi, sans pour autant être communautariste. Je n’y vois aucun problème, même si je suis sceptique quant à l’existence d’un « nous » juif, un pronom que j’utilise certes, mais qui traduit fort mal la diversité sociale et culturelle des Juifs2 et ma propre inquiétude face aux identités closes. Je tiens les clôtures en aversion.

Il y a, certainement, un plaisir partagé, une gravité et, peut-être même, oserais-je le mot, une fierté à être un Yid. Pourtant, je me retrouve aussi dans la phrase de Kafka : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même »3.

Appartenir à quelque chose de plusieurs fois millénaire, robuste et fragile à la fois.

Prendre part à certains rites festifs – terriblement ennuyeux quand on est enfant ! – qui sont, pour beaucoup, devenus des équivalents laïcisés des Noëls (Hannoukah) et Pâques (Pessah) catholiques.

Penser au pardon, « cette folie de l’impossible », écrivait élégamment Derrida, le jour de Yom Kippour.

Savourer Philip Roth, Simone Veil, Léonard Cohen, Romain Gary, Hélène Cixous, Walter Benjamin, Susan Sontag, les frères Coen, Albert Cohen, Amy Winehouse, Freud, Emma Goldman, Sasha Baron Cohen, Hannah Arendt, Gotlib, Rosa Luxemburg, Lévi-Strauss, Jon Kabat-Zinn – le médecin qui a popularisé la méditation de pleine conscience en Occident ! – et le klezmer comme « nôtres ».

Lister les intellectuels et artistes juifs célèbres comme les Yids aiment le faire.

Cultiver l’ironie à soi et au monde.

Dans la chaleur de l’entre-soi, on rit des obsessions alimentaires de nos mères, on se moque de l’hypocondrie de nos pères. On possède un goût avéré pour les kneydlekh4 et le gefilte fish5 (qui, je pense, devraient être reconnus par l’Unesco !), et on cancane sur la moralité des autres : ce qu’un juif ferait ou ne ferait pas, ce qu’un non-juif ferait ou ne ferait pas. Certes, la plupart des Juifs ne pinaillent pas sur la circoncision des garçons qui, même chez les agnostiques, demeure un impératif catégorique (et ce, bien que je sois de plus en plus ennuyé par cette nécessité religieuse). Peut-être y a-t-il là une forme d’ivresse à se percevoir différents. Romain Gary parle de sensibilité « juive ». J’ignore ce qu’elle recouvre exactement, cette sensibilité, mais je dirais que s’y retrouve un cocktail détonnant d’angoisse et de sarcasme.

Cicatrices, cicatristes, cicatraces

Dans l’entre-soi règne une intimité diasporique qui fait que l’on se comprend sur certains sujets sans devoir s’expliquer. Rien de neuf sous le soleil des minorités. Alors que j’écris ces lignes, je lis le roman exceptionnel de Chimananda Achidie, Americanah, qui dépeint les vicissitudes d’être une Noire africaine aux États-Unis, et qui confirme l’universalité pénible de la situation des minorités migrantes. Comme elle l’exprime crûment – je cite de mémoire ­–, « nous sommes tous [Noirs, Juifs, Asiatiques, Latinos, etc.] recouverts par la merde des Blancs. Et si ce n’est pas la même merde pour tous, c’est de la merde quand même ! » Les populations stigmatisées d’hier et d’aujourd’hui partagent une condition, et je fais mienne la formule de Franz Fanon de 1952 nous invitant à « dresser l’oreille » et à nous identifier à tous les groupes discriminés. Dans Causes Communes. Des Juifs et des Noirs6, l’anthropologue Nicole Lapierre retrace l’histoire des convergences entre communautés aux États-Unis et, contrairement à la rhétorique séparatiste, elle y dresse un portrait enthousiasmant de l’empathie transcommunautaire.

