Par Jean-Louis Vullierme*
Notes journalières du philosophe Jean-Louis Vullierme sur la contre-révolution libertarienne et la techno-dictature fasciste mises en place par l’alliance Trump-Poutine. Partie II**.
(* Read Jean-Louis Vullierme’s views in English here.
**La première partie est à lire ici.)
02/03/2025
Qu’est-ce que l’isolationnisme américain?
L’isolationnisme est un concept géostratégique équivoque portant sur les relations entre les États-Unis et l’Europe. Il combine en principe la non-intervention militaire (non pas en général, mais en Europe), le protectionnisme économique, le rejet de la diplomatie multilatérale et l’évitement des alliances à long terme (avec des pays européens). Ses origines remontent au discours d’adieu de George Washington en 1796 où était préconisée la conclusion d’accords commerciaux sans participation directe aux conflits européens qui ne concerneraient pas directement les intérêts des États-Unis. La doctrine Monroe de 1823, qui proclamait l’hémisphère occidental comme territoire exclusivement réservé à l’influence américaine, exigeait la non-intervention militaire européenne sur le continent américain, mais pas la non-intervention militaire américaine dans le monde. Theodore Roosevelt en conclut que les États-Unis maintiendraient l’ordre dans l’hémisphère occidental par des moyens militaires si nécessaire, sans réciprocité pour les Européens.
L’entre-deux-guerres constitue le moment le plus conforme à ce concept: refus d’adhérer à la Société des Nations, malgré les efforts en ce sens de Wilson, édification de barrières douanières (loi Fordney-McCumber de 1922 et loi Smoot-Hawley de 1930), restrictions raciales à l’immigration (lois de 1917, 1921, 1924 et 1928), lois sur la neutralité, adoptées entre 1935 et 1937, interdisant aux États-Unis de vendre des armes ou de fournir des crédits aux pays en guerre. À ce moment, les États-Unis furent néanmoins engagés plus que jamais dans les affaires internationales, tant sur le plan économique que diplomatique, n’hésitant pas même à utiliser la diplomatie multilatérale quand elle pouvait s’effectuer sous leur égide ou à leur avantage: pacte Kellogg-Briand, plan Dawes et conférence navale de Washington. Cette époque se caractérise par l’avènement d’un phénomène probablement sans précédent dans l’histoire mondiale: la domination économique et financière des États-Unis atteint un tel niveau qu’elle permet d’envisager une conquête globale by banks not tanks (par la finance plutôt que par les armes), une approche que même l’Empire romain n’avait pu adopter. Dans les années 1930, tandis que l’influence économique se substitue progressivement, sur la planète, à la domination militaire de la France et de la Grande-Bretagne, Roosevelt instaure le cash and carry, suivi du prêt-bail, instituant les États-Unis en arsenal du monde libre.
Pearl-Harbor puis la déclaration de guerre de l’Allemagne aux États-Unis rendent l’isolationnisme obsolète. Les États-Unis s’engagent militairement en Asie, en Afrique puis en Europe, avec le rang de première puissance économique, culturelle et militaire. S’ensuit l’atlantisme avec le déroulement du plan Marshall, la création de l’OTAN et le grand retour à la diplomatie multilatérale.
Les États-Unis se sont sauvés de l’Allemagne et du Japon, sauvant incidemment l’Europe occidentale, la Russie et la Chine. C’est alors qu’un tour de l’histoire veut que l’influente idéologie soviétique conduise à la trahison de savants et agents britanniques qui transmettent à l’URSS le partage de ce qui passe alors pour l’arme absolue. La Russie, depuis Ivan le Terrible, n’avait jamais été autre chose qu’un empire militaire en croissance prédatrice, régi par un système despotique singulier se résumant à la soumission d’esclaves (moujiks, prolétaires) à des seigneurs (boyards, cadres du Parti, puis oligarques) eux-mêmes entièrement soumis à un maître impérial, et unifié par une idéologie plastique axée sur la gloire patriotique garantie par la protection de Dieu ou de l’Histoire. Ce système, consacrant les ressources matérielles et humaines à l’armée et à l’ordre intérieur, était cependant structurellement vulnérable à la supériorité militaire de tout rival disposant d’une supériorité économique (successivement Suède, France Allemagne, États-Unis). La possession de l’arme atomique le sanctuarisait, lui permettant désormais d’espérer étendre son empire, en concurrence avec les États-Unis, à la planète entière au moyen de stratégies indirectes: déstabilisation et pénétration de l’adversaire, guerre secrète et acquisition de pays étrangers sous tutelle. Les États-Unis, contraints d’accepter cette limitation de fait à leur domination du monde, s’employèrent à la “contenir”, notamment par un renforcement de l’OTAN et un encouragement à l’unification européenne, puis à la renverser par une escalade des armements conduisant la Russie à une perspective de faillite et à des accords de désarmement.
