Huile sur toile datant de 1920 du peintre expressionniste allemand Magnus Zeller intitulée L'Orateur et représentant un tribun galvanisant et fanatisant son auditoire

Par Jean-Louis Vullierme*

Notes journalières du philosophe Jean-Louis Vullierme sur la contre-révolution libertarienne et la techno-dictature fasciste mises en place par l’alliance Trump-Poutine. Partie I.

(* Read Jean-Louis Vullierme’s views in English here.)

Avant-Propos

Le retour de Trump à la tête des États-Unis et la politique d’attaque contre l’ordre constitutionnel qu’il y mène avec Elon Musk — qu’on peut désigner comme le fer de lance d’une mouvance techno-fasciste désireuse de démanteler l’État démocratique et d’asservir l’Europe à sa seigneurie avec la complicité des extrêmes droites nationalistes —, exigent une réaction démocratique forte, dont l’enjeu essentiel est la défense de l’Ukraine contre le fascisme poutinien avec lequel Trump vient de passer une alliance de fait; mais ils appellent aussi des analyses précises.

Il existe déjà des analyses essentielles qu’on peut trouver sous la plume de Timothy Snyder, dans les chroniques de l’historienne Heather Cox Richardson et de l’universitaire et homme politique Robert Reich, ou encore dans le travail considérable que fournit le site Le Grand Continent en matière de documentation et de décryptage. Parmi les récentes analyses incontournables, signalons celles du journaliste italien Federico Fubini, de l’économiste et historien Arnaud Orain et de l’ancien diplomate russe Boris Bondarev.

Il faut également compter parmi les analyses incontournables celles que fournit au jour le jour Jean-Louis Vullierme sur Facebook. L’INRER a jugé nécessaire de leur donner une publicité plus large en les reprenant ici.

La vitesse des processus à l’œuvre prend de court le temps de la réflexion analytique. Il est impossible de clore une étude quand chaque jour apporte son lot d’événements qui marquent, pour le pire, un changement d’ère. Nous avons donc laissé aux analyses de Jean-Louis Vullierme leur caractère de chronique.

La chronique commence avant les événements les plus récents, qui viennent de loin et ont commencé il y a longtemps.

J.-Y. Pranchère

Le Journal de Vullierme, partie I

03/04/2024
Que veut dire économie de guerre?

La Russie a augmenté ses dépenses militaires de 67% en 2024, ce qui représente 30% de son PIB, entrant dans un modèle d’économie de guerre totale, destiné dans un premier temps un contrôle complet de l’Ukraine, quitte à provoquer un exode vers l’Europe de la population insoumise.

L’Ukraine elle-même consacre environ 35% de son PIB à la guerre, et dépend pour sa survie de la croissance de l’assistance économique et militaire des pays de l’OTAN.

Les États-Unis sont de loin le pays ayant les dépenses militaires les plus élevées en valeur absolue, avec 778 milliards de dollars en 2020, soit près de trois fois plus que la Chine, deuxième pays sur cette liste, la part de PIB consacré à la défense aux USA étant de près de 4%. Cette part n’a pas besoin d’être supérieure puisque les financements militaires irriguent l’économie productive, ce qui n’est pas le cas des pays importateurs d’armements, tels que l’Arabie saoudite 8,4%, l’Algérie 6,7% ou Oman 10,9%, et même l’Europe qui continue d’importer largement des armements américains (ou coréens) plutôt que de s’accorder sur des productions européennes.

Aucun pays d’Europe ne consacre 2% de son PIB à la défense, au risque très réel de perdre de ce fait l’assistance de 70% de la puissance militaire de l’OTAN en cas d’élection d’une administration America First.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les dépenses militaires des États-Unis ont représenté jusqu’à 37% de leur PIB et 90% des dépenses fédérales au plus fort du conflit. En France, pendant la Première Guerre mondiale, les recettes fiscales ne couvraient que 16% des dépenses militaires, illustrant la mobilisation massive des ressources économiques. Ainsi, dans une véritable économie de guerre au sens historique, une part considérable du PIB pouvant aller jusqu’à 30-40% était réorientée et planifiée par l’État pour soutenir l’effort militaire et la production d’armements.

La France n’a pas les moyens de faire face par sa politique économique classique, sauf à entrer à l’inverse en économie de guerre irriguant son économie qui est par ailleurs en décrochage, par perte de productions à valeur technologique ajoutée depuis au moins vingt ans par rapport aux États-Unis d’un côté, et aux BRICS de l’autre.

Les échéances sont immédiates et les débats nationaux portent sur de tout autres choses ou tout au plus sur des rêves de pacification de la Russie, contraires à toutes les déclarations et décisions du régime.

