Par Jean-Louis Vullierme
Création image : Hadrien Alvarez
L’antagonisme ne consiste pas à avoir des adversaires qui nous contredisent, ce qui est le cas général de toute prise de position, mais consiste en ce que l’opposition à des hommes structure en premier lieu nos idées et nos projets. Toute idée engage à disputer contre d’autres idées incompatibles avec elles et, plus généralement, « toute détermination est une négation » (Spinoza). Ce qui caractérise spécifiquement la position antagoniste est de se construire, non en vue d’une finalité propre et en un contraste naturel avec des concurrences, mais en opposition primaire à des groupes humains représentant pour elle une altérité insurmontable qu’elle doit d’abord combattre avant de poursuivre d’autres projets.
Cette structure antagoniste n’est pas universelle dans les communautés humaines, mais s’installe dans des situations historiques particulières. Il est tout à fait naturel de construire des projets et de lutter contre les obstacles parmi lesquels se trouvent d’autres hommes. Mais il n’est pas naturel de fixer ses intentions en opposition primordiale à autrui. On peut souhaiter construire une maison pour d’autres motifs que de priver ses voisins du paysage ou les rendre jaloux. On peut lutter activement contre les cambriolages sans avoir pour visée essentielle une fraction définie de la population, fût‑elle réputée encline à commettre des larcins ; puisqu’il est raisonnable d’identifier les actes que l’on entend éviter en les associant aux individus qui les commettent, plutôt que de désigner des groupes mal définis comme en étant responsables. La résistance armée contre un envahisseur ne relève pas non plus de l’antagonisme.
Celui‑ci ne se déploie pas par élargissement de l’égoïsme infantile, de la préférence familiale ou du chauvinisme spontané. Les familles tendent au contraire à s’agglomérer naturellement en villages pour bénéficier de plus larges possibilités de coopération. Les villages eux‑mêmes, sauf en de rares circonstances pathologiques, ne cherchent pas à s’éliminer l’un l’autre ou à s’approprier de toutes les manières possibles les actifs des autres villages. De nombreux types de communautés autonomes se sont historiquement agrégés en ligues, confédérations ou en vastes zones de coopération, en y sacrifiant une part de leur indépendance.
L’antagonisme est cependant devenu un aspect essentiel de la culture politique de l’âge moderne, introduisant l’idée que nous sommes avant tout définis par un ennemi. Il a été théorisé par Carl Schmitt, à un moment d’apogée du nationalisme. Il s’est exprimé de mille manières différentes. Il s’est consolidé dans l’idée qu’une personne trouve son identité primaire dans son groupe d’origine supposée, alors que l’interaction sociale exige matériellement que toute personne appartienne à une multiplicité de groupes compatibles entre eux sauf exception.
L’humanité se comporte de manière naturelle, et pour ainsi dire physiologique, non comme un agrégat d’individus mais comme un macro‑organisme qui se redivise constamment en groupes de coopérations, toujours transitoires, qu’il s’agisse notamment d’entreprises économiques ou politiques, chacun en rivalité avec les autres. Ramené à cela, l’antagonisme, qu’il vaudrait mieux alors appeler « agonisme » n’est pas intrinsèquement pathologique, mais un aspect de la forme de vie humaine. Un désordre cognitif intervient cependant lorsque l’antagonisme devient le principal sujet de la coopération. Le projet des agents est alors de s’opposer à d’autres, l’hostilité cessant d’être une conséquence de la rivalité pour se substituer à l’objet de la construction.
C’est bien ce qui se produit une fois encore aujourd’hui, et forme le premier péril. Nous pouvons le détecter dans notre vocabulaire : nous parlons de nations au lieu de populations, de citoyens, ou de pays. Et nous accordons le plus souvent le primat à l’identité sur la coopération.
L’antagonisme est une méta-idéologie qui s’accommode de n’importe quelle opposition radicale ou qui les cumule, pour peu qu’il y ait un ennemi à détruire inconditionnellement avant toute chose. Il est fréquent qu’une personne manifestant une attitude antagoniste transite d’un antagonisme à l’autre ou les combine, qu’il s’agisse d’ethnie, de nation, de classe ou de religion.
Ce schéma délétère est notable chez Vladimir Poutine qui transite sans la moindre difficulté d’un antagonisme nationaliste à un antagonisme religieux, civilisationnel, en parvenant à utiliser une notion pour son contraire (le nazisme, par exemple), dès lors qu’elle autorise une lutte à mort. Il se rencontre chez certains « décoloniaux » favorables à Poutine, originellement venus de l’anticolonialisme, de l’antiracisme et du féminisme, et qui ont basculé dans la haine abstraite de la « colonialité » qui définirait les cultures occidentales en tant que telles, y compris chez celles et ceux qui ont produit l’antiracisme, l’anticolonialisme et le féminisme, transformant des luttes d’inclusivité en des luttes d’exclusion.