Les États-Unis pouvaient reprendre leur stratégie, non plus d’isolationnisme mais de domination unilatérale, en espérant que le système russe s’effondrerait peu à peu et que la Russie passerait après l’Europe sous leur domination. L’Europe pouvait consacrer ses ressources, sous le parapluie militaire américain et en acceptant la domination technologique et économique américaine, à porter son État-providence à des niveaux inconnus des États-Unis eux-mêmes. Elle se bornait à exercer ses rivalités commerciales intestines dans le cadre d’un marché commun, renonçant à une large part de ses industries militaires, s’orientant vers la désindustrialisation, et devenant cliente des technologies américaines dans la plupart des domaines clés (internet, santé, etc.), à l’exception partielle des transports, du génie civil et du nucléaire civil, du tourisme et des produits de luxe, une stratégie lui interdisant, même en s’unifiant, de redevenir une puissance majeure, et à plus forte raison en ne s’unifiant pas, puisqu’aucun de ses fragments nationaux n’était plus à l’échelle.
Deux périodes se succèdent alors, la première, ChinAmerica, venant à peine de faire place à RussAmerica.
De ChinAmerica à RussAmerica
ChinAmerica ou Chimerica (ce second terme, plus péjoratif, évoquant une chimère) se réfère à la symbiose économique entre les États-Unis et la Chine durant l’ère Obama plutôt qu’à l’initiative d’Obama qui a contribué à sa déliquescence.
La symbiose unissait, comme il convient, deux organismes très différents mais complémentaires: la Chine, d’une part, qui axait désormais son modèle de développement sur l’exportation et qui avait inventé pour ce faire une production d’”hypermasse”, élevant les volumes et abaissant les coûts à des niveaux inconnus jusque-là; et les États-Unis, d’autre part, dont l’économie était axée à la fois sur la consommation et sur la supériorité technologique. À la Chine s’ouvrait la double perspective d’une croissance exponentielle fondée sur son industrie manufacturière et d’une acquisition progressive des technologies occidentales, qu’elles soient utilisées dans le contexte de la production hypermassive ou bien transférées en compensation des exportations. Aux États-Unis s’ouvrait la perspective d’une réduction considérable du prix de ses consommations finales, mais aussi de ses consommations intermédiaires en vue de la fabrication de produits à haute valeur ajoutée. S’y ajoutait l’ouverture d’un nouveau marché de dimension colossale pour ces derniers produits. L’arrangement, en bonne partie partagé avec les pays européens, soutenait la croissance mondiale et permettait à la Chine de quadrupler son PIB entre 2000 et 2008, de multiplier par cinq ses exportations, d’acquérir la maîtrise de technologies occidentales et de sortir des centaines de millions de personnes de la misère. Aux États-Unis, ChinAmerica permettait d’augmenter la consommation de manière non inflationniste et de maintenir des taux d’intérêt bas, tout en accroissant considérablement les marges des entreprises. Les réserves de change accumulées, principalement en dollars américains, transformaient la Chine en financier du déficit budgétaire américain, compensant la chute de l’épargne américaine qui était consécutive à la hausse de la consommation.
