Par Alexandre Journo
Tout comme son préfacier, l’historien post-sioniste Shlomo Sand, s’était employé à prouver que le peuple juif n’existerait pas, Julien Cohen-Lacassagne s’évertue, dans un pamphlet publié récemment, Berbères juifs, à enfoncer le clou, par l’argument de la race et du sang. Animé de bonnes intentions, son texte fourmille d’erreurs grossières. Critique.
Berbères juifs, c’est le titre de l’ouvrage de Julien Cohen-Lacassagne récemment publié aux éditions La Fabrique (1), et préfacé par Shlomo Sand (2). Le choix du préfacier est éclairant : le principal fait d’arme de Sand est son affirmation que le peuple juif n’existe pas (3), sa thèse consistant à faire des Juifs d’Europe des Khazars (4) convertis au judaïsme.
Cohen-Lacassagne lui emboîte le pas et tente de démontrer que le peuple juif est également une invention en Afrique du Nord, où il serait en réalité composé de Berbères convertis.
Une vision tronquée de l’Histoire
La préface de Sand annonce le propos du livre : si cette histoire de Berbères convertis est passée sous silence – ce qu’elle n’est pas (5) –, c’est que, selon lui, « de nombreux juifs ont des réticences à être assimilés à des Berbères ou à des Arabes ». Exprimeraient-ils cette réticence par un racisme larvé, une norme blanche intériorisée ? Que dire alors des Berbères qui refusent d’être assimilés à des Arabes dans la réaffirmation de leur tunisianité ou algérianité ? Ou encore des « indigènes » que La Fabrique édite (Houria Bouteldja en premier lieu) et qui ont des réticences à être assimilés à des Français ? Pourquoi ne pas voir là une revendication d’autodétermination ?
Il n’y a du reste aucune honte à ressembler physiquement à un Arabe ou à un Berbère, ni à s’habiller comme un Arabe ou un Berbère. D’une part, l’origine judéenne revendiquée par l’historiographie juive traditionnelle est tout autant non-blanche que le sont les origines arabes et berbères.
D’autre part, l’auteur de ces lignes est indiscernable de n’importe quel autre Méditerranéen du Sud, Maghrébin, Arabe ou Levantin, et ses grands-parents étaient sur des photos habillés à l’arabe.
Mais quoi de mieux que l’insinuation pour introduire le doute ? Nous n’avons pas là affaire à un ouvrage d’histoire, encore moins à une histoire des conversions des Berbères au judaïsme, mais à une relecture de toute l’histoire juive, et à un pamphlet sur les intentions anti-arabes supposées de l’historiographie juive et occidentale. Un pamphlet qui appuie ses thèses sur des schémas idéologiques connus, dont par exemple, présenter le film Shoah comme une propagande orchestrée par Claude Lanzmann, et visant à disculper l’Allemagne et l’Europe occidentale de leur antisémitisme au détriment de l’Est, c’est-à-dire de la Pologne – il tire cet angle désastreux de Shlomo Sand, dans Le XXe siècle à l’écran (6). Et par là, de repousser l’antisémitisme aux confins orientaux, d’abord la Pologne, avant de faire porter le stigmate aux Arabes.
Cohen-Lacassagne dénonce l’instrumentalisation de l’antisémitisme, l’instrumentalisation des origines judéennes, et celle des origines séfarades des Juifs du Maghreb. Mais lui-même instrumentalise sans vergogne l’origine berbère et les mythes fondateurs berbères – la Kahina (7) – pour sa négation de l’identité juive.
Il réinterprète alors l’histoire juive à l’aune de la thèse selon laquelle le judaïsme n’est pas une ethno-religion, mais une religion comme les deux autres monothéismes. Si bien que même l’histoire des Hasmonéens contre les Grecs (8) – célébrée comme mythe précisément national dans la tradition juive lors de la fête de Hanoucca – est reléguée à un conflit théologique, de même nature que les conflits internes des royaumes historiques de Juda et Israël sur le culte, voire qu’un échange de responsa rabbinique (9). La question de la domination étrangère et de la souveraineté juive sur la Judée contre Babylone, l’Égypte ou la Grèce, est ignorée.
