Par Isabelle Kersimon et Jean-Yves Pranchère

En mai 2017, le très médiatique Michel Onfray rédige une préface pour l’ouvrage de Thibault Isabel intitulé  Pierre-Joseph Proudhon, l’anarchie sans le désordre.

Thibault Isabel a été rédacteur en chef de la revue Krisis jusqu’en 2018, et est présenté par la revue Éléments comme un ancien collaborateur. Krisis a été fondée par Alain De Benoist (Nouvelle Droite) en 1988, lequel édite Éléments, revue officielle du GRECE (Groupement de recherches et d’études pour la civilisation européenne) depuis 1968.

Cette préface, outre qu’elle habille un essai d’un auteur situé à l’extrême droite de l’échiquier politique, louange Pierre-Joseph Proudhon qui, si sa pensée ne saurait s’y résumer, était notoirement antisémite, et dont une partie de cette pensée a permis à Charles Maurras de créer un cercle dédié à sa personne via l’Action française : le Cercle Proudhon.

Marx, d’abord juif

Michel Onfray livre, dès le titre et la première phrase, une présentation ultra manichéenne d’un Proudhon incarnation du bien (“Proudhon, oui et vite”), contre un Marx incarnation du mal en tant que Juif apatride, tel qu’il sera mis en opposition avec Proudhon. En raison du procédé d’écriture, la comparaison n’est pas neutre. Marx y est présenté comme “issu d’une lignée de rabbins ashkénazes” et le fils d’un rabbin converti. Or, malgré ce détail biographique, Onfray persiste dans l’assignation identitaire de Marx comme juif.

Pour rappel, décrire un fils de rabbin – Karl Marx – en tant que fils de Juif converti au protestantisme, et non pas en tant que penseur, voire penseur athée, et l’opposer à un fils d’ouvriers “enraciné” dans l’histoire nationale, signifie que le rabbin, par contraste, et son fils, ne sont pas “enracinés” : ils sont donc “cosmopolites” ou “apatrides”.

Écrire que Marx est issu d’une lignée d’une profession intellectuelle (car fils d’un avocat), versus Proudhon, issu “d’une lignée de laboureurs francs” ne fait qu’illustrer ceci : le “Gaulois” de la “terre et des morts”, versus le Juif potentiellement antinational, donc un ennemi de l’intérieur. Et encore : l’élite intellectuelle contre le peuple. Et encore, l’aisance matérielle contre le labeur de la terre franque.

L’apatride et l’enraciné

Opposer Juifs cosmopolites à de-souche enracinés est un trope de base de l’antisémitisme historique : les Juifs posséderaient le pouvoir (l’avocat) et l’argent (les études de Marx financées par ses parents), ainsi que le pouvoir d’influencer, de contrôler, la marche du monde (les écrits de Marx ont influencé l’histoire) – le “judéo-capitalisme“.

En effet, les écrits de Marx ont influencé l’histoire. Et les antisémites historiques (qui conspuaient le “judéo-bolchévisme“). Mais pourquoi Onfray n’évoque-t-il pas Friedrich Engels dans ces premières lignes où le lecteur s’attend qu’il soit question de théorie politique, de proudhonnisme, de marxisme, de communisme ? Engels, fils de la bourgeoisie industrielle, ayant aidé Marx – dans la pauvreté à cause de ses choix politiques, contrairement à Proudhon, d’ailleurs, qui a vécu dans l’aisance en sachant se compromettre avec le pouvoir en place – est coauteur du Manifeste du Parti communiste.

Pourquoi Michel Onfray n’insiste-t-il pas sur le sujet de la préface qu’il consacre à celui qu’il admire : Proudhon ? Pourquoi ne pas, dès l’abord, évoquer l’intérêt qu’il éprouve, à titre personnel, pour ce penseur ? Pourquoi insiste-t-il d’emblée sur le fait que Proudhon, contrairement à Marx, n’est pas juif, mais franc-comtois ? Marx n’était pas seulement le fils d’un père juif converti, il était aussi allemand.

Dans ce montage d’Onfray, toutes les propositions concernant Marx sont péjoratives, toutes celles sur Proudhon (misérabilistes et naturalistes) sont positives.

Maurras sur Proudhon

Cette préface rappelle ce texte de Maurras, opposant Jean-Jacques Rousseau à Proudhon :

“Quel contraste entre l’existence du vagabond genevois, être sans feu ni lieu, sans cœur ni vertu véritable, que perdirent nécessairement tous les dévergondages de l’imagination, et ce robuste Franc-Comtois, puissamment établi sur sa race, sur sa famille, sur son foyer, fidèle époux, père rigide, aussi incorruptible et probe à l’état de travailleur que de débiteur, riche des vieilles qualités héritées qui expliquent son profond malaise dans ses erreurs et tant de brusques sauts en arrière ! Les retours de Proudhon lui faisaient rejoindre toute sorte de vérités, mais chez lui et pour lui ces vérités restent assez souvent indistinctes, plutôt senties ou entrevues que vues largement et à découvert ; elles semblent l’incliner, l’appeler à elles par une sorte d’attrait chaleureux plutôt que par l’autorité de la pure lumière… Proudhon est un bon type de Français qui se trompe. Mais quel Français et quel patriote ! Quel père et quel citoyen !”

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3 Responses

    • Bonjour.
      Parmi les niaiseries qui constellent la page ici photographiée il en est une devant laquelle on peine à garder son sérieux : “Proudhon est boursier” ; sic. On s’étonne d’avoir à rappeler que l’origine sociale n’est garante de rien. Et pour ce qui est des “boursiers” ce n’est pas déraisonnable de penser que celui ou celle qui aurait réussi à faire l’ENA aurait tôt fait de se comporter comme les autres, même si les adorateurs de Bourdieu (ou les lecteurs d’Onfray, ou les électeurs de Mélenchon) n’aiment pas qu’on le rappelle

  1. […] Dans les années 1880 et les décennies qui ont suivi, le discours opposant le vrai peuple au faux peuple s’était traduit dans un antisémitisme massif. Il n’est pas insignifiant que le discours du « vrai peuple » ou de la « grandeur des petites gens » (titre du dernier livre d’Onfray) fasse son retour à un moment où on peut constater la banalisation, dans l’espace public, d’un certain nombre de stéréotypes antisémites qui ne sont plus perçus pour ce qu’ils sont. Ceux qui reprennent ou diffusent ces stéréotypes n’ont pas forcément des intentions antisémites ; ils s’indignent si on leur fait remarquer les significations que portent leur langage et leurs représentations (pensons à l’obsession de la Banque Rothschild qui ne représente pourtant rien dans l’univers financier contemporain) ; et pourtant ils se laissent ventriloquer par des thèmes et des messages qui portent l’antisémitisme en creux. La question n’est donc pas celle de leurs intentions conscientes ; la question est bien plutôt celle de l’inconscience de leur discours, qui diffuse les représentations où l’antisémitisme peut se normaliser. […]

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