Lors de son premier voyage en Chine en novembre 2009, Obama suggérait à Hu Jintao la création d’un “G2” entre la Chine et les États-Unis. La secrétaire d’État Hillary Clinton rassurait Beijin sur le fait que l’administration ne laisserait pas les Droits de l’homme interférer avec la coopération climatique et économique. Mais le retournement eut lieu lors du second mandat. Il était motivé par deux facteurs principaux liés entre eux: les États-Unis avaient surestimé l’ouverture du marché chinois à leurs entreprises, et sous-estimé la capacité chinoise à développer de manière autonome les technologies qui étaient transférées. En pratique, la Chine maintenait des barrières cachées aux produits occidentaux par le triple jeu de manœuvres juridiques et administratives, une politique monétaire abaissant artificiellement le prix de sa monnaie pour évincer toute concurrence à l’exportation tout en ralentissant les achats de bien étrangers, et n’acquerait de haute technologie qu’en vue l’exploiter pour son propre compte en concurrence avec les Occidentaux. Le dernier motif était prépondérant, car les États-Unis trouvaient par ailleurs un avantage considérable à l’importation de biens de consommation ou intermédiaires à très bas prix, cumulée au recyclage des devises en bons du Trésor américain. Il était déplaisant de ne pouvoir équilibrer la balance commerciale, mais ce n’était pas une nécessité, les Américains se montrant capables, à la différence des Européens, de transformer leur économie en abandonnant les secteurs à plus faible valeur ajoutée sans croissance du chômage. En revanche, il leur semblait inacceptable que la Chine en vienne à les concurrencer sur les hautes technologies. Et c’est ainsi qu’un rival commercial devint subjectivement un ennemi, susceptible un jour de s’élever à leur hauteur.
L’administration Obama lance alors le pivot vers l’Asie, ou “rééquilibrage”, qui reconnaît la Chine comme un rival stratégique bien plus dangereux que la Russie. L’avènement de Xi Jinping en 2012 conforte ce tournant. La rhétorique de l’ascension pacifique est remplacée par des discours patriotiques ambitieux sur le “rêve chinois” et le “rajeunissement de la Chine”. Pire, le gouvernement chinois esquisse, sans la nommer, un embryon de doctrine Monroe en mer de Chine, et met en place un réseau d’influence internationale auprès de pays ayant souvent été abandonnés par les aides et crédits occidentaux. Ce défi à la domination des États-Unis suscite au Congrès l’apparition des China Hawks (faucons de la Chine), aussi déterminés à contenir la Chine que les anciens Russia Hawks l’avaient été de contenir la Russie durant la Guerre froide. Le rapatriement des productions commence après la crise du Covid, qui a enseigné à gérer les perturbations de la chaîne logistique au profit de pays en développement ne pouvant par ailleurs espérer rivaliser avec les États-Unis, comme le Mexique.
En 2025, l’administration Trump, très proche idéologiquement de la Russie (christianisme formel, mais exacerbé, volonté d’ordre et de contrôle des médias, mépris pour les gouvernements d’Europe occidentale réputés soumis et mous, désintérêt pour les Droits de l’homme et la dépense sociale, refus du juridisme en faveur de l’efficacité de l’exécutif, nationalisme acceptant le nationalisme de l’autre), se lance brutalement dans le projet de remplacer la défunte ChinAmerica par une RussAmerica innommée, dont une Russie exsangue et sans danger pour les USA serait le partenaire junior. Le but est de détacher la Russie de la Chine et de faire payer aux Européens leurs velléités de réglementer les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle, un prix d’autant plus juste, pense-t-on à la Maison-Blanche, que l’Europe continue de préférer son État providence insolent à sa propre défense.
Ce projet est sans doute voué à l’échec: il est impossible pour la Russie de se détacher de la Chine, qui est le principal débouché de ses hydrocarbures et dispose à ses frontières d’une armée très supérieure à la sienne; et il est impossible d’infliger au commerce mondial une perturbation aussi radicale sans provoquer une récession incompatible avec les critères trumpiens de mesure de la réussite politique. Il n’en demeure pas moins que l’étape inaugurale des noces américano-russes, qui est le sacrifice militaire de l’Ukraine, place l’Europe occidentale dans une situation analogue à celle des années 1930.
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03/03/2025
Les deux faces du nationalisme et le risque existentiel qu’il représente
On comprend généralement bien l’aspect antagoniste du nationalisme: la Nation défend ses intérêts envers et contre tous.
Si l’on s’en tient à cette perspective, une coalition entre mouvements nationalistes de différents pays semblerait incohérente. Il existe, bien sûr, une loi d’attraction entre pays disposant d’un régime semblable ou entre partis politiques visant un régime analogue. Mais comment cette loi peut-elle continuer de s’appliquer, au point autoriser l’émergence d'”internationales nationalistes”, alors qu’il s’agit d’entités structurellement rivales?