À l’antagonisme qui vise à la destruction de l’autre s’oppose la lutte sur soi-même (l’agôn) en vue de la coopération. Ce n’est pas un moindre combat, mais il paraît mieux orienté.
Note complémentaire : Leo Strauss, critique de Carl Schmitt et de son léninisme démarxisé
Par Jean-Yves Pranchère
Le texte de Jean-Louis Vullierme désigne à juste titre Carl Schmitt comme le théoricien pur de l’antagonisme. Or Carl Schmitt n’est pas une vieillerie du passé nazi. Presque inconnu en France avant les années 1970, longtemps discrédité par son ralliement au nazisme en 1933, sa stature n’a cessé de grandir depuis les années 1990, au point qu’il est généralement tenu pour un penseur incontournable. De fait, comme l’a montré entre autres Tristan Storme, on ne peut se contenter de l’écarter d’un revers de main en rappelant son nazisme et son antisémitisme virulent : il faut affronter la conception politique du monde qui fait son succès dans des milieux très divers.
On ne saurait sous-estimer ici l’influence que Carl Schmitt a exercée non seulement sur la droite et l’extrême-droite, mais aussi sur la gauche et l’extrême-gauche.
La façon dont, dans ses textes des années 1920, il a opposé la démocratie au libéralisme, en retournant Rousseau contre lui-même et en soutenant que la définition de la démocratie comme « souveraineté de la volonté générale » devait conduire à refuser les notions d’universalisme, de « contrat social » et de « droits de l’homme » a d’abord fourni une matrice conceptuelle qui triomphe aujourd’hui dans l’idée de « démocratie illibérale », brandie par Viktor Orban, et même dans les républicanismes identitaires qui opposent la « volonté générale » à ce qu’ils appellent le « droit-de-l’hommisme ».
Mais cette opposition entre démocratie et libéralisme triomphe aussi à gauche, où elle inspire toutes les critiques du libéralisme dont un exemple prototypique est fourni par les livres de Jean-Claude Michéa. Et la pensée de Carl Schmitt — qui fut pourtant le théoricien de la légitimité des espaces impériaux — irrigue aussi certains courants décoloniaux, qui semblent croire naïvement qu’il suffit de retourner contre lui-même le livre de Schmitt Le Nomos de la Terre pour échapper à ses présupposés philosophiques. Il faudra un jour analyser ce paradoxe de la même manière que Sylvie Taussig a analysé la prégnance paradoxale de la pensée de Heidegger chez certains décoloniaux latino-américains.
On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse que la séduction exercée par Carl Schmitt tient à ce qu’il n’a pas été « simplement » un penseur fasciste : ses engagements ont été fascistes, mais la théorie politique qu’il a produite est une sorte de « méta-théorie » qui entendait se situer au point-source, point de recoupement, en même temps que point fondateur, du léninisme et du fascisme. Grand lecteur de la production marxiste-léniniste (il admirait Georg Lukacs), il a produit une théorie qui, dans son principe, peut fonder aussi bien le choix du léninisme que le choix du fascisme. Comme il l’écrivait dans son livre Le concept du politique, paru d’abord en 1927 : « Les Russes ont pris au mot le XIXe siècle européen, l’ont reconnu dans son noyau et ont tiré les conséquences ultimes de ses prémisses culturelles. On vit toujours sous le regard de ce frère plus radical, qui contraint à tirer jusqu’au bout les conclusions pratiques. »
Disons-le de manière provocatrice, et sous réserve d’inventaire : Carl Schmitt a produit la formule d’un léninisme démarxisé, susceptible de se dégrader dans les productions militantes en une sorte de stalinisme démarxisé, c’est-à-dire d’une pensée antagoniste qui peut revendiquer l’étendard d’une « émancipation » sans lui donner d’autre contenu qu’une exaltation de la violence purificatrice (de là le soutien à Poutine ou le mépris des Ouigours). Les marques en sont l’obsession de la pureté, la haine du compromis raisonnable, la haine de la décadence, la volonté de faire expier des péchés collectifs en s’en prenant à ceux qu’on juge trop tièdes, impurs, pas assez violents — et qui sont tout simplement ceux qui entendent maintenir les conditions minimales de la vie démocratique, du pluralisme, de l’entente et de la liberté collective.
