Par Stéphane François et Isabelle Kersimon

Pour saisir toute la dimension antisémite et complotiste des chansons de Freeze Corleone, ainsi que ses références nazies, et comprendre pourquoi labels, majors et critiques musicaux ne l’ont pas prise au sérieux, il faut analyser une propagande subtile : le kémitisme.

Le kémitisme : un paganisme antisémite

Le kémitisme est à la fois un néopaganisme égyptomaniaque, occultisant, et un radicalisme politique identitaire, panafricain, ethnocentrique et antisémite. Il est impossible de comprendre la teneur des propos de Freeze Corleone sans en tenir compte. Il se repère par ses références à Marcus Garvey et son interprétation de la civilisation de l’Ancienne Égypte.

Le kémitisme est une tentative de reconstruction de la religion païenne de l’Égypte ancienne, dont il prétend que l’intégralité de l’origine se situerait en Afrique subsaharienne. Ce néologisme est construit sur la racine « kemet », qui en ancien égyptien signifierait « terre noire ». Il désigne les groupes ou mouvements religieux païens visant à restaurer la religion des anciens Égyptiens, nommés kémites. Actuellement, il est associé à deux types de groupes, qui partagent certains éléments d’une généalogie intellectuelle, mais aboutissent à des réalités très différentes : d’une part, le radicalisme politique noir, afrocentriste et panafricain (longtemps représenté en France par l’activiste suprémaciste conspirationniste et antisémite Kemi Seba) ; et, d’autre part, une référence spirituelle à l’héritage égyptien et à ses dieux pour des gens de « races » différentes.

Surtout, le kémitisme insiste sur la nature juive du racisme anti-noir, en dépit de l’histoire du combat pour les droits civiques aux États-Unis. Le film d’Alan Parker, Mississipi Burning, raconte ainsi l’assassinat par le Ku Klux Klan, en 1964, de trois jeunes militants des droits civiques, dont deux étaient juifs et non-noirs – Andrew Goodman et Michael Schwerne – et l’un était noir et non-juif – James Chaney.

Leur argument ne se situe pas, en effet, dans le domaine des faits, mais dans celui d’une mystique bricolée. Selon ses tenants, c’est la malédiction portée sur Cham, qui aurait justifié par les Juifs la mise en esclavage des populations noires. L’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch a pourtant démontré, dans le Livre noir du colonialisme que le préjugé de couleur attaché à cette malédiction était dû à un Père de l’Église, Diogène, soit une interprétation racialiste datant de plus 1 500 ans après l’écriture de l’Ancien Testament.

Cette interprétation de la malédiction de Cham explique pourquoi les kémites cessent de se réclamer des religions du Livre, islam compris, qui légitiment selon eux l’esclavage des peuples noirs, pour embrasser une foi nouvelle néopaïenne, au fondement antisémite. Cet antisémitisme se pare en outre d’un discours à la fois anticolonialiste et afrocentriste : les Juifs auraient été, selon un courant radical de l’afrocentrisme les principaux bailleurs de fonds de la traite négrière, et par conséquent seraient à l’origine du « génocide » des populations africaines. À l’origine du mensonge antisémite sur la participation des Juifs à la traite négrière atlantique se trouve… l’extrême droite américaine, en particulier les élucubrations de l’industriel Henry Ford.

Au passage, ces thèses occultent totalement l’antique judaïsme noir.

Pour certains militants afro-américains, les Noirs de Harlem, arrivés dans les années 1920 des États du Sud, ségrégationnistes, et qui vivaient dans des conditions misérables, étaient soumis au bon vouloir de propriétaires fonciers juifs qui encaissaient les loyers. L’histoire des Juifs de New York a été remarquablement retracée par l’historienne Deborah Dash Moore dans Jewish New York : The Remarkable Story of a City and a People. Il est certain qu’à cette époque, le racisme était un phénomène global dans la société américaine, et il est certain aussi que les Juifs de New York n’étaient pas les seuls propriétaires terriens ou immobiliers de Harlem.

C’est alors que se développa chez les Afro-américains le mythe du Juif accapareur, en résonance avec le discours antisémite dominant de l’époque, aux États-Unis comme en Europe, développant une forme de ressentiment et d’envie à l’égard des Juifs. James Baldwin écrivit  en 1967 un article devenu célèbre, intitulé « Negroes Are Anti-Semitic Because They’re Anti-White ». Ce discours antisémite a laissé des traces chez certains militants de la cause noire. Cependant, c’est Louis Farrakhan et sa Nation of Islam qui ont véritablement pérennisé l’antisémitisme noir, les poncifs antisémites forgés au cours des siècles par le monde occidental. Si Farrakhan l’a pérennisé, on l’entend aussi dans la scène rap.