Au moins, la situation est claire. Nous avons été prévenus.

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23/04/2024
Après la bouée de sauvetage

Maintenant que l’Ukraine va recevoir sa bouée de sauvetage, le moment est venu de se pencher sur la stratégie Biden initiale qui était de la préserver d’une défaite totale mais sans provoquer la chute du régime russe.

Cette stratégie était partagée par Macron affirmant qu’il “ne faut pas humilier la Russie” et partagée aussi par l’Allemagne, un pays qui avait joué depuis des décennies sa domination économique en Europe sur des liens très étroits avec la Russie.

Les États-Unis considèrent que leur seul véritable ennemi est leur rival économique, la Chine, et secondairement l’islamisme et que, dans ces conditions, il suffirait de contenir l’expansionnisme russe. La Russie est vue comme une utile “prison des peuples” qu’il ne faut pas ouvrir sans risquer d’offrir un jour la Sibérie à la Chine, à la Turquie un protectorat sur le Caucase, et aux mafias des armes nucléaires.

C’est cette stratégie qui est gravement fautive. Elle conduit la Russie à s’appuyer sur la Chine comme principal fournisseur de technologies et comme principal débouché pour ses matières premières, et à en faire un allié tant à l’ONU que dans les pays en voie de développement (un élément important en mer de Chine, en Afrique et en Amérique latine).

Elle transforme une Turquie réislamisée en arbitre régional. Elle stimule le soutien de la Russie à l’Iran qui est devenue, avec la Corée du Nord, son principal arsenal, et auquel elle peut à tout moment fournir en paiement les éléments manquants de son développement nucléaire. Elle invite la Russie à poursuivre sa stratégie indirecte de déstabilisation par l’infox (et le financement des extrémistes) de toutes les démocraties occidentales, y compris les États-Unis. Elle encourage le soutien traditionnel des services d’intelligence russes aux mouvements islamistes.

Quant à la menace nucléaire, en dépit de cette modération extrême des Occidentaux, jamais elle n’a été plus forte et plus répétée dans la bouche des dirigeants russes. Elle n’est pas du tout limitée à la protection du territoire russe, même étendu à ses conquêtes illégales. Le résultat en est que l’Otan se bat une main derrière le dos, en s’interdisant l’emploi d’une couverture aérienne en Ukraine, alors qu’il s’agit du facteur décisif de toute guerre contemporaine. L’erreur d’appréciation est d’autant plus forte que la dislocation de l’URSS ne s’était pas accompagnée d’une dissémination des armements nucléaires russes, mais à l’inverse d’une re-concentration des éléments alors présents en Ukraine et au Kazakhstan sur le territoire de la Fédération de Russie.

Le refus d’infliger à la Russie une défaite humiliante, notamment en Crimée qui est un territoire ukrainien au sens du droit international, et qui entraînerait mécaniquement la chute du régime, est donc une erreur grave. Il préserve non seulement le plus vaste empire colonial du monde, de loin le plus despotique et le plus mafieux, mais aussi le plus grand foyer du refus de la démocratie dans le monde, devenu une menace tous azimuts.

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27/04/2024
Les fascismes nouveaux sont arrivés

Pour que “fascisme” puisse définir de façon duale, sans les confondre, certaines idéologies de gauche et de droite des temps présents, il serait préférable de rectifier la définition. Elle devrait comprendre la mise à l’écart du mouvement de masse, des uniformes et du militarisme stricto sensu, et de l’affirmation d’une hiérarchie sociale naturelle. Il reste, dans le désordre, l’autoritarisme exercé au nom du peuple et l’interprétation de la volonté putative de celui-ci par des leaders charismatiques soutenus par des intellectuels issus de la petite et moyenne bourgeoisie, la suprématie de la nation sur l’individu, le soutien aux leaders dictatoriaux dans le monde, l’utilisation massive des médias, le rejet (sauf nominalement) de la démocratie libérale et de ses procédures juridiques et représentatives, les manifestations violentes, le protectionnisme autarcique, l’appétit pour faire tomber les têtes, le complotisme, la fascination pour des paradis perdus imaginaires, la haine de certains groupes ethniques, l’hémianopsie (vision d’un seul côté) des crimes politiques (lire sur ces sujets Isabelle Kersimon, Les Mots de la Haine, 2023).

La configuration idéologique moderne était distribuée entre réaction catholique, fascismes, libéralismes (aile entrepreneuriale, aile État-providence), communisme, anarchisme. La nouvelle configuration se distribue en fascismes antimusulmans ou, plus généralement, anti-immigration (même en cas de nécessité démographique et économique), libéralisme (deux ailes), fascismes antisionistes, anarcho-écologisme.