Juifs, on partage de terribles récits d’exil et de pertes. On s’agite beaucoup à panser les blessures du passé. À penser avec nos cicatrices. Cicatristes. Notre vie ressemble à une tentative désespérée de réparation. Moi, par exemple, je n’ai pas souffert. Je n’ai rien vécu de l’existence tourmentée de mes parents et de mes grands-parents. Pourtant, je suis souvent paralysé par l’angoisse. Bien plus qu’eux. Quand je vois le calvaire enduré par mes ancêtres, je suis gêné de me plaindre. Le poids d’Auschwitz sur les épaules et la terreur que cela recommence sont réels. « Les camps », j’en ai les effets à la maison. Un génocide, c’est comme une explosion de matériel radioactif ; cela laisse des séquelles sur des générations. En 2020, la mort, puante, de mes aïeux, je la porte en moi. Les images de piles de corps décharnés que l’on a tous vues, ces corps pourraient être mes arrière-grands-parents. Je cauchemarde, régulièrement, que je suis en train de m’enfuir d’un danger imminent, poursuivi par des assaillants divers. Est-ce là une manifestation onirique de la Shoah ? Et quand je vois la carte d’identité de ma grand-mère Johana tamponnée en rouge du mot « Juif », un cachet apposé par l’administration communale, mon cœur se serre.

Il y a des sentiments empruntés. Vicariants. Des émotions de seconde main liées à des traumas que l’on n’a pas vécus soi-même. Comment la douleur de mes ancêtres est-elle devenue la mienne ?

Contrairement à la plupart de mes compatriotes, je n’ai pas de maison de famille à la campagne ni de vieux meubles en bois hérités d’un passé immémorial. Alors, j’essaie de laisser une trace. Génétique, littéraire, artistique, politique, peu importe. Quelque chose qui persiste et rappelle que mes aïeux ont survécu à l’horreur. Et ces souffrances, nos souffrances de se transformer en ce que je nommerais des « cicatraces ». Comme si l’on sentait constamment son être se diluer dans le bougé menaçant de la vie et qu’on s’évertuait ainsi à se pérenniser soi-même à travers des empreintes.

Le dur désir de durer, écrivait Paul Eluard. Eh bien, voilà ce qui obsède nombre d’entre nous. Empiler des indices de persistance. De nos milliers d’interventions dans le monde, il va bien rester quelque chose. Qu’une fois notre existence achevée, il y ait quelque chose de nous qui se perpétue par-delà notre fragile corporéité. Que ne ferait-on pas pour satisfaire ce désir de traces ? Se reproduire, certes, mais aussi peindre, sculpter, scribouiller des récits, filmer, chanter, danser, s’engager en politique, se mobiliser pour diverses causes. Combien sommes-nous à chercher à sublimer le trauma historique en ces cicatraces ? Combien sommes-nous à investir toute notre énergie vitale dans la persévérance de l’être juif ?

Ne plus subir l’antisémitisme

Mais si je n’étais plus juif, je serais soulagé. Cela me coûte de le dire, mais je me sentirais libéré d’un poids. D’abord, parce que cette différence est, dans le même temps, la source de notre malheur. En tant que juif, dès le départ, tu te vis sous le signe de l’altérité. De l’étranger. Invisible, qui plus est. Entre nous, on se lamente beaucoup de tout – qui est une manière de communiquer en soi – mais surtout on kvetcht7 d’être juifs, comme s’il s’agissait d’une malédiction. La montée de l’antisémitisme. Le succès des théories de la conspiration judéosioniste. Faut-il faire les valises ? Et se préparer à quitter notre patrie en prévision de nouveaux pogroms ? Eh bien, ça – cette peur et les antisémites qui la provoquent ­– ne me manquerait pas, devrais-je ne plus être juif.

Finie, aussi, l’angoisse de porter cette identité singulière taxée de tant de maux et associée à tant de périls : Rothschild, l’argent, le pouvoir, les lobbys. Fini de supporter les scénarios fantasques qui incriminent les Yids d’être des manipulateurs prêts à tout pour dominer le monde, responsables de leurs souffrances ou encore les blagues « juives » qui font, souvent, de la peine. Toujours les mêmes qui nous accusent d’hypersensibilité et qui se plaignent de ne plus pouvoir rien dire. À les entendre, les Juifs font trop de bruit avec leur antisémitisme8. Ne pas se faire remarquer, ne pas chahuter. Terminé aussi de devoir expliquer ce qu’est Hannoukah, un schmock ou une Bar Mitsvah. Ne plus se soucier des militaires devant les écoles juives et les synagogues.

