Par Alain Policar
Ce texte a été précédemment publié dans la revue Raison présente, l’INRER le relaie, car il complète l’analyse d’Isabelle Kersimon, que nous avons publiée en octobre 2020, sur l’origine, la fabrication et les usages idéologiques du syntagme « islamo-gauchisme », premier exemple de mot-clé apparu dans l’arsenal réactionnaire, visant à discréditer par association des adversaires politiques en instillant un soupçon de collusion avec l’islamisme.
Nous nous proposons d’analyser ici l’opération idéologique d’appropriation d’un mot pour le transformer en instrument d’occultation de la réalité des discriminations fondées sur la couleur de peau. Nous avons la conviction que cette offensive est un indice consistant de la guerre culturelle que mène la pensée réactionnaire contre tous ceux qui établissent un lien entre notre passé colonial et/ou esclavagiste et la persistance de la stigmatisation ethnoraciale.
Comment une idéologie se constitue
Woke circule dès l’abolition de l’esclavage pour décrire l’expérience des Noirs dans une société marquée par le racisme et la ségrégation. C’est essentiellement un mot parlé car, en toute logique, qu’il soit adjectif ou participe, on devrait dire awaken. Il semblerait que le lien entre la fin de l’esclavage et l’éveil, c’est-à-dire l’émancipation, soit ancien dans le dialecte afro-américain. L’idée d’un nécessaire réveil des Noirs est développée dans un texte de Booker T. Washington en 1896, Awakening of the Negro.Les militants abolitionnistes étaient alors accusés d’être moralisateurs, là où il aurait fallu faire preuve de pragmatisme. Pourtant, ce sont bien ces militants qui ont rendu inacceptables les points de vue des « modérés ».
L’expression being woke s’est d’abord popularisée aux États-Unis dans la communauté afro-américaine tout au long du XXe siècle (elle apparaît en 1943 dans un article de The Atlantic qui cite un syndicaliste noir appelant au combat contre l’exploitation économique) pour désigner une nécessité : celle de rester éveillé aux injustices, principalement alors de nature socio-économique1.
C’est à partir de 2008 que le mot connaît une certaine notoriété grâce au morceau de RnB Master Teacher d’Erykah Badu, « I stay woke ». Il dit l’importance de rester en alerte devant les menaces que subit un Noir quotidiennement (mais pas seulement : l’expression est aussi un appel à la vigilance dans les rapports amoureux). Le guitariste Leadbelly utilise l’expression dans un enregistrement sur les Scottsboro boys, neuf garçons noirs accusés d’avoir violé deux femmes blanches et jugés de