Les rectifications utiles justifieraient une dénomination distincte de celle du fascisme classique, mais aucune n’a encore été proposée malgré l’existence de l’objet. Un concours est ouvert pour la dénomination, mais les faits semblent bien là.

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05/11/2024
À ceux qui se demanderaient encore pourquoi Trump est possible

Le fascisme ne se révèle pleinement qu’après avoir pris le pouvoir. Mais, dès sa naissance, il dégage des signes qui ne trompent pas: leader charismatique entouré de partisans encore plus radicaux que lui, opposition des “petites gens” aux élites corrompues, recours à la violence physique et verbale, opposition à l’extrême gauche réelle ou supposée, ce qui attire certaines élites financières, productivisme, natalisme et réduction des femmes à des utérus, mépris de la loi et volonté de contrôler les juridictions, nationalisme exacerbé, xénophobie. Tout cela permet de brosser le portrait du trumpisme. Dans un pays qui éprouvait une inclination pour le nazisme jusqu’à Pearl Harbor, l’avenir dépend uniquement de la sagesse des modérés et de la robustesse de la Constitution.

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18/11/2024
De la compatibilité entre l’intelligence et la stupidité en politique

C’est une tendance humaine naturelle que de tenir ses ennemis et les barbares pour des imbéciles, une tendance dangereuse parce qu’elle est très trompeuse.

Une intelligence élevée est historiquement compatible avec une extrême imprudence, la préférence pour la dureté et la cruauté, la négation du sens commun, mais aussi avec des attitudes clownesques adoptées en défi (lire Jean-Louis Vullierme, “Le pagliacisme, l’idiocratie”). Elle est non seulement compatible avec l’enrégimentement des imbéciles ou l’association avec eux, mais elle peut souvent les rechercher activement.

Aux États-Unis, on le constate avec Ted Cruz (surdoué de la formation juridique), JD Vance (auteur innovant) ou Elon Musk. En Europe, on l’avait constaté chez plus d’un nazi, le pantomathe Albert Speer ou même, contrairement à une légende tenace, Adolf Hitler en personne.

Le surdoué se place fréquemment au service d’un leader n’ayant pas du tout son intelligence, mais disposant d’un attrait charismatique et promouvant des buts qui servent ses propres visées. Il a souvent méprisé et critiqué initialement son maître, se ralliant ensuite à lui quand il comprend qu’il peut servir ses intérêts. Le leader à son tour apprécie de tels ralliements flatteurs qui peuvent objectivement favoriser ses propres buts.

A contrario, une intelligence très élevée peut rendre impuissant ou indécis, par la considération de trop nombreux aspects d’une question importante, quand l’imbécile tranche aisément et agit vite, avec détermination, faute de comprendre la complexité les enjeux. C’est pourquoi, en politique, domaine où la décision l’emporte fréquemment sur l’analyse, la stupidité servie par l’intelligence est souvent à court terme la recette gagnante, bien qu’elle aboutisse en général à des désastres sur la durée.

Bienvenue à présent dans le monde de la stupidité servie par de périlleux surdoués.

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07/02/2025
Comparaisons en déraisons

Les parallèles entre le programme Trump 2.0 et l’installation du IIIe Reich commencent d’être saisissants, tels que la sortie de la Société des Nations, la prise de contrôle brutale des administrations et leur purge y compris dans la police, les services de sécurité, l’armée et la justice, le projet d’envoi par l’armée de migrants dans des camps d’internement, l’utilisation intense du Département de la Justice pour enquêter sur les rivaux politiques, l’intention de nommer systématiquement des juges et des militaires alignés idéologiquement, la rhétorique autoritaire visant à discréditer ses adversaires, la promotion d’un “enseignement patriotique” rejetant les idéologies “anti-américaines”, la lutte contre “l’art dégénéré”, la chasse aux minorités sexuelles, le “principe du chef”, la recherche de l’autarcie économique et technique, des menaces répétées contre d’autres pays présentées comme défensives ou liées à la réparation d’injustices et accompagnées de déclarations pacifistes formelles, des projets d’expansion territoriale, des alliances diplomatiques paradoxales, la normalisation de l’idée de déportation de masse en politique étrangère, l’enrégimentement volontaire des élites économiques, et pour finir la soumission de fait des puissances étrangères. Ça commence à faire beaucoup. Le Congrès ne paraît pas enclin à agir sur ces questions, et il est douteux que les tribunaux aient la compétence ou même l’autorité pour y mettre un terme; et s’ils en ont la capacité comme la volonté, d’irréversibles dégâts auront certainement été commis avant l’épuisement des recours, et encouragés par la perspective d’amnisties en chaîne. La grande différence reste l’extermination, bien entendu, mais celle-ci a été conduite en Allemagne tardivement, secrètement, et sous les brouillards de la guerre. Un Reich sans extermination est aujourd’hui ce qui semblerait se profiler. Il manque la répression dans le sang de manifestations qui n’ont pas encore commencé mais qui auront lieu, et des provocations qui trouveraient aisément des exécutants.