Ne plus dire le mot « juif » en public en baissant le ton de la voix de peur d’être démasqué. Je l’abandonnerais volontiers cette structure d’anticipation qui me fait être attentif à toute forme d’antisémitisme avant même qu’elle ne se soit manifestée. De naissance, je possède un radar de détection des antisémites et mes oreilles sont orientables à 360° quand j’entends quelqu’un prononcer « juif » en société. Tout cela, je l’échangerais de gaité de cœur pour un rapport au monde moins alerte et plus apaisé, un monde auquel je pourrais donner, en partie, ma confiance. Et que – au risque de choquer­ mes ancêtres et mes contemporains – la Shoah évolue en cette « Shoah de Monsieur Durand » dont parle lucidement Nathalie Skowronek9. Un événement traumatique devenu anonyme, un marqueur du XXe siècle appartenant aux mémoires collectives européennes, mais qui ne me toucherait plus de manière aussi personnelle. Si je n’étais plus juif, certes, je continuerais de me battre contre l’antisémitisme et le négationnisme – comme je le fais contre tous les racismes –, mais je n’aurais pas ce rapport souffrant à leur égard. Je n’aurais plus peur. Ou alors j’aurais moins peur.

Ne plus choisir de camp

Et puis, il y a Israël. Enfin, une sécurité ontologique. Avec des frontières matérielles. Mais avec le problème désolant que constitue une détermination violemment nationaliste de soi sur une terre qui n’est pas entièrement la sienne. Quand bien même je m’oppose en tout point à son gouvernement, qui trop souvent prétend parler à ma place, cet État ne me laisse pas indifférent. Il me concerne. Il parle de moi. Mais avec le temps qui passe, je m’y identifie de moins en moins et je peste de plus en plus contre lui, une identification hostile.

Parce qu’être juif aujourd’hui, c’est devoir prendre position face à Israël et au conflit israélo-palestinien. Exprimer à quel camp l’on appartient. Que ce soient les antisémites, les sionistes, les militants antisionistes ou les badauds de l’actualité, tout le monde vous pousse à avoir un avis tranché et – cela dépendra de vos interlocuteurs – de vous identifier ou de vous distancer du destin de ce pays. Entre les défenseurs acharnés et les boycotteurs enragés. Unis derrière Israël ou unis contre Israël. Sans nuance.

Si je n’étais plus juif, je ferais une pause. Carrément. J’arrêterais de m’infliger les nouvelles à la télévision quotidiennement pour voir si Israël existe toujours sur le globe et combien de Palestiniens ont encore été tués ou emprisonnés. Lorsque la question surgirait à la table d’un café, je dirais que je n’y connais rien et changerais de sujet. Je me soulagerais, enfin, de cette dissonance cognitive, entre un attachement anxieux à ce pays, mon désaccord total à son ethnonationalisme désormais mâtiné de messianisme, et de la compassion pour celles et ceux qui n’avaient rien demandé et ont été dépossédés de leurs terres. Comme l’exprime si bien Amos Oz, avec son horreur des fanatismes, dans ce conflit, c’est l’empathie – la capacité à imaginer l’altérité, celle et celui de l’autre côté du mur – qui doit gagner.

La judéité « n’est pas une question de sang »

Pour tenter de me rassurer, je me soumettrais probablement à un deuxième test ADN. Avec une compagnie réputée plus fiable. Peut-être encore un autre. Je pense que j’infligerais un prélèvement à toute notre petite famille. J’inviterais ma mère et à mon père à me raconter, une nouvelle fois, les bribes d’histoire de nos ancêtres que nous connaissons déjà par cœur, l’exil, les camps, la survie, le silence. Pour me lamenter, j’irais voir un rabbin, mais un qui soit tolérant et ouvert, du genre de Delphine Horvilleur. Je lui demanderais ce que la religion a à dire de la situation grotesque dans laquelle je me trouve : Juif d’héritage familial, mais non-juif d’ADN. Je suis certain qu’elle prendrait ma requête avec un grand sourire et me répondrait que c’est le patrimoine culturel qui compte. Et puis j’arrêterais tout ça. Raisonnablement. Je mettrais un terme à cette réductio ad biologicum entêtante. Je méditerais pour soulager la surchauffe de mon cerveau et me recentrer sur mes convictions. J’invoquerais le Dieu Kabat-Zinn. Tu te calmes maintenant. Inspire, expire.