La « race juive » qui n’existe pas
Dans son livre et dans les diverses interviews données depuis sa sortie – Le Point, L’Humanité et RT France (10) –, Cohen-Lacassagne détaille les intentions de cette « enquête », et il me semble que tout réside dans cette intention : faire de la conversion la seule piste possible pour expliquer l’existence de Juifs d’Afrique du Nord, écartant toutes les pistes diasporiques.
Les Juifs d’Afrique du Nord, communément appelés « Séfarades », seraient donc, selon lui et afin de prouver cette thèse, des Berbères convertis au judaïsme. Cela peut s’entendre pour une partie d’entre eux, et n’importe quel traité d’histoire juive en fait mention, décrivant la judaïcité d’Afrique du Nord comme un palimpseste de migrations et de conversions, des expulsions de communautés judéennes du IIIe siècle avant J.-C., à l’immigration livournaise aux XVIIe et XVIIIe siècles, en passant par les exilés de la période romaine, les conversions berbères, et des expulsés d’Espagne (les véritables Séfarades).
La préface de Sand et les interviews données par Cohen-Lacassagne indiquent comment lire l’ouvrage : si les Juifs ne sont pas issus de Judée, non seulement leur lien avec la Judée antique – et donc le sionisme – sont caducs, mais leur prétention à faire peuple l’est aussi. Qu’importe qu’ils l’aient fait et qu’ils le fassent encore avec les autres Juifs, Ashkénazes et Orientaux : ils n’y ont pas droit ; leur prétention à faire peuple est inauthentique. Et c’est là que se situe le caractère nocif de l’ouvrage, étonnamment paradoxal pour un pamphlet qui se voudrait « antiraciste » : il n’y aurait de peuples authentiques que les peuples homogènes ethniquement, les Berbères et les Khazars. La culture commune, la volonté de sceller son destin ensemble ne valent rien, seule la race est authentique.
Ainsi, en feignant de torpiller l’homogénéité ethnique des Juifs (ce qui est faux) et leur tropisme supposément « völkisch » – conception ethnique et suprémaciste de la nation issue du romantisme et du néo-paganisme allemands, prélude à l’antisémitisme nazi (11) –, c’est ce terme éminemment sulfureux que Cohen-Lacassagne associe à l’historiographie du judaïsme et utilise plusieurs fois dans son livre – ce à quoi, du reste, ils n’ont jamais prétendu –, Cohen-Lacassagne réinstaure de fait la primauté de l’homogénéité ethnique. D’après lui, les Juifs prétendraient à l’homogénéité ethnique, à la limpieza de sangre (12), mais leur faute ne serait pas même là de tenir l’homogénéité ethnique comme référence pour faire peuple, mais que cette homogénéité ne soit dans leur cas qu’un mensonge !
Ce qui compte pour l’auteur, c’est le sang, c’est l’ascendance génétique avant la conversion ; ce qu’il opère ici, c’est une réduction à la race. Avec beaucoup de confusion, Cohen-Lacassagne mêle les notions de peuple élu et de conversion, pour laisser entendre que l’unité revendiquée des Juifs serait ni plus ni moins… qu’un suprémacisme. Et pour asseoir son propos, il lui suffit de tracer un signe d’égalité entre l’antisémitisme européen et le nationalisme juif qu’est le sionisme, les deux découlant selon lui d’une conception völkisch de l’identité, conception qu’il assume en réalité lui-même en déniant les mouvements de mixité ethniques antiques !