La raison en est que le nationalisme dispose aussi d’un volet intégrateur, selon un processus qui peut, lui, être identique dans des pays rivaux. Il affirme que l’appartenance à la nation doit l’emporter sur tous les autres aspects: classes sociales, ethnies, opinions, religions, cultures et mœurs, amitiés, héritage familial, relations professionnelles, et même sentiment humain ou d’appartenance à une même planète. Alors que l’identité d’un individu est faite d’une multiplicité de relations transversales, le nationalisme situe l’appartenance à la nation à la première place, celle à laquelle toutes les autres doivent se subordonner.
L’antagonisme est cette fois dirigé vers l’intérieur. L’intégration primordiale recherchée exige un travail permanent d’homogénéisation et d’élimination des “ennemis de l’intérieur” présentés en agents de la corruption ou de l’étranger. Il ne peut en aller autrement. Le nationaliste est généralement conscient que le récit historique national est une reconstruction artificielle très peu fidèle aux faits, mais il l’accepte. L’essentiel est de créer un lien imaginaire avec des aïeux idéalisés et que les compatriotes partagent des symboles distinctifs qui les différencient clairement des autres nations. Un “imaginaire” unifié est affirmé, les langues sont ramenées à une seule, et le droit passe pour le seul produit d’une “volonté populaire”. Il n’est pas même nécessaire que cette volonté se manifeste par une victoire électorale: les candidats nationalistes aux élections et les intellectuels qui les soutiennent se sentent parfaitement aptes à la connaître par intuition et en droit de l’imposer. Les juridictions, les principes généraux du droit, la jurisprudence, les pactes et traités, la doctrine et l’équité sont donc pour eux des obstacles à réduire.
Cela présente aussi l’avantage de ne pas avoir à se préoccuper davantage des personnes ou des groupes en difficulté, même s’ils sont plus nombreux, puisque les intérêts de tous sont censés se confondre dans celui de la nation.
Telles sont les raisons pour lesquelles le nationalisme incline naturellement vers les régimes autoritaires imposant de force cette volonté populaire supposée. Il n’est pas si important, de ce point de vue, que ces régimes soient de droite ou de gauche.
Il est également essentiel pour les nationalistes de se présenter en patriotes. Il ne s’agit pas seulement de faire honte à leurs adversaires ainsi accusés de lâcheté, mais surtout de dissimuler leurs collusions inavouées avec les régimes autoritaires qu’ils favorisent et qui les soutiennent.
Les régimes nationalistes peuvent s’allier entre eux contre d’autres régimes, sous l’égide de celle des puissances nationalistes dominantes qui contribuera le plus efficacement à les renforcer. Mais ils ne peuvent s’intégrer entre eux, dussent-ils en périr. Même confrontés à une menace mortelle venant d’un ennemi (nationaliste ou non), il leur est impossible de se fédérer entre eux sans y perdre leur identité primordiale, qu’ils préfèrent à toute autre chose.
Il est facile de mesurer à quel point MAGA, aux États-Unis, correspond à ce phénomène. Cependant, c’est l’Europe qui fait face actuellement au péril mortel. Le “souverainisme”, qui est le nom donné au nationalisme dans son rapport avec une alliance, a jusqu’ici très efficacement bloqué l’intégration européenne par des règles d’unanimité qui interdisent l’unité d’une chaîne de commandement unifiée, pourtant sine qua non en matière stratégique. Il faut en prendre la mesure. Si la notion même de nation n’est pas remplacée par la citoyenneté démocratique, l’Europe sera privée des moyens de sa défense et de son développement économique.
Or, qu’est qu’une citoyenneté démocratique sinon simplement la participation à une municipalité, une région, un État et une fédération, par l’élection à chaque niveau d’une assemblée assortie d’un exécutif responsable devant elle, sans qu’aucun de ces niveaux ne puisse prétendre empêcher la reproduction du même système à chaque échelon supérieur?
Européens, voici le choix fondamental auquel vous êtes à présent confrontés. Exprimez sans tarder celui qui est le vôtre.