Car, dans mon esprit, la judéité « n’est pas une question de sang », comme le disait joliment Romain Gary. Elle ne devrait être ni une affaire de génétique (même si elle peut s’y référer de temps à autre, et satisfaire ma curiosité scientifique), ni d’ailleurs de religion (même si elle s’y réfère de temps à autre). Elle relève, avant tout, de la transmission et du symbolique. Être juif, c’est partager un destin historique et certains traits culturels avec d’autres juifs10. Être juif, c’est également, pour beaucoup, se sentir responsable de cette identité et être affecté par ce qui touche celles et ceux qui la possèdent, pour le meilleur (les prix Nobel !) et pour le pire (les Zemmour, les Weinstein, les Maddoff).

Mais c’est aussi – et surtout – un état d’indétermination de soi, singulièrement, vis-à-vis de cette idée de communauté. Être juif, c’est une interrogation que l’on se pose à soi-même, une quête lancinante que Jacques Derrida, Manès Sperber, Albert Memmi, Judith Butler ou encore Edmond Jabès ont si bien décrite. Pour ce dernier, « c’est mon impossibilité d’être un “juif paisible”, apaisé, ancré dans ses certitudes, qui a fait de moi le juif que je crois être. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est précisément dans cette coupure dans cette non-appartenance en quête de son appartenance que je suis sans doute le plus juif »11. Poursuivant cette tradition d’une judéité de l’insécurité, Georges Perec écrit, dans Ellis Island, qu’il ne sait « pas précisément ce que c’est qu’être juif. […] Ce serait plutôt une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude »12. Un « vertige », écrit joliment Camille de Tolédo, « une identité du vertige de l’identité »13, capable d’intégrer la multiplicité, l’incertitude et la liberté.

À bien y regarder, ce prélèvement ADN a déclenché l’une de ces inquiétudes en moi, un vertige. Je ne prétends aucunement que les Juifs aient le monopole du tourment (qui n’est pas anxieux dans le système économique aliénant qui est le nôtre aujourd’hui ?). Mais ce que ce test a révélé, c’est la dimension fragile – l’angoisse de la perte, de la destruction – et, tout à la fois, collante que revêt l’identité juive. Et, dans le même mouvement, sa robustesse. Son devenir. Toujours en train d’être réalisé. Une judéité de « l’inachèvement », nous dit Jean-Christophe Attias dans le portrait subtil qu’il dresse de Moïse, un Moïse fragile14.

Seras-tu juive, ma fille ?

Avec la naissance de ma fille Esther, une nouvelle question, saturée d’inquiétudes, s’est déployée : que va-t-on lui transmettre ? Seras-tu juive ma fille ? Si tu l’es, en souffriras-tu ? Si je n’étais plus juif, je ne devrais pas m’interroger sur le devenir yid et sa persistance.

D’abord, théologiquement, Esther ne sera pas juive, sa maman ne l’est pas. Mais je suis de ceux qui considèrent qu’être juif, c’est avant tout vouloir l’être. Devenir yid, ce n’est pas le résultat d’une pédagogie serrée comme une vis menant à l’acquisition de préceptes. Il y a tant de contraintes dans le religieux. Ce que je défends est une judéité de la liberté. Embrasser une histoire millénaire. S’inscrire dans des lignages pluriels, multidirectionnels où l’on façonne des récits et des rituels. Je voulais qu’elle ait un prénom biblique, Esther, et qu’elle sache que son père était juif. Cela éveillera certainement sa curiosité plus tard. Je lui souhaite d’échapper à la lumière des astres défunts du génocide, même si j’ignore comment ne pas lui transmettre mes angoisses.