Afrocentrisme et aryanisme : même combat

Outre l’antisémitisme fondateur de leur vision du monde, certains afrocentristes postulent que la première civilisation au monde était africaine et s’emploient à en apporter la preuve, concurrençant ainsi des mouvements similaires occidento-centrés attribuant aux Indo-Européens les mérites de toute civilisation. L’un des pionniers de ces « études » est Marcus Garvey (1887-1940), fondateur de l’Association universelle pour la promotion des Noirs. Selon lui, les Noirs auraient donné le savoir aux Européens, encore à l’âge de pierre, via l’Égypte, qu’il considère, au mépris de toutes les recherches archéologiques et anthropologiques démontrant la multi-ethnicité des Égyptiens anciens, comme une civilisation « nubienne », c’est-à-dire noire. Marcus Garvey fit école et celui de ses adeptes qui eut la plus grande reconnaissance intellectuelle fut Cheik Anta Diop, qui soutint en 1967 dans Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? que les scientifiques européens avaient été des falsificateurs conscients de l’histoire de l’Égypte, désireux de cacher au monde le fait que les Égyptiens antiques avaient eu la peau noire. Comme Garvey, il postulait l’influence de l’Égypte noire sur les Grecs, vivant encore à l’ère préhistorique. D’autres auteurs diffusèrent des idées similaires. Ainsi, l’auteur guyano-américain George G. James a-t-il affirmé, dans Stolen Legacy, que la philosophie grecque est largement tributaire des mystères, noirs, des Égyptiens. Toutefois, l’afrocentrisme est surtout popularisé en France en 1996 avec la parution du livre de Martin Bernal, Black Athena – Les origines afro-asiatiques de la civilisation occidentale, l’afrocentrisme y étant l’équivalent de l’aryanisme et/ou du nordicisme des Européens des XIXe et XXe siècles.

© Tom Beazley

Nous retrouvons en effet le même enracinement dans un passé remontant à des époques antéhistoriques : si les uns se réfèrent à un paganisme germanique aryen largement imaginaire, les autres se tournent vers une Égypte lointaine dont l’histoire romancée est perçue comme dépositaire de « la tradition ancestrale » des peuples noirs. Dans les deux cas, les traditions religieuses antiques se voient colorées de thèmes liés aux courants ésotériques contemporains – telle l’importance accordée aux monuments du passé. Tous sont des néo-paganismes qui s’accompagnent d’un violent rejet des religions du Livre. Enfin, et surtout, les deux marient de façon très symétrique une vision racialiste et une conception conspirationniste de l’Histoire.

Les parallèles qui peuvent être faits entre le mouvement völkisch et l’afrocentrisme dans sa variante radicale sont donc nombreux, tandis que les différences ne concernent guère que le rôle donné à tel ou tel référent racial. Celui que les völkisch attribuaient aux Aryens, les afrocentristes le réservent aux Africains, qu’ils considèrent comme le peuple porteur de la « Civilisation ». Là où les völkisch étaient fascinés par les runes, les afrocentristes radicaux réutilisent tout le bric-à-brac des symboles égyptiens et disent leur sympathie pour le vaudou et le candomblé, persistances antillaises et américaines d’un animisme issu du golfe du Bénin et maintenu parmi les esclaves et leurs descendants.

On constate donc un unique, et certes complet, renversement de perspective : les « Blancs » sont considérés par les afrocentristes comme « la » race inférieure, là où chez les völkisch ce rôle était tenu par les Africains. Par contre, l’antisémitisme persiste.

L’univers conspirationniste de Freeze Corleone

Cette construction intellectuelle est noyée chez Freeze Corleone dans une masse de références à la pop-culture et aux contre-cultures telles que Star Wars ou l’univers des super héros (Marvel ou DC Comics).

Dans cette scène qui pourrait passer pour « héroïco-ésotérique », on retrouve aussi le « franc-maçon », forcément synonyme de « puissant », de « gouvernant », mais également de « juif » (la référence implicite au complot judéo-maçonnique » de la première moitié du XXe siècle est fréquente chez ce rappeur), protégé par une supposée impunité. Les références à la famille Rothschild sont omniprésentes, qu’il associe aux Illuminati (inquiétant marronnier dans le rap complotiste), à Bilderberg et à Rockfeller – incontournable triade chez les conspirationnistes. On peut se référer, par exemple, aux titres « Bâton rouge » et « 16 pains ».