Il n’est certes pas douteux que Trump fera des retours en arrière sur ses idées les plus absurdes, pour la simple raison qu’un grand nombre d’entre elles ne sont pas possibles dans le monde réel ou auront des conséquences rapidement très nuisibles sur ses propres électeurs. Mais nous ne pouvons-nous pas minimiser que 1) il aura anéanti pour un moment, et en une période critique, la lutte climatique multilatérale; 2) il aura démonté un très grand nombre des outils de la diplomatie collective; 3) il aura fait exploser la relation transatlantique d’une manière qui ne sera pas aisément oubliée; 4) il aura introduit une instabilité et une absence de visibilité dans les échanges économiques et donc les investissements et l’activité; 5) il aura abdiqué tout leadership moral en considérant comme normales des violations de droits de l’homme qui étaient naguère l’apanage de “l’axe du mal”; 6) Il aura exacerbé des divisions raciales qui étaient en voie de s’apaiser; et 7) il aura fragilisé considérablement la robuste Constitution américaine, en exploitant de manière concertée certaines de ses faiblesses. Il semble peu judicieux de considérer que nous sommes face à un individu au tempérament difficile, dont les paroles dépassent les actes et qui adopte une approche de négociation atypique, mais qui finalement reviendra à des pratiques conventionnelles. Le risque est plus que sérieux de voir les États-Unis basculer dans quelque chose qu’ils portaient depuis longtemps en eux – la tentation autoritaire –, et que le temps des “techno-dictateurs” soit en train de naître sur l’ensemble de la planète.

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09/02/2025
Le vieux mot de Résistance et la question de La Boétie

Ce que nous appelons la “Résistance”, un vieux mot de la génération de mes parents, se lie à la question de La Boétie, l’ami de Montaigne, qui est peut-être la plus profonde de la pensée politique: Pourquoi obéissons-nous? Comment est-il possible qu’une majorité se soumette à la tyrannie d’une minorité, alors qu’elle serait assez puissante pour retirer son consentement et donc empêcher les abus de quelques-uns ? 32% des citoyens en âge de voter ont voté pour Trump. Parmi eux, une portion considérable n’ont pas voté par adhésion, mais pour marquer leur inquiétude sur leur situation économique personnelle, dans une économie prospère caractérisée par des inégalités croissantes. Or, voilà que leur vote entraîne que l’économie soit confiée dès le premier jour à la dictature des plus riches et puissants, et que les inégalités s’aggraveront mécaniquement. D’autres ont voté pour une société plus traditionnelle, mais pas pour les internements et déportations de masse. La plupart des institutions ont déjà adapté leurs programmes à des mesures qui n’étaient pas même encore prises, pour s’adapter à l’ordre nouveau.

Lorsque j’ai, il y a plusieurs années, réfléchi à la question de La Boétie, j’ai soudain compris que le paradoxe était apparent. Le consentement n’est pas une addition de volontés, les unes de soutenir et les autres d’empêcher. Nous ne nous demandons pas si nous voulons désobéir, mais ce qui se passerait si nous le faisions. Comment les autres réagiraient. Or, chacun est placé dans la même situation, et se demande ce que les autres feraient. Nos anticipations se combinent et s’entrecroisent au lieu de s’additionner, de telle sorte que même si une majorité voulait individuellement désobéir, au vu de ce qu’elle constate, elle ne le fait pas collectivement. Seuls des événements extraordinaires entraînent un renversement de ces anticipations et emportent la tyrannie, d’un seul coup, dans un tourbillon. Ces événements extraordinaires conduisent chacun à anticiper le discrédit du pouvoir qui s’exerce, de telle sorte que même ceux qui voudraient le soutenir se retirent également. Il s’agit généralement d’un désastre indéniable, comme la grave défaite militaire d’un régime qui prétendait incarner le sens de l’Histoire ou la volonté de Dieu. Il peut s’agir aussi d’un crash, pour un régime qui prétendait incarner la compréhension de l’économie et les lois de la prospérité.