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04/03/2025
De l’usage des tranquillisants en politique
“Les chars russes ne menacent pas Paris”, “la seule menace existentielle reste celle des islamistes” ou “les Russes combattent l’islamisme”, “l’Europe est extraordinairement riche et capable de se défendre”, “Trump cherche à réaliser des économies, mais reviendra à la raison si l’on ne se montre pas maladroit avec lui”, “de toute façon l’Ukraine perdait la guerre”, “nous préserverons notre État-providence qui n’est fondamentalement menacé que par Macron et McKinsey”, “le capitalisme déroule ses contradictions finales, ouvrant directement la voie à une économie plus humaine qui ne sera pas guidée par le commerce et le profit”, “Poutine et Trump sont les seuls capables de lutter contre le cancer de l’immigration, le trafic de drogue, le déclin de l’autorité et la perte de l’ordre public “, “ils ne sont pas nos ennemis, nous montrant au contraire le chemin”…
Chacune de ces affirmations, pilules réparties différemment selon les consommateurs, agit comme un opiacé qui apaise l’anxiété due aux contradictions dans lesquelles nous nous sommes placés, nous interdisant d’agir. Nous les verrons se multiplier. Elles garantissent l’inaction, la passivité, et accroissent le danger.
La réalité est que notre puissant allié, non seulement s’est retourné en se plaçant du côté de l’ennemi. Il se présente, pour ce faire, en arbitre désintéressé de querelles prétendument sans fondement. L’ancien allié, devenu nouvel adversaire, exige que les combats cessent en accordant à l’agresseur la totalité des conditions qu’il exigeait, et en refusant à l’agressé la moindre concession. Il n’y aura ni garantie de sécurité qui ne serait pas fournie par les Européens eux-mêmes, ni retour des déportés, ni jugement des criminels de guerre, ni zone démilitarisée en territoire russe, ni réparations à l’Ukraine des dommages de guerre, à l’exception de ceux qui seraient payés par l’Ukraine en faveur des États-Unis, au titre d’un remboursement qui n’avait pas été exigé de l’URSS après la guerre, malgré un montant incomparablement plus grand.
La réalité est aussi que la Russie perdait une guerre d’attrition qui consommait un millier de ses soldats par jour, au point de recourir à la Corée du Nord, et consommait son arsenal à un rythme supérieur à ce que permettait son économie de guerre, absorbant la plupart de ses ressources, au point de recourir aux productions iraniennes. En lui fournissant un répit, qui consolide tous les territoires conquis et lui offre sans contrepartie la restitution de ceux qu’elle a perdus, les États-Unis permettent à la Russie de se regrouper et de se renforcer en vue d’agressions officiellement programmées, non seulement sur l’Ukraine, mais sur tous les pays frontaliers de la Russie ou de la Biélorussie ayant fait partie de l’ancienne URSS et dont le plus grand nombre est depuis lors européen.
La réalité est que le principal instrument de défense de l’Europe, à savoir l’Otan est, au mieux, provisoirement neutralisé et que, en conséquence, ses armées sont essentiellement réduites à des forces spéciales et à l’aviation, une aviation dont une part décisive a été fabriquée aux États-Unis, et peut être désactivée par eux.
Surtout, l’Europe a perdu la condition principale de l’efficacité militaire, qui est la chaîne unifiée de commandement, jusqu’ici confiée aux États-Unis. Elle ne dispose d’aucune institution politique susceptible de s’y substituer, puisque le souverainisme dominant s’est employé depuis des décennies à la rendre impossible. Ceci affecte aussi sa défense ultime, qui est nucléaire. La force britannique est, à court et moyen terme, hors-jeu, puisque soumise à une double clé américaine qui supposait l’alignement désormais perdu des stratégies. La force française pourrait, en théorie, sanctuariser le territoire de l’Union européenne au lieu de la seule France, mais sa capacité de seconde frappe a été calibrée de manière à répondre à une première frappe sur son seul territoire. Or, le concept central de la dissuasion repose sur l’équilibre: la riposte doit être capable d’infliger des dégâts au moins équivalents à ceux subis lors de l’attaque initiale de l’adversaire. Cela implique donc une extension soudaine de la capacité française qui, à son tour, implique la prise en charge financière de cette extension par les autres Européens, alors même que la chaîne de commandement devrait demeurer exclusivement française faute de toute alternative multinationale à décideur unique.
La réalité est encore que la lutte contre la cyberguerre, déjà bien défaillante, est affaiblie par le renoncement des États-Unis à s’en défendre quand elle est d’origine russe, un renoncement matérialisé par la dissolution pure et simple des unités qui y étaient consacrées.
La réalité est enfin qu’une large partie de la population, 40% en France, est disposée à voter pour des partis qui partagent fondamentalement les valeurs poutino-trumpistes, et à plus de 10% pour des partis qui s’opposent aux anciennes valeurs de l’atlantisme.