Ouvertement complotiste, Freeze Corleone développe d’autres thèmes conspirationnistes présents chez les théoriciens actuels de l’« État profond », dont Michel Onfray et sa troupe du « Front populaire » se font les porte-voix en France et qui représente un élément fondamental de la mouvance QAnon. Par exemple, il saupoudre ses chansons de mots clés issus du complotisme américain comme « MK Ultra » ou « HAARP ». Le premier était un projet des années 1970 de la CIA sur l’utilisation de drogues hallucinogènes (LSD) et de la manipulation mentale dans le cadre d’activités subversives ; le second, High Frequency Active Auroral Research Program, était un programme d’étude de l’ionosphère. Les complotistes en ont fait un programme de manipulation à la fois du climat et des ondes hertziennes par une officine secrète…

L’État profond évoqué par M. Onfray est un élément fondamental de la mouvance chrétienne radicale conspirationniste QAnon.

On nage aussi dans l’ufologie : le titre de l’album, sorti en 2018, Projet Blue Beam Intro, est un clin d’œil au « Project Blue Book », un programme d’enquête sur les ovnis mené par l’US Air Force de 1952 à 1969, qui fit fantasmer les ufologues complotistes américains et entre en résonance avec la notion d’« État profond ».

Certains textes de Freeze Corleone renvoient également à l’afrofuturisme, une doctrine associant afrocentrisme et science-fiction : les Africains auraient inventé dans l’Antiquité des aéronefs, version afrocentriste de la théorie des « anciens Astronautes ». C’est-à-dire l’idée qu’il y a eu, à la fin de la Préhistoire et à l’aube de l’Antiquité, des contacts entre peuples primitifs terrestres et entités venues (de où ? mystère) leur apporter la civilisation. Dans la version afrocentriste, ces entités sont africaines.

Le rappeur incite évidemment son auditoire à « ouvrir les yeux » sur l’extermination des Juifs d’Europe, en faisant notamment allusion au négationniste Robert Faurisson. Il est surtout un disciple de l’ufologue complotiste négationniste allemand Jan Udo Holey, connu sous le pseudonyme de Jan Van Helsing, et auteur de la série des « Livres Jaunes » (clin d’œil à l’ufologie), aux contenus à la fois contre-culturels, antisémites et négationnistes. Il lui dédie d’ailleurs un titre : « Livre Jaune 1 à 7, S/o Van Helsing ».

Le mélange qui résulte de cette vision du monde, distillée dans des chansons aux accents mystérieux pour un public jeune, associe donc bel et bien contre-culture, antisémitisme, négationnisme, extraterrestres et complotisme. Nulle référence à la religion musulmane dans ce vertigineux kaléidoscope, contrairement à ce qu’ont pu affirmer certains experts médiatiques.

Une loghorrée très répandue

On pourrait penser qu’une telle logorrhée est exceptionnelle, mais ce n’est pas le cas. Pensons à Rockin’Squat, l’antisémitisme et l’intérêt pour le nazisme en moins. L’essor de discours de ce type chez les rappeurs francophones est particulièrement inquiétant, car il se diffuse massivement chez les amateurs de rap, peu au fait des subtilités rhétoriques de leurs artistes préférés. Surtout, il est lié à ce mouvement plus profond, le kémitisme. Pour ne prendre que cet exemple, le groupe américain Army of Pharaoh (notez la référence à l’Égypte ancienne) aura été l’un des premiers à développer cette thématique autour des années 2005-2010.

L’essor de ces thématiques complotistes et antisémites est lié aussi à l’argent généré. Ce registre musical est devenu une industrie prospère vendant énormément, et par conséquent diffusant massivement ses messages nauséabonds.

Ce sera l’objet d’un deuxième volet de l’INRER sur le sujet.

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4 Responses

  1. Merci pour cet article très intéressant qui permet d’éclairer ce phénomène embrouillé. Le fait que ce discours mélange des tas d’éléments hétéroclites, facilite l’adhésion des jeunes qui ne voient plus la toxicité du message. Ils écoutent sans culpabilité, et se font toucher par ce nouveau virus…

  2. Merci pour cet article, très éclairant.
    Je note à la fin la référence au groupe Army of the Pharaohs (j’imagine qu’il s’agit de ce groupe malgré l’orthographe différente). Hormis le nom du groupe, disposez-vous de plus d’éléments pour faire le lien entre ce groupe et le kémitisme ? Je ne me souviens pas avoir entendu de paroles antisémites ou suprématistes chez ce groupe, mais cela remonte un peu. Merci d’avance.

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