De tels renversements sont rares. Nous nous demandons comment il est possible que les Iraniens ou les Russes supportent si longtemps l’arbitraire, la réduction du droit à une apparence, et la misère au profit d’une très petite oligarchie. Ne nous posons plus la question, mais demandons-nous quels événements extraordinaires discréditeront soudain ces régimes. Ne nous demandons pas si les Français étaient massivement pétainistes avant de devenir massivement gaullistes, ni pourquoi. Car nous possédons la réponse à cette interrogation.

La Résistance est rare. Elle n’est pas toujours héroïque. Elle peut être commanditée par une puissance étrangère qui ne poursuit que ses propres intérêts. Elle peut s’en prendre à des innocents. Elle peut viser l’instauration d’un régime qui serait également ou davantage criminel. L’unique Résistance nécessaire, bien que difficile, consiste à s’en tenir à une ligne de conduite qui est de refuser personnellement de violer une loi universelle et de porter personnellement secours aux victimes de la violation d’une loi universelle. Et ce, quel que soit l’état des anticipations cognitives dans notre société. Ne nous posons pas la question de savoir quelle est cette loi universelle qui ne change que dans ses modalités pratiques, car nous la connaissons fort bien.

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14/02/2025
Contre-révolutions

L’heure est venue de donner leur nom aux choses. Voici que surgit la contre-révolution américaine. Elle était précédée par un mouvement similaire en Eurasie, caractérisé par l’émergence d’une Internationale pro-Poutine rassemblant toutes les factions d’extrême droite en Europe. Cette alliance, fondée sur le nationalisme anti-européen et le rejet radical de l’immigration, incorpore l’ensemble des thèmes réactionnaires disponibles: préférence pour l’autorité sur les juridictions, racisme et xénophobie, refus de l’impôt, retour sur la libéralisation sexuelle, acceptation de la formation d’oligarques, rejet de la science et de la vaccination, réclamation de la liberté de nier les faits et d’injurier, et d’autres encore.

Espérant retarder l’avènement de la contre-révolution eurasienne, les partis modérés ont accepté d’accommoder certaines des revendications de cette contre-révolution orchestrée et financée par Moscou, en reconnaissant l’importance d’un meilleur contrôle des frontières, sans aucune certitude que la contre-révolution serait arrêtée par les gages qui lui seraient donnés. Ce fut du moins trop tard pour Biden, qui a de fait presque arrêté, mais d’évidente mauvaise grâce, les afflux incontrôlés à la frontière sud.

Pour empêcher la jonction menaçante des deux contre-révolutions, les humanistes qui restent vont devoir compter leurs amis et se lancer dans la tâche difficile de convaincre un nombre suffisant de ceux qui confondent le libéralisme et le libertarianisme, en les combattant sur le même plan, que l’heure, qu’ils le veuillent ou non, est à une union à laquelle ils ne sont pas préparés. Il n’est du reste pas sûr que cela soit possible ou suffisant. Mais force est pourtant d’essayer.

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14/02/2025
Trump 2.0, jour 25 (seulement)

Il devient douloureux d’ouvrir la presse matinale.

D. Trump est en place ou bien “définitivement” par un changement de régime pur et simple (qui serait dans cette hypothèse rendu possible par la Cour suprême), ou bien seulement affecté aux élections de mi-mandat par la perte de la Chambre (et non du Sénat) si l’opinion publique se retournait du fait de l’inflation. Même un attentat réussi n’affecterait pas ensemble le président et son vice-président qui est, à bien des égards, plus extrémiste que lui. Quant aux États fédérés, qui sont en majorité républicains, ils n’offrent aucune protection contre les mesures fédérales et n’ont qu’un impact négligeable sur la situation étrangère. C’est dire qu’aucun miracle ne se produira pour renverser le cours des choses.

L’Europe se trouve déjà dans une situation de conflit économique qui pourrait prochainement évoluer vers un affrontement militaire. Je vous invite à méditer longuement et à prendre au sérieux la déclaration de ce jour d’Alexandre Douguine, l’idéologue du Kremlin, sans vous voiler les yeux en pensant qu’il est fou, car d’aussi fous que lui, avec les mêmes idées que les siennes, sont au pouvoir aux États-Unis, à Moscou, et dans certaines capitales européennes: “L’Occident est mort. La Russie et l’Amérique redessinent la carte du monde”. Voici le texte de cette déclaration de guerre:

“Il est remarquable que le président Poutine et le président Trump se soient enfin parlé au téléphone. Il s’agit d’une véritable avancée, car les dirigeants de deux grandes puissances ont entamé un dialogue. Naturellement, les questions qu’ils ont abordées concernaient l’ordre mondial. Il n’est pas convenable que les dirigeants de deux grandes puissances parlent de sujets mineurs sans définir au préalable de nouveaux paramètres pour l’ordre mondial.