Le judaïsme séfarade comme construction sociale
Dans son interview au Point, il affirme que « cherchant à construire une homogénéité en exploitant le mythe d’un peuple juif exilé après la destruction du Second Temple de Jérusalem, en 70 apr. J.-C. », « tout juif serait un descendant des expulsés de Judée ». Cette homogénéité est en effet construite, mais :
1. Elle est d’autant plus tangible qu’elle est construite, parce qu’elle manifeste le désir commun d’exister ensemble dans le futur.
2. Il n’est pas besoin de descendre précisément de Judée pour se rattacher au destin des exilés de Judée, ce qu’ont fait tous les convertis au judaïsme depuis Ruth (“Car partout où tu iras, j’irai; où tu demeureras, je veux demeurer; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu.” Ruth 1:16, traduction du rabbinat).
3. Il fait fi d’une dimension essentielle du peuple juif : la référence constante à Israël (au Bnei Israël, au ‘am Israël, au Dieu d’Israël).
Toutes les pistes explorées sont des pistes ethniques (les exils, les Berbères), mais la référence commune semble omise. La descendance de Judée n’est pas une « idée reçue » qu’il s’agirait de déboulonner, c’est une référence commune, un passé commun que les adjonctions de convertis ne viennent pas démentir. Quand Cohen-Lacassagne mentionne par exemple les rabbins lorrains envoyés en Algérie, il n’y voit pas une mission mue par l’idée d’une communauté de destin chez ces rabbins lorrains, mais une appropriation, une assimilation forcée à la blanchité contre la berbérité, dans une sorte de falsification völkisch du judaïsme.
Dans sa logique, si les exils et les expulsions ne peuvent expliquer seuls la présence juive en Afrique du Nord jusqu’à la décolonisation, alors les Juifs du Maghreb sont berbères, et ce sont des Berbères juifs – terminologie jamais revendiquée par les « concernés », les Juifs d’Afrique du Nord –, et leur judaïsme n’est donc qu’une construction sociale.
Un antisémitisme exclusif
Cohen-Lacassagne poursuit son entreprise de falsification en n’identifiant l’antisémitisme subi par les Juifs d’Afrique du Nord qu’à l’antisémitisme d’importation européenne, un antisémitisme qui daterait de Drumont uniquement, niant au passage tout antisémitisme antérieur au XXe siècle dans cette région du globe. Aucun historien sérieux n’établit de comparaison entre l’antisémitisme nazi et les expulsions et pogroms de l’Europe chrétienne d’une part et, d’autre part, le statut des Juifs en terre d’Islam, mais ces derniers avaient bien un statut inférieur et ont connu des situations d’oppression plus ou moins intenses selon les régions et les époques (13). L’existence même, à la fois de ce statut d’infériorité, et du rapport des Juifs aux souverains montre précisément l’existence d’un groupe distinct, qu’on ne peut rattacher de force à une identité berbère.
Du reste, si les Juifs d’Afrique du Nord étaient des Berbères juifs, pourquoi étaient-ils si inconfortables dans les États maghrébins indépendants, qui se sont construits sur l’identité majoritaire, arabe et musulmane ? Ils devraient, selon la logique de Cohen-Lacassagne, partager l’identité commune arabe, berbère ou maghrébine. Or, ils en ont été exclus, y compris ceux qui ont participé à la décolonisation, et ces États ont été construits pour leurs populations majoritaires seules. Pour Cohen-Lacassagne, cela ne semble procéder que d’une séparation qu’il impute à la colonisation, une séparation factice, mais manifestement irréversible.
Un drôle d’usage des causalités
Toute son entreprise est fondée sur un donc fautif : les Juifs d’Afrique du Nord sont uniquement issus de conversions de Berbères (l’expulsion d’Espagne est pourtant bien documentée, l’installation de Judéens aussi) donc les Juifs n’existent pas. Le livre collectionne ainsi des faits déjà connus (les conversions berbères ont-elles déjà été niées ?), interprétés de manière très personnelle, souvent sans rapport avec le titre du livre (il consacre plus de pages à l’histoire de la Judée antique qu’aux conversions berbères), pleins d’angles morts (la piste berbère peut-elle tout expliquer ou est-elle, elle aussi, insuffisante ?). Au fond, on pourrait dire que l’ouvrage est un simple prétexte pour servir ce donc initial et somme toute préalable à son raisonnement.