La plupart des consommateurs de tranquillisants politiques se disent qu’à tout le moins, en cédant à l’étau nouveau qui se présente, on préservera l’État-providence et les avantages personnels qu’il procure. Or, c’est sur ce point même que l’erreur est la plus grande, puisque les deux forces de l’étau sont celles qui ont rejeté davantage l’État-providence: la Russie parce que son économie de guerre lui interdit d’offrir des toilettes à domicile à plus d’un tiers de sa population, et les États-Unis parce qu’ils entendent faire payer à l’Europe le prix d’un État-providence construit sur une défense peu coûteuse aux frais du contribuable américain, et parce qu’eux-mêmes n’imaginent pas en élever le bénéfice à leurs propres citoyens, du moins aux niveaux atteints en Europe. Les barrières douanières qui seront relevées de manière imminente entraîneront mécaniquement une récession en Europe, que seul un réarmement massif rehaussé d’un investissement technologique massif pourrait peut-être compenser, au détriment sans doute provisoire mais inévitable des transferts sociaux.
Il résulte de cette situation, appréhendée sans anxiolytique, que “dans les situations difficiles et de mince espérance, les desseins les plus courageux sont aussi les plus sûrs”. Ainsi me parlait mon ancien résistant de père.
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05/03/2025
1939, mais en pire
Donald Trump s’est donc retourné contre ses alliés, les traitant chacun d’autant plus durement qu’ils avaient été plus proches et leur infligeant des sanctions économiques réservées aux adversaires. Il s’est également placé aux côtés de leur pire ennemi. La trahison n’aurait eu d’équivalent que si les États-Unis s’étaient entendus avec l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.
Le motif profond n’est pas l’intérêt, qui est nul pour les États-Unis, comme les citoyens américains vont bientôt le mesurer dans leur portefeuille. Il n’est pas même la joie hallucinée d’être Néron brûlant Rome après avoir naguère échoué à brûler le Capitole dont il était chassé. Le motif profond est l’identité des vues entre Trump et Poutine, son Mussolini, sur ce que devraient être le monde et la société.
Il s’agit d’une nation confiée à un chef qui la guide. Il s’agit d’un exécutif affranchi du contrôle parlementaire par une majorité le soutenant inconditionnellement, sous la menace d’organisations dédiées qui leur feraient perdre les primaires ou qui les menaceraient physiquement. Il s’agit d’une justice qui n’interfère que de façon mineure, que les juges soient alignés idéologiquement ou qu’ils soient rendus impuissants par un usage insolent de l’amnistie, voire d’une aberrante auto-amnistie. Il s’agit de trouver des moyens quelconques de perpétuer son pouvoir indéfiniment. Il s’agit d’affirmer que l’on fait tout pour le peuple alors que l’on fait tout contre lui en favorisant des oligarques auxquels on assure un monopole des médias, au motif que l’ancienne presse libre prétendait contrôler la véracité des faits. Il s’agit d’acquérir sans coup férir des territoires nouveaux en menaçant leurs dirigeants de l’apocalypse. Il s’agit de se présenter en chevalier de la paix quand on est celui de la guerre, d’accuser de “nazisme” celui qui en est victime en Ukraine. Il s’agit de combattre un “art dégénéré” et les mœurs libres, de promouvoir un “enseignement patriotique”, de purger de fond en comble les administrations, au point de leur interdire de s’opposer aux infiltrations et subversions qui avaient eu lieu depuis trente ans parce qu’elles se sont révélées “amies”. Il s’agit de désigner un “ennemi de l’intérieur” que l’on combat par tous les moyens, de déporter militairement les immigrants, y compris dans des camps de prisonniers, même en période de quasi plein-emploi, et même s’ils sont indispensables à l’agriculture, à la construction et aux services à la personne, tandis que l’on offre des passeports aux oligarques étrangers qui auront seulement besoin de prouver qu’ils ont assez d’argent pour les payer. Comment imaginer une plus profonde identité de vues que celle qui unit Trump et Poutine?
Ils trouveront en Europe des dirigeants pour s’en réjouir, à commencer par Orban, dont le régime est proposé comme modèle à la fois par Trump et Poutine. Ils trouveront d’autres politiciens aspirant à diriger à leur tour ce même type de régime dans leur pays, à commencer par les héritiers de Vichy en France, rassemblés autour de Le Pen, ou les ceux du Pacte germano-soviétique, rassemblés autour de Mélenchon.