Le fait est qu’une véritable révolution conservatrice a eu lieu en Occident. Trump et ses alliés ont radicalement changé le cours de l’Occident collectif de 180 degrés. En outre, l’Occident collectif en tant qu’entité n’existe tout simplement plus. Au lieu de cela, il y a maintenant les États-Unis – la Grande Amérique, qui est devenue grande dans la courte période du mandat de Trump et, pour l’instant, il y a encore l’Europe libérale et mondialiste.

Mais il s’agit là d’un malentendu regrettable. L’Europe doit être alignée sur le modèle multipolaire plus large auquel Trump et Poutine adhèrent tous deux. Tout comme Xi Jinping, le grand dirigeant de la Grande Chine, et Modi, le grand dirigeant de la Grande Inde. Par conséquent, l’Europe doit soit devenir grande, soit cesser complètement d’exister, et nous l’oublierons.

La conversation d’aujourd’hui entre les deux architectes du nouvel ordre mondial revêt une importance considérable. Dans le même temps, la Russie de Poutine reste inchangée, identique à ce qu’elle était auparavant. En fait, dans un certain sens, elle devient un modèle pour la nouvelle Grande Amérique. Pour l’essentiel, nous avançons désormais dans la même direction; seuls les Américains le font rapidement, avec l’éclat qui les caractérise, tandis que nous avançons progressivement et prudemment. En conséquence, je pense que l’avenir prévisible du monde moderne est une alliance entre la Russie de Poutine et l’Amérique de Trump. Cependant, avant que cela ne se produise, la question litigieuse la plus critique doit être résolue – la question de l’Ukraine.

L’Ukraine nous appartient. Un point c’est tout.

L’Ukraine doit nous appartenir et n’appartenir à personne d’autre. Ni à l’Europe ni à l’Amérique. Dans le même temps, il est tout à fait concevable que le Canada devienne le cinquante-et-unième État des États-Unis – nous n’avons aucune objection. Ou que le Groenland devienne américain – nous n’avons aucune objection. Et même si l’Europe occidentale devient américaine, nous n’aurons probablement pas trop d’objections non plus. Comme Poutine l’a dit un jour, les élites européennes ne sont que des chiots qui remuent la queue devant leur maître américain. Eh bien, laissons-les remuer – cela ne nous concerne pas, en fin de compte. Mais l’Ukraine, le Belarus, les pays baltes et une partie de l’Europe de l’Est nous appartiennent définitivement dans la nouvelle carte de la redistribution mondiale. Il n’y a aucune question à ce sujet.

En ce qui concerne le Moyen-Orient, la Russie s’oriente vers la création d’un État d’union avec l’Iran. À cet égard, nous nous trouvons effectivement en contradiction avec les États-Unis. Et alors? Ce n’est pas grave. Oui, l’État d’union Russie-Iran s’opposera à l’alliance États-Unis-Israël. Mais en fin de compte, nous trouverons inévitablement des formules communes pour une trêve et des zones d’influence mutuelle dans cette confrontation.

L’Ukraine, cependant, ne devrait jouer aucun rôle dans cette équation. L’Ukraine nous appartient – elle fait partie de la Russie, un point c’est tout. Le Belarus est notre allié, un point c’est tout. L’Iran est notre État membre, un point c’est tout. À partir de là, nous construirons un équilibre plus nuancé des relations. Et si l’Europe cesse d’exister en tant que sujet, c’est de son propre fait – elle l’a provoqué. Je le répète: soit l’Europe sera grande, soit elle cessera tout simplement d’exister.”

Ceci est la formulation radicale d’une situation réelle. Au rythme de ce qui constitue bel et bien la contre-révolution américaine, l’Europe sera contrainte de chercher jusqu’au lointain chinois de nouvelles alliances qu’elle n’aurait pas imaginées il y a quelques mois. Mais la menace est si immédiate et si grave que si l’Europe ne prend pas, dans les prochaines semaines et non les mois qui viennent, les mesures économiques et militaires puissantes dont son destin dépend désormais, la prédiction de Douguine/Trump s’accomplira vraisemblablement.

