Par Georges Salines
Georges Salines, ancien médecin et père de Lola, disparue dans l’attentat djihadiste du Bataclan, présente l’enquête de Édith Bouvier et Céline Martelet*, Le Cercle de la terreur, et explique pour quelles raisons le non-rapatriement des djihadistes français constitue une menace pour l’avenir.
Le 14 septembre 2022, RMC révélait que Kahina, l’épouse de Samy Amimour, l’un des trois assaillants du Bataclan, avait été rapatriée le 5 juillet dernier avec ses trois enfants. J’avais été informé de ce retour plusieurs semaines auparavant, mais la nouvelle étant désormais publique, j’ai pu m’en réjouir également publiquement. Ceci m’a aussitôt valu quelques crachats sur les réseaux sociaux, le plus sobre me traitant de “connard” (même pas “cher connard”, mon contradicteur n’ayant probablement pas lu Virginie Despentes).
Dans le florilège des réactions indignées, on a pu également noter celle du Rassemblement national: “Stop au “rapatriement” des djihadistes et de leurs familles dans une patrie qui n’est pas la leur ! Endeuillée par l’islamisme, la France ne doit pas accueillir la veuve d’un terroriste du Bataclan”; celle du sénateur (ex-RN et désormais Reconquête) Stéphane Ravier: “La veuve d’un terroriste du Bataclan rapatriée en France. On est chez les fous! Il y avait pourtant une solution simple pour protéger les Français de cette personne: la déchoir de sa nationalité et la laisser pourrir dans sa geôle”; celle de Marine Le Pen: “Notre politique d’immigration est tellement absurde qu’on continue à rapatrier des islamistes tout en se refusant à expulser les criminels étrangers” et beaucoup d’autres du même acabit.
Ceux-là savent sans doute fort bien à quoi s’en tenir, mais ils surfent sur la peur et surtout sur l’ignorance d’une opinion qui n’a absolument pas été informée des données du problème. Comme l’a dit une de mes amies: “Tous ceux avec qui j’en ai parlé n’avaient aucune idée de la position des Kurdes, des évasions, des rapatriements par tous les autres pays, de la judiciarisation en France.”
Pour sortir de l’ignorance sur l’état actuel de la situation, pour comprendre pourquoi toutes les associations de victimes du 13-Novembre (13onze15, Life for Paris, Association française des victimes du terrorisme) se sont réjouies, comme moi, de l’information révélée par RMC (tout en regrettant que Kahina n’ait pu être jugée en même temps que les autres accusés du procès “V13”), il faut lire le formidable ouvrage d’Édith Bouvier et Céline Martelet.
Les deux autrices nous conduisent vers la réalité des prisons, des camps, des tribunaux au long d’un récit palpitant, humain, plus riche en portraits et en paroles recueillies qu’en statistiques et en tableaux, mais néanmoins précis, daté et rigoureux.
On suit l’errance des djihadistes françaises et de leurs enfants lors des derniers jours du “califat” de Daesh à la fin de l’hiver 2019, on assiste à l’écrasement du dernier réduit à Baghouz qui s’achève par une capitulation qui est en fait, selon le général US Joseph Votel: “Une décision calculée des djihadistes pour (…) conserver leurs capacités en saisissant les chances qu’offrent les camps de déplacés ou en se cachant dans des zones reculées pour attendre le bon moment pour une résurgence”.
On pénètre dans les camps (Roj, Al-Hol) administrés par les Kurdes au nord de la Syrie. On rencontre des femmes fidèles à Daesh et d’autres qui le sont moins ou même plus du tout, et qui souhaitent rentrer en France. On comprend que les premières terrorisent les secondes et que l’emprise idéologique de Daesh dans les camps gagne du terrain. Un temps précieux a été perdu: en 2019, beaucoup de ces femmes étaient déçues par l’effondrement de “leur” califat et étaient prêtes à renoncer à leurs chimères. Petit à petit, le mirage se reconstitue dans les têtes, même s’ il n’y a plus d’État.
Le récit d’Edith Bouvier et Céline Martelet permet aussi de mesurer à quel point le non-rapatriement de nos ressortissants est une décision absurde sur le plan sécuritaire. On apprend que les évasions des camps sont nombreuses, que ces évasions s’achètent et les autrices nous en indiquent même le prix: entre 9000 et 12000 dollars l’unité. Ces évasions ne concernent pas que les femmes des camps, mais aussi les combattants de Daesh détenus dans des prisons elles aussi gérées par les Kurdes ou par les forces démocratiques syriennes. Évasions individuelles au fil de l’eau, ou évasions collectives: en janvier 2022, Daesh a attaqué la prison de Al-Sinaa à Hassaké, au nord de la Syrie. L’organisation terroriste assure qu’elle est parvenue à faire libérer 800 hommes.
On mesure les difficultés des “autorités” locales, notamment les Kurdes qui ne cessent de demander aux États occidentaux de rapatrier leurs ressortissants, ce que beaucoup ont fait (y compris les États-Unis sous Trump et la Russie de Poutine). On assiste aussi aux procès de djihadistes français qui ont eu lieu en Irak et on se rend compte de l’impossibilité de considérer ces procès comme équitables. Pour autant, les autrices ne masquent rien des critiques qui peuvent être également faites à la justice antiterroriste française, des difficultés de l’administration pénitentiaire face à la détention des djihadistes, du problème de la radicalisation en prison, des questions soulevées par le retour à la société en fin de peine.
L’ouvrage comporte également plusieurs récits et portraits concernant des enfants, nés dans l’État islamique, ou qui y ont été amenés sans avoir jamais rien demandé. Les autrices nous racontent les traumatismes qu’ils ont subis, les scènes d’épouvante auxquelles ils ont assisté. Elles nous accompagnent jusqu’au retour en France, à la séparation d’avec une mère qui a souvent été leur unique univers, leur placement en famille d’accueil. Certains de ces récits sont optimistes, les plus petits manifestant souvent d’extraordinaires capacités de résilience et d’adaptation. Mais il y a aussi des facteurs d’inquiétude, quand les enfants sont plus grands, quand des erreurs sont commises, quand les familles d’accueil sont dépassées. Avertissement aux âmes sensibles: les passages concernant les enfants sont bouleversants.
L’ouvrage est édité avec un bandeau qui affiche une question: “Sommes-nous en train de fabriquer les terroristes de demain?” La réponse qui s’en dégage est malheureusement plutôt oui: en ne rapatriant pas les djihadistes français, on laisse en Syrie des djihadistes qui vont constituer une armée de réserve pouvant être à nouveau projetée sur notre sol pour y commettre des attentats; en abandonnant des enfants dans des camps, exposés à des conditions de vie indigne et à un environnement idéologique dominé par Daesh, on produit une génération future qui sera pleine de ressentiment envers notre pays; en n’ayant pour seule réponse judiciaire au terrorisme que des peines de plus en plus longues exécutées dans des conditions de plus en plus pénibles, sans suffisamment préparer et accompagner la réinsertion, on favorise les récidives et la radicalisation en prison. Notre gouvernement – et singulièrement le chef de l’État, comme c’est clairement montré dans l’ouvrage – porte une lourde responsabilité dans ces décisions. Et il porte aussi celle de ne pas avoir informé clairement les citoyens des enjeux attachés à ce problème. Un travail d’éducation était possible, aurait dû être entrepris, car il aurait sans doute permis de ne pas laisser la politique être dictée par des sondages dont les résultats ne reflètent que l’ignorance du public.
* Édith Bouvier, Céline Martelet: Le Cercle de la terreur, éd. Plon, 2022.
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