Comment l’Europe, assistée du Canada, peut-elle échapper à ce destin funeste? Comment s’organiser pour résister? Je vous propose d’en reparler la prochaine fois.
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23/02/2025
Comment combattre l’axe Trump-Poutine
Le message d’aujourd’hui ne s’adresse pas à mes amis américains, qui devront trouver par eux-mêmes les moyens d’éviter l’extraordinaire affaiblissement en cours de leur pays, son discrédit international, et l’attaque en règle contre leur démocratie. Ils sauront trouver la manière d’arrêter le despote, ou plutôt les despotes qui les menacent, et quelle nouvelle Boston Tea Party, quel boycott, quelle marche digne et courageuse, quelle élection partielle ou quel effondrement dans l’opinion les fera fléchir, au cas où la Cour suprême ne le ferait pas. Vos amis dans le monde croient encore que MAGA et DOGE ne sont pas l’Amérique et attendent de vous serrer à nouveau dans leur bras.
Je m’adresse donc à mes compatriotes de l’Union européenne. J’ai d’abord hésité à écrire “compatriotes”, mais mon passeport me confirme en toutes lettres que je suis bien citoyen européen. Je suis citoyen de ma municipalité, de ma région, de mon État et de ma fédération. À chacun de ces niveaux, j’élis une assemblée devant laquelle un exécutif est responsable, et je suis protégé par les juridictions, conformément à la définition même de la démocratie.
Là se rencontre la principale et peut-être unique difficulté: les dirigeants de l’avant-dernier niveau, celui de l’État, m’assurent à grand renfort de larmes et de littérature que l’histoire entière exige d’eux qu’ils se substituent à moi au niveau ultime. Qu’ils soient remerciés de tant de sollicitude! J’ai élu une assemblée, j’ai voté pour la constitution d’un exécutif responsable devant elle. Mais voici qu’un Sénat, formé des dirigeants de seuls États, s’est interposé pour décider de tout, ou plutôt pour empêcher toute décision, puisqu’il entend tirer chaque fois de vingt-sept personnages une décision unanime.
Ils m’enseignent l’histoire et comment l’Empire romain, l’héritage commun de l’Europe, devait se diviser pour nous rendre libres, comment les cultures du vin rouge devaient affronter celles de la bière, asservissant au passage celles de l’huile d’olive, par d’épouvantables conflits renouvelés pendant des siècles, dont dépendaient selon eux leur identité et leur être même.
Permettez-moi de différer, dis-je à présent, en m’adressant à eux: “Vous avez commis un crime pour perpétuer votre pouvoir et usurper une autorité trop vaste.”
Au moment où un ennemi, dont toute l’existence est orientée vers la guerre et la domination d’un empire toujours plus vaste bien qu’il soit déjà le plus vaste au monde, parce qu’il ne sait ni ne peut s’arrêter, a choisi d’écraser un pays indépendant qui n’aspire qu’à nous rejoindre, et quand notre meilleur allié, qui nous doit son indépendance et nous a toujours secourus, a choisi de se joindre à l’agresseur et de nous agresser lui-même, nous sommes seulement entravés par le chauvinisme des gouvernements européens.
Cela doit cesser en tout premier lieu. Comme l’heure est bien trop grave pour légiférer sur la Constitution européenne, vous devrez, Messieurs, Mesdames, improviser des formules pour vous unir sur l’essentiel, qui est la finance et la guerre, car pour le reste vous différez bien peu entre vous, si du moins l’on écarte les gouvernements traîtres qui se sont ralliés à l’ennemi.
Vous devrez, avant de commanditer des armes et lever des troupes, créer une ou peut-être plusieurs chaînes de commandement unifiées, l’une sans doute avec le Royaume-Uni et le Canada, sans lesquelles la déroute est certaine. Pour cela, vous devrez être capables de changer vos croyances. Si vous échouez à cette tâche contraire à vos habitudes, vos efforts et les nôtres seront vains.
Quant à nous autres, simples citoyens perdus dans la masse, notre devoir est de vous y contraindre, en exerçant la force de l’opinion publique. Nous devrons convaincre nos compatriotes qui ne veulent pas l’entendre que le choix est entre la Résistance et la Collaboration. Ce sera une tâche encore plus malaisée que la vôtre. Il faut nous y employer sans retard.
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Illustration : Der Volksredner de Magnus Zeller (Germany, 1888-1972, Allemagne, circa 1920. Collections Lacma
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