En interview, d’ailleurs, l’auteur se concentre sur la conséquence de sa recherche : donc le peuple juif n’a pas existé et n’existe pas. On sait quel usage il sera fait de cette thèse : démontrer à un public antisioniste que le peuple juif n’a jamais existé et n’existe pas, que son autodétermination est une entreprise coloniale, et qu’Israël, construit sur cette notion de peuple juif, n’aurait jamais dû être. Pour nier l’autodétermination politique que fut le projet sioniste, il lui fallait d’abord effacer l’autodénomination « Juif ». La conclusion qu’il tire de cet effacement implique, bien sûr, la négation d’un peuple et d’un pays, Israël : car où sont les Judéens, dans ce cas, s’ils ne sont nulle part parmi la judaïcité d’Afrique du Nord, de souche berbère, ni parmi la judaïcité d’Europe, de souche khazar (selon Shlomo Sand) ? La réponse est simple : puisqu’ils n’ont jamais été expulsés par Rome, ce sont donc les Palestiniens.
Les « Juifs », une invention chrétienne
Dans la logique de Cohen-Lacassagne, l’histoire juive se fait sans les Juifs, ils ne sont nullement des agents moraux dans leur propre histoire. S’il y a ethno-religion, elle n’est définie et imposée que par le christianisme et les écrits de Tertullien. S’il y a transmission matrilinéaire du judaïsme, elle est, suggère l’auteur, imposée par l’interdiction des mariages mixtes par la Rome chrétienne, sans que la règle d’Esdras ne soit nullement mentionnée (scribe juif exilé à Babylone, personnage de la Bible ayant formalisé la règle de matrilinéarité). De même, c’est la colonisation française qui, en séparant les Juifs d’Afrique du Nord des autres populations indigènes, en fait un corps désormais séparé. Les Juifs sont faits nation par la chrétienté, race par l’Europe, peuple par d’autres facteurs hétéronomes. L’autodéfinition n’intéresse jamais l’auteur. Ils sont faits entièrement par l’autre, des premiers siècles à la colonisation française.
Maïmonide (14) est ainsi fait uniquement Arabe par Cohen-Lacassagne, qui mentionne, prétend-il, son vrai et authentique nom, selon lui : Abû Imran Mûssa ibn Maïmûn. Ce faisant, il tronque le nom complet en arabe, qui ajoute ibn Abdallah al-Kurtubi al-Yahûdi, soit « fils d’Abdallah le Cordouan juif », et il arrive même à parler de l’acronyme hébraïque rabbinique désignant Maïmonide, « Rambam », comme un « acronyme sémitique » (sic) de « Rabbi Moussa Ben Maïmûn ».
Parmi ces contresens, il explique que la langue judéo-arabe n’est rien d’autre que de l’arabe transcrit en hébreu, à l’inverse du « véritable dialecte qu’est le yiddish » (sic), quand ces deux dialectes présentent le même rapport respectivement à l’arabe et à l’allemand (15).
Faux et usage de faux
Cohen-Lacassagne commence par préciser sa méthode, avant son exposé des faits (un grand traité d’histoire juive qui ne traite pas spécifiquement du Maghreb) : « L’histoire sait fort bien fabriquer du mensonge en employant des faits ».
Dans tout le livre, il jouera au bonneteau et sèmera la confusion sur tous les faits qu’il présente. Il jouera la carte de l’iconoclaste, du briseur de tabous, feignant de découvrir ce qui fait partie du récit standard de l’histoire juive. Il découvre ainsi que les « Séfarades » ne sont pas tous issus de Séfarad (16), en montrant qu’il y avait en 1492 des megorashim (expulsés) et des toshavim (résidents), reprenant là une terminologie classique et exprimée en hébreu.