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21/02/2025
La principale réussite technique de la Russie

La principale réussite technique de la Russie réside dans ses services secrets. Hormis leur capacité constante à préserver l’ordre intérieur et à injecter chez l’adversaire des sédiments de propagande aptes à le renverser, ils lui ont permis d’acquérir clandestinement les grandes avancées techniques du siècle, et de les développer malgré l’absence d’un tissu industriel qui aurait rendu impossible leur émergence locale. L’apex de cette stratégie avait été la pénétration de la CIA à l’heure même de sa fondation. Il avait ensuite été le retournement des réseaux sociaux déployés par l’Ouest en vecteurs d’agitation et de propagande de guerre, ayant abouti au Brexit. À présent, la Russie encaisse les bénéfices colossaux d’une pénétration trentenaire des réseaux de la droite dure américaine, bien plus efficace que l’ancestrale manipulation de la gauche, et de son assistance très active à D. Trump qui y a trouvé la double origine de son sauvetage financier et des idées qu’il défend.

Une portion significative de la classe politique européenne (pénétrée mais de façon plus ouverte par les mêmes moyens) approuve le même souverainisme qui a bloqué toute construction européenne, un blocage qui, par un raffinement pervers, est imputé à l’européisme. Elle approuve souvent un rejet de la vaccination qui, en Russie, avait pour cause l’incapacité à développer des vaccins. Elle approuve la promotion des valeurs, devenues honteuses dans l’opinion, du racisme et de la xénophobie, déguisée en liberté d’expression (Isabelle Kersimon distingue de manière précise le free speach de la liberté d’expression). Elle approuve enfin l’abandon de l’effort climatique, dans le but de dégager des ressources financières à vocation démagogique, dans un esprit de vengeance à l’égard de la science.

La conjonction Trump-Poutine promet une Europe divisée et indéfendue, une perspective que les bourses européennes, notamment la bourse allemande, saluent dans l’espoir d’une baisse du cours du pétrole, d’une dérégulation écologique et d’une reprise du commerce avec la Russie.

Le mal est fait. Tous ceux qui espèrent que les acteurs de ce qui leur paraît être une invraisemblable farce reviendront promptement à la raison se bercent d’illusions.

Comme nul en Europe ne peut agir sur la situation américaine, mais seulement observer son effrayante évolution, il ne reste que l’espoir ténu de voir subitement se dresser en Europe un groupe de dirigeants aptes à nous permettre de traverser cette phase historique en étant blessés mais non détruits. Il appartient à chacun d’entre nous de les y encourager sans trop faire la fine bouche sur leurs affiliations partisanes, car le moment est venu d’une alliance entre adversaires (la “Team of Rivals”) pour faire pièce à l’alliance entre les États-Unis et la Russie.

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26/02/2025
La Révolution culturelle chinoise et le DOGE

En 1966, Mao lance la Révolution culturelle, une croisade destinée à éliminer les influences bourgeoises perçues comme menaçant les idéaux socialistes. Pour éviter une dérive bureaucratique, Mao a pris l’initiative de mobiliser une partie de la jeunesse urbaine radicalisée, créant ainsi les Gardes rouges. Ces derniers ont été chargés d’une mission cruciale: démanteler brutalement les “Quatre Vieux” (vieilles idées, culture, coutumes, habitudes) et procéder à la purge des “contre-révolutionnaires”. Le culte de la personnalité du président exige de “bombarder le quartier général”, ce qui signifie opérer des purges massives dans l’administration, l’université et l’économie, accompagnées de violence contre les ennemis perçus, humiliations publiques et destruction de sites et symboles culturels, et toutes institutions fonctionnelles. Un chaos intentionnel est créé, afin que les bouleversements infligés régénèrent les idéaux révolutionnaires du pays. Le résultat est sans appel: des déplacements de population massifs et une paralysie économique totale. Les systèmes éducatifs s’effondrent, laissant derrière eux une “génération perdue” de jeunes non qualifiés. La purge des experts, loin d’être une solution, aggrave la production industrielle et agricole, exacerbant la pauvreté et faisant bien plus de morts que les 188 000 décès américains évitables durant le premier mandat de Trump.