Peut-être lui donnerai-je le désir d’apprendre le yiddish, cette langue que je ne parle pas. Mais un yiddish plus hybride qu’il ne l’était déjà, avec une pincée de swahili, quelques mots de mandarin, un poil d’arabe, du persan, une touche de français, un zeste de dogon, de l’inuktitut et que sais-je encore. À l’image d’un langage en perpétuelle évolution, être juif, c’est une matrice des possibles. 

***

Ce matin, je médite dans le jardin de notre immeuble. Ici, en ville, je reconnais les sonorités multiples qui envahissent ma rue. Une Clio poussive, probablement un modèle d’avant 2005. Le tram de 8 h 58 arrive. Puis, un 747 qui vole par-dessus ma tête. Une ambulance. Des enfants sur la route de l’école. Le tram de 9 h 12. La Clio, à nouveau. J’ai immédiatement détecté le moteur turbulent de la camionnette Fiat de notre facteur. Je suis instantanément arraché à la pleine conscience. J’ouvre les yeux et aperçois le facteur qui marche, pressé, dans ma direction. Il porte dans les mains un pli orné du logo MyHeritage. Les résultats du test ADN sont arrivés.

Notes
1. Autonyme qui désigne les Juifs originaires d’Europe de l’Est.
2. Vous l’aurez compris, ce texte est écrit par un Juif ashkénaze de la diaspora et traite de mon expérience singulière. Il y a bien d’autres cultures juives, avec leurs références propres, qui ne se retrouveront pas dans mon attachement viscéral au bouillon, ni dans un rapport souffrant à la Shoah, voire à l’antisémitisme (qui a longtemps épargné les Juifs américains de certaines grandes villes, mais est-ce encore vrai à l’ère du trumpisme ?), mais qui n’en sont pas moins marqués par l’altérité et le destin de minorités.
3. Kafka, Franz. [1954] 2010. Journal. Paris : Livre de Poche. 321.
4. Les boulettes à base de matza habituellement servies dans le bouillon de poule et que je me suis toujours fait un plaisir d’aller dérober dans le frigo.
5. La fameuse « carpe farcie ».
6. Lapierre, Nicole. 2011. Causes Communes. Des Juifs et des Noirs. Paris : Stock.
7. « Se plaindre » en yiddish.

8. Une imputation que Jung portait déjà à l’encontre de Freud, critiquant la « susceptibilité maladive » du maître et le fait qu’à force de « flairer partout l’antisémitisme, les Juifs finissent par susciter réellement l’antisémitisme » (Dans : Roudinesco, Élisabeth. 2014. Sigmund Freud. En son temps et dans le nôtre. Paris : Le Seuil).
9. Skowronek, Nathalie. 2015. La Shoah de Monsieur Durand. Paris : Gallimard.
10. Je suis en désaccord avec Shlomo Sand sur de nombreux aspects et, certainement, sur son diagnostic d’absence de « culture juive » chez les Juifs laïques (qui seraient, d’après lui, uniquement regroupés autour d’un soutien inconditionnel à Israël). Voir Sand, Shlomo. 2013. Comment j’ai cessé d’être juif. Paris : Flammarion. D’un point de vue sociologique, sa vision de la culture est, paradoxalement (lui qui pourfend l’essentialisme à tort et à travers), trop essentialiste. À l’heure de la mondialisation, la culture ne constitue pas un guide de recettes à suivre à la lettre, une version normative avec des cases à biffer, mais plutôt un répertoire bigarré d’identifications culturelles, comme, chez les Juifs laïques, représentent le rapport à des nourritures particulières, à la circoncision, à certaines fêtes religieuses – même si heureusement ce n’est plus la culture des shtetls et des yeshivas –, à Israël et à la Shoah.
11. Jabès, Edmond. 1981. Du désert au livre. Paris : Belfond.

12. Perec, Georges. 2019. Ellis Island. Paris : P.O.L.
13. De Toledo, Camille. Le hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne. Paris : Le Seuil.
14. Attias, Jean-Christophe. 2016. Moïse fragile. Paris : CNRS Éditions.

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