Ce stalinisme démarxisé, qui s’illustre dans les productions de la nébuleuse des Indigènes de la république ou dans tel livre récent publié par La Fabrique contre Albert Camus, a perdu tous les lests qui attachaient encore le stalinisme historique à une œuvre de pensée et de savoir, celle de Marx. Il est certain que Marx a trop concédé à la violence révolutionnaire, mais, comme l’a justement souligné Arendt, il était guidé par l’idéal d’une société démocratique, d’une Athènes sans esclaves ni prolétaires exploités. Sa pensée était dialectique : il ne tenait pas le capitalisme pour un Mal satanique, mais pour une force progressiste, qui à la fois ouvrait et bloquait l’accès de l’humanité à une universalité authentique. C’est pourquoi il pensait que la critique du capitalisme exigeait, non une métaphysique, mais une étude attentive des dynamiques de l’économie politique (qui montre, comme le soulignait Marx dans ses Notes sur Wagner, que la bourgeoisie n’est pas un « parasite » mais une force productrice de richesse). Dans le stalinisme, l’exigence intellectuelle de Marx fut remplacée par le thème totalitaire d’une élimination des « parasites ». Ce qui se manifeste aujourd’hui, dans la prégnance à gauche (comme à droite) des matrices schmittiennes, n’a plus rien à voir avec la critique marxienne du capitalisme, mais ne fait qu’activer les schèmes staliniens de l’antagonisme.
En contrepoint de l’article de Jean-Louis Vullierme, nous proposons ici un bref extrait de la recension critique du livre de Carl Schmitt qu’a publiée Leo Strauss en 1932. Cette recension critique présente l’intérêt d’avoir été rédigée par un philosophe conservateur, convaincu de la supériorité des philosophes anciens sur les philosophes modernes, mais qui n’a pas pour autant été séduit par les leurres du théâtre schmittien. Elle peut sembler difficile, mais elle dégage magistralement les contradictions internes de la pensée de Schmitt, qui prétend lutter contre la « dépolitisation », « affirmer le politique comme tel », c’est-à-dire l’indépendance du politique à l’égard de la morale, réduire la politique à l’identification de l’ennemi en perspective d’une guerre possible (l’antagonisme), et qui ce faisant dépolitise paradoxalement le politique puisque l’enjeu propre de la politique, l’enjeu de la justice, disparaît.
Il en existe deux traductions françaises, l’une de Jean-Louis Schlegel parue dans le volume Parlementarisme et Démocratie (Seuil, 1988) ; l’autre de Françoise Manent, dans la traduction du livre de Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique (Julliard, 1990) : ces deux volumes étant épuisés, elles ne se trouvent plus qu’en bibliothèque. J’ai tenu compte de ces deux traductions pour proposer la mienne.
Leo Strauss, Remarques sur Carl Schmitt, Le concept de politique, 1932
« La polémique contre la morale — contre les “idéaux” et les “normativités” — n’empêche pas Schmitt d’énoncer un jugement moral sur la morale humanitaire, sur l’idéal pacifiste. Il s’efforce par ailleurs de dissimuler ce jugement. Dans cette dissimulation se trahit une aporie : la défense du politique contre ce qui le menace rend incontournable une prise de position évaluative sur le politique, et, en même temps, l’intelligence de l’essence du politique fait surgir un doute contre toute position évaluative sur le politique. […]
Nous devons mettre principiellement au clair ce que peut bien signifier l’affirmation du politique abstraction faite de la morale, le primat du politique sur la morale. Être-politique veut dire [selon Carl Schmitt, n.d.t] être-dirigé vers “l’épreuve décisive” [Ernstfall, le cas d’urgence, litt. “sérieux’]. C’est pourquoi l’affirmation du politique en tant que tel est l’affirmation du combat en tant que tel, qu’importe en vue de quoi on combat. Par quoi on veut dire : celui qui affirme le politique comme tel se comporte de manière neutre à l’égard de tous les groupements amis-ennemis. […] Celui qui affirme le politique comme tel respecte tous ceux qui veulent combattre ; il est tout aussi tolérant que les libéraux — mais dans une intention opposée : alors que le libéral tolérant respecte toutes les convictions “honnêtes” pourvu seulement qu’elles reconnaissent l’ordre légal et la paix pour sacro-saints, celui qui affirme le politique comme tel respecte et tolère toutes les convictions “sérieuses”, c’est-à-dire toutes les décisions dirigées vers la possibilité réelle de la guerre. L’affirmation du politique comme tel se révèle finalement être un libéralisme avec des signes inversés. […] Dans un texte antérieur (Théologie politique, 1922), Schmitt disait de Donoso Cortés : il “méprise les libéraux, tandis qu’il respecte comme son ennemi mortel le socialisme anarchiste et athée”. Le combat s’accomplit uniquement entre ennemis mortels : ils écartent avec un mépris complet — à coups d’insultes grossières ou selon les règles de la courtoise, suivant leur tempérament — les “neutres” qui veulent jouer les intermédiaires ou louvoyer. Le “mépris” s’entend à la lettre : ils ne leur accordent aucune attention ; chacun fixe son regard sur son ennemi ; le neutre qui se trouve au milieu et cache la vue de l’ennemi, ils l’écartent d’un revers de main, sans un regard, afin de dégager la ligne de tir. »
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[…] Qu’est-ce qu’une pensée « antagoniste » ? […]