Pour démontrer que les Juifs d’Afrique du Nord sont de souche berbère, Cohen-Lacassagne use d’une stratégie du chaudron (17) :
1. Peut-être que les Séfarades sont de race israélite, mais pas les toshavim qui sont authentiquement berbères.
2. Même les Séfarades, peu nombreux parmi les Juifs d’Afrique du Nord, sont en réalité des Berbères juifs qui ont suivi la conquête musulmane de l’Andalousie. Qu’importe qu’il écrive aussi, par ailleurs, venant se démentir lui-même, qu’ils étaient déjà présents en Espagne sous les Wisigoths, il faut qu’ils soient berbères.
3. Les Berbères juifs ont été convertis par des migrants (colons, exilés) du Levant, mais ces Levantins étaient des Phéniciens judaïsants, des Puniques, et pas des Judéens. Il relate d’ailleurs, dans les mêmes pages, l’expulsion des Juifs sicaires (révoltés contre Rome) entre 70 et 135 de la Judée vers la Cyrénaïque (actuelle Libye), mais il conclut que ce sont nécessairement des Phéniciens et non des Judéens qui ont apporté le judaïsme.
4. Les Juifs de la Méditerranée n’ont pas de lien ethnique avec la Judée, puisqu’ils n’ont pas pu être des exilés de 70, inexistants et en même temps non-Juifs, puisqu’il y avait déjà des Juifs dans le pourtour méditerranéen, du fait de l’exil de -587. Un exil ? Cohen-Lacassagne écrit pourtant dans la même phrase que l’aspiration au retour ne s’ancre donc nullement dans l’histoire d’un peuple expulsé, donc exilé.
5. Les Judéens n’avaient déjà pas le sang pur, ils sont mêlés de populations converties, et leurs rois sont iduméens (c’est-à-dire de la région située autour de Beer-Sheva, un événement relaté dans l’histoire juive traditionnelle, nullement nouveau). Le thème d’une impureté du sang comme vérité cachée, donc…
6. Dernière étape de cette logique du chaudron : les Berbères, affirme Cohen-Lacassagne, avec une pointe d’ironie satisfaite, descendraient des Cananéens expulsés lors de la conquête de Josué et des Bnei Israel après la sortie d’Égypte, et seraient ainsi les allocataires légitimes et authentiques de la Palestine. Que dire alors des « Berbères juifs » ?
Le judaïsme d’Afrique du Nord serait ainsi punico-berbère, la première ascendance expliquant l’implantation du judaïsme sans Judéens ethniques, la seconde le caractère autochtone des Juifs d’Afrique du Nord. La logique confine à l’absurde.
Ainsi, quand il cite Tertullien : « Ceux qui s’appellent Juifs s’appelaient autrefois Hébreux : aussi leur alphabet et leur langue s’appellent encore hébraïque », il entend souligner la parenté linguistique entre le punique et l’hébreu, et prouver ainsi que les premiers Juifs d’Afrique du Nord étaient puniques et non judéens. Mais c’est en fait pour démontrer, dix pages plus loin, que la conception ethno-religieuse (« descendants des Hébreux ») du judaïsme est une invention chrétienne, et que le judaïsme véritable n’a au fond rien d’ethno-religieux.
Tout est judaïsant, rien n’est juif
Systématiquement, lorsqu’il évoque les conversions, et de manière générale, les influences, Cohen-Lacassagne les assortit d’une sorte de honte qu’éprouveraient les Juifs s’ils venaient à les découvrir – alors même, redisons-le, qu’elles sont connues et transmises depuis de longues générations dans les cultures juives.
Plus encore, « Juif » est pour lui un allèle récessif : tout ce qui touche un Juif le transforme (un sang étranger, une idée étrangère). Tout ce que touche le Juif reste authentiquement ce qu’il était auparavant, il ne gagne que l’adjectif « judaïsant ».