Après l’échec de la tentative d’attaquer le “quartier général” du Capitole lors de ce premier mandat, le Département de l’Efficacité gouvernementale (DOGE), créé par décret exécutif en janvier 2025, met en œuvre la promesse de démanteler “l’État profond” et de réduire les dépenses fédérales. Cette initiative, présentée comme une modernisation, vise à privatiser les services publics, à supprimer des réglementations et à abolir les programmes de diversité, d’équité et d’inclusion. Dirigé par E. Musk, le département cible les inefficacités bureaucratiques et les politiques “woke”, reflétant une réaction conservatrice plus large et déterminée. La stratégie du DOGE s’inscrit dans une démarche de mobilisation de la jeunesse, mais avec une approche technocratique. Musk recrute de jeunes ingénieurs et consultants, dont Edward Coristine (19 ans), pour infiltrer les agences fédérales, auditer les systèmes et mettre en œuvre des licenciements massifs. Ces équipes opèrent avec un contrôle minimal, utilisant l’IA et l’analyse de données pour identifier les “inefficacités”. Malgré l’absence, à ce jour, de violence physique comme celle des Gardes rouges, la stratégie du DOGE révèle un dédain similaire envers l’expertise établie, favorisant l’adhésion idéologique plutôt que l’expérience. Les conséquences immédiates de cette approche se traduisent par le renvoi de dizaines de milliers d’employés d’État et l’affaiblissement des connaissances institutionnelles, y compris dans des domaines cruciaux tels que la sûreté nucléaire et aéronautique. Le ciblage des programmes DEI (Diversité, Équité, Inclusion) aggrave les disparités raciales et de genre. Les économies réalisées, bien inférieures aux chiffres annoncés, sont effectuées au prix de dommages malaisément réversibles infligés aux services essentiels. Elles n’empêchent pas une aggravation considérable du déficit public tel qu’il apparaît dans la loi budgétaire proposée. La campagne approfondit la polarisation, ses partisans le célébrant comme un drainage du “marigot”.

Ces phénomènes appartiennent tous deux à la classe plus large des mouvements de Terreur adoptant une stratégie du chaos, de terre brûlée, de jeunisme et d’État d’exception. Ils se présentent tous deux comme le retour à un idéal perdu ne correspondant à aucune réalité historique. La révolution DOGE n’en est qu’à ses débuts et peut encore se prévaloir d’apparences de légalité. Elle devra cependant faire face à la loi qui régit l’ordre par le chaos: un nouvel ordre stable n’émerge qu’une fois éliminées les erreurs engendrées par le chaos. Or, en matière politique, les erreurs comme leur rectification s’accompagnent toujours d’un énorme coût humain, et il se trouve toujours des hommes pour s’en réjouir.

Ces deux phénomènes sont très différents et pourtant très semblables. L’un se déroule dans le contexte d’une révolution communiste, l’autre dans celui d’une contre-révolution libertarienne. Tous deux visent à donner au chef d’État un contrôle plus profond et plus total sur le pays qu’il dirige, à éliminer les rivaux en effaçant toutes les traces de leur ancienne influence dans toutes les strates de la société, et finalement à la reconstruire radicalement.

La comparaison est l’une des approches rationnelles de la réalité. Nous savons tous qu’une souris n’est pas plus un être humain que la Chine n’est les États-Unis, mais la science utilise des souris tous les jours pour rechercher des processus communs qui sont probablement encore plus fondamentaux que s’ils n’existaient qu’au sein d’une seule espèce. Il faut simplement éviter le réductionnisme, qui consiste à négliger les spécificités. Il n’est certainement pas réductionniste de dire qu’à vouloir trop contrôler, on risque de ne plus rien contrôler. La principale victime sera la population, et non les dirigeants, qui tituberont un jour de leur ivresse.

À l’époque lointaine où j’animais le Centre d’analyse comparative des systèmes politiques de Paris I, sous le patronage de Maurice Duverger, Georges Duby et Emmanuel Le Roy-Ladurie, le comparatisme avait été écarté de la recherche en politologie. Il régnait un consensus de spécialisation en silos, où l’on blâmait l’usage des mêmes concepts pour décrire des situations éloignées dans le temps et l’espace. Or, cette fermeture aboutissait en réalité à utiliser certains concepts locaux généralisés dont on surestimait l’universalité, en leur surajoutant seulement d’autres concepts locaux ad hoc mais réputés incomparables. Mais voilà qu’un président des États-Unis vient confirmer la pertinence d’une approche comparative. Je n’aurais naguère pas cru m’en désoler.

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28/02/2025
Art of the Deal

Nous avons assisté en direct à l’exercice de la brutalité et à l’humiliation d’un allié abandonné à un rival mafieux avec lequel on a décidé de s’accorder, un allié auquel on demande qu’il remercie d’être mal traité.

Puisse l’Europe ne pas se voiler la face et lutter avec dignité pour arrêter Poutine, malgré son agent américain.

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01/03/2025
Les Puissances de l’axe Washington-Moscou

“Les objectifs de la Russie restent inchangés et sont la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine, ainsi que la reconnaissance des réalités existantes sur le terrain”, a fait savoir la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, dans un communiqué. La Russie, notre adversaire, a désormais un allié à Washington. La question n’est plus de savoir s’il va se désengager de l’Ukraine, mais quel niveau d’hostilité il va engager contre l’Ukraine et contre l’Europe.

(à suivre…)

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Illustration : Der Volksredner de Magnus Zeller (Germany, 1888-1972, Allemagne, circa 1920. Collections Lacma

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