On peut, et on doit, étudier ce que le judaïsme doit aux autres religions et aux autres nations. Thomas Römer a par exemple consacré son cours du Collège de France cette année aux influences extérieures au judaïsme dans la rédaction et la fixation de la Bible. Mais au jeu des influenceurs et influencés, le judaïsme perd toujours chez Cohen-Lacassagne : il est impropre de parler de judaïsme ou de juif tout court, selon lui. C’est le drame de l’authenticité : tout apport externe, culturel ou de population, au judaïsme, en fait quelque chose de judéo-persan, judéo-punique, judéo-phénicien, judéo-arabe, dans le meilleur des cas, mais jamais vraiment pleinement et authentiquement juif. À l’inverse, quand il s’agit des Berbères, l’authenticité est inaltérable, et les Berbères juifs sont réductibles à des Berbères tout court. C’est encore la primauté du sang.
Sans Juifs, quid de l’antisémitisme ?
Les conversions semblent sans conséquence sur le devenir historique. Elles s’opèrent sur des Berbères dont la culture est déjà proche des pratiques juives (la circoncision, notamment), elles n’exigent pas une pratique complète. On peut se demander alors comment le judaïsme s’est transmis sur des bases si friables. Le judaïsme se trouve ainsi inexistant, et s’il est diffusé par des exilés judéens à Babylone, c’est une religion judéo-perse qui est diffusée.
Enfin, Cohen-Lacassagne n’étaye pas le moins du monde sa thèse sur les conversions massives. Il se pose en contempteur d’une doxa dominante (l’homme de paille de la pureté ethnique dont se revendiqueraient les Juifs) sans daigner être spécialiste de son propre sujet : la conversion des Berbères au judaïsme.
Il distille des éléments qui pourraient suggérer des conversions. Par exemple, la mère de l’historien Benjamin Stora, parce qu’habillée en berbère sur des photos d’enfance, serait issue de convertis récents. Mais dans le reste du livre, il date la conversion des Berbères… des premiers siècles de notre ère. Là où Shlomo Sand indique que le prosélytisme est interrompu par le triomphe du christianisme, Julien Cohen-Lacassagne suggère, par cette référence à Benjamin Stora, de le dater du début du XXe siècle.
Pour prouver le prosélytisme et la plasticité du judaïsme, malheureusement, affirme-t-il, bêtement replié depuis, il indique que jusqu’au IIe siècle, les synagogues et cimetières juifs accueillaient des judéo-chrétiens, comme s’il s’agissait d’étrangers au judaïsme. C’est omettre que les judéo-chrétiens étaient encore juifs, qu’ils fussent judéens ou issus d’autres peuples convertis à un judaïsme messianique, pas encore pleinement scindé du judaïsme. Inversement, le prosélytisme chrétien est, dans d’autres pages de son texte, présenté comme la preuve du prosélytisme juif – parce les deux ne sont pas encore scindés, ce qui est vrai de l’un est vrai de l’autre.
On constate que, sur ce sujet-ci encore, l’auteur ne semble voir aucun inconvénient à manier les mêmes faits pour les tordre selon sa convenance, d’un chapitre à l’autre, sans craindre de briser ses propres raisonnements.
Cet essai est donc du pain béni pour la rhétorique fallacieuse qui nie l’antisémitisme en tirant profit de l’étymologie défectueuse – comme l’explicite très bien Gilles Karmasyn (18) – arguant que les Juifs ne seraient pas les seuls « Sémites » et considérant par là que les « Sémites » constituent une race et non un groupe linguistique. Ainsi, non seulement les Juifs ne seraient pas les seuls « Sémites », mais ils ne seraient pas « Sémites » du tout. Et si les Juifs, peuple inexistant, ne sont pas « sémites », l’antisémitisme serait alors, lui aussi, une invention ?
1. Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs, La Fabrique, 2019. Voir la présentation de l’éditeur : https://lafabrique.fr/berberes-juifs/
2. Page de présentation de Shlomo Sand et de ses publications sur le site de l’université de Tel Aviv.
3. Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard, 2008.
4. Les Khazars sont un peuple semi-nomade d’Asie Centrale, de la Géorgie à l’Ukraine. La thèse de l’origine khazare des Juifs ashkénazes trouve son origine dans le fait que des chefs khazars, voire une partie de leurs tribus, se sont convertis au judaïsme du VIIIe au IXe siècle. L’étendue, voire la réalité, de ce prosélytisme reste débattue, et cette thèse est utilisée, depuis Sand, pour nier l’existence d’un peuple juif. Les milieux soraliens sont très friands de cette thèse.
5. Voir Nahum Slouschz, Judéo-héllènes et Judéo-berbères, Ernest Leroux Éditeur, Paris, 1909, abondamment cité par Julien Cohen-Lacassagne dans son livre ; André Chouraqui, Les Juifs d’Afrique du Nord, 1952, également cité par Cohen-Lacassagne ; David Cazès, Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie, Paris, 1888, réédité sous le titre Essai sur l’histoire des Juifs de Tunisie par les éditions Jasyber à Marseille en 1988, Maurice Eiseinbeth, Le judaïsme nord-africain, éditions Braham, 1932.
6. Shlomo Sand, Le XXe siècle à l’écran, Seuil, 2004. Voir la recension : François Albéra, « Shlomo Sand, Le XXe siècle à l’écran », revue 1895, 2004, n°44, pp. 125-130. C’est de cette instrumentalisation que se sert le PiS (le parti ultraconservateur polonais Droit et Justice) depuis quelques années pour nier tout antisémitisme polonais lors de la Shoah.
7. Voir Joëlle Allouche-Benayoun, recension de La Kahina de Gisèle Halimi, revue Clio, n°30, p. 265-267, 2009.
8. Épisode de l’histoire juive relaté dans les livres des Maccabées, retenu dans la Septante mais pas dans la Bible hébraïque, et célébré lors de la fête de Hanoucca.
9. Responsa rabbinique : voir Wikipedia.
10. Interview au Point, à L’Humanité et à RT France (l’une des chaînes numériques de propagande du gouvernement de Vladimir Poutine).
11. Voir Georges Mosse, Les racines intellectuelles du troisième Reich, Calmann-Levy, 2006.
12. Concept de la Reconquista renvoyant à la qualité de vieux chrétien dénué d’ascendance juive ou maure, et utilisé aujourd’hui pour évoquer l’obsession de la pureté ethnique.
13. Voir par exemple les pages 22-28 de Robert Wistrich, « L’antisémitisme musulman, un danger très actuel », traduit par Claire Darmon pour le Mémorial de la Shoah ou l’article de Michel Lachkar : « 2500 années de présence juive en Afrique du Nord, un monde qui s’éteint ».
14. Maïmonide. Voir Wikipedia.
15. Le yiddish est une langue dérivée du haut-allemand, transcrite en caractères hébraïques, avec de nombreux apports de l’hébreu.
16. Mot hébreu désignant l’Espagne.
17. Logique du chaudron. Voir http://www.dundivanlautre.fr/excitation-exces-pulsion-de-mort-feminin-contre-transfert/joel-bernat-la-logique-du-chaudron-chez-freud-ancetre-de-la-logique-du-fantasme ou https://fr.wikipedia.org/wiki/Logique_du_chaudron
18. Dans ce raisonnement fallacieux sur l’étymologie du mot « antisémite », un arabophone – puisque «sémite» désigne une famille de langues et non une quelconque ethnie – ne pourrait être antisémite, étant sémite lui-même. Voir : Gilles Karmasyn, L’« antisémitisme »: une hostilité contre les Juifs, genèse du terme et signification commune.
Avec l’aimable relecture de Joseph Hirsch, Fabien Vazquez, Isabelle Kersimon et Jean-Yves Pranchère.
5 Responses
Le délire anti-identitaire d’un homme qui n’a pas pu choisir entre ses origines et ses noms, pour mieux détruire les démons qui le hantent. Sand a bâti sur du sable une théorie délirante sur les Juifs ashkénazes, dont l’origine et les racines sont pourtant bien connus et d’ailleurs pas une preuve linguistique de l’origine khasar du yiddish, judéo allemand basé sur l’hébreu et l’araméen et sur l’allemand de leur région et époque, de même que les autres judéo-langues et histoires sont nettement et clairement attestées sur toute la période. Quid des pogroms des Berbères et Arabes contre les Juifs au cours des siècles ? Et pour revenir à Sand, y a-t-il une seule nation, y compris les nations allemandes et françaises qui ne soit une construction récente mélangeant des populations d’origines ethniques diverses. La notion même de nation est le fruit, tout comme le racisme, de la période moderne, quand la “Science” et la modernité politique ont enfin fait comprendre aux Européens romanisants que leurs langues n’étaient plus du latin ou qu’elles étaient le moyen légitime de communiquer sur le sol de ces futures nations.
Effectivement, le livre de Sand n’est pas un ouvrage historique sérieux car pas assez sourcé. En revanche, l’histoire juive “officielle” ne l’est pas non plus. Il est fort probable que certains Juifs aient été chassés par les Romains, après la destruction du second temple notamment parmi les élites religieuses. Il n’est pas impossible que ceux-ci aient participé à la diffusion du judaïsme par le prosélytisme. D’autres, inoffensifs pour le pouvoir romain ont aussi dû rester en Judée (je veux dire plus que 70 familles) et il y a fort à parier que certains Palestiniens descendent de ces Juifs restés au pays.
On va avoir beaucoup de mal à prouver ceci ou le contraire.
En revanche, vous pointez du doigt quelque chose de très intéressant, c’est que si le peuple juif a été construit, il en va de même pour tous les peuples. Développons cette idée: On peut donc choisir collectivement que les peuples n’existent pas comme on a choisi collectivement de penser qu’ils existent. Alors l’idée dangereuse de nation, qui est à l’origine de nombreuses guerres et conflits pourrait cesser d’exister et de tourmenter le monde.
Certains pensent que l entreprise de Sand se résume à dire que les Juifs ne forment pas un peuple, et n’ont donc pas droit à une terre ni à l’autodétermination à l’inverse de tous les autres peuples existants. C’est le cas de l antisémite Soral.
Au contraire, d’autres imaginent que l’entreprise de Sand est celle de démontrer qu’aucun peuple n’existe vraiment. Tout au plus existe-t-il des traits culturels communs…
On oppose clairement ici au nationalisme étriqué une vision très internationaliste du monde. Mais n’est-ce pas l’origine même des Juifs d’être internationalistes, eux qui, avant d’être les habitants du royaume de Judée ont été les Hébreux (Ivrit: ceux qui passent)?
Au delà des Juifs, n’est-ce pas là l’histoire de toute l’humanité ou presque ??
Attention, contrairement à la légende de la figure, ce n’est pas la couverture de “La victoire de la judéité sur la germanité” (1879) qui illustre l’article, mais celle de l’ouvrage suivant de Marr, “La voie vers la victoire de la germanité sur la judéité” (1880).
Sinon merci d’avoir relevé aussi en détail les contradictions auxquelles mènent tous les discours “essentialisants”, qui fondent le culturel sur le génétique…
Nous avons corrigé cette erreur de légende. Merci.
Bonjour et merci pour votre mise au point.
Je n’ai pas plus que ça envie de lire cet ouvrage alors peut être que vous pourriez m’éclairer. Y a-t-il un moment du livre où Lacassagne parle des arabes comme des sémites ou du moins d’une race sémite tel quel ?
Ce serait assez scandaleux de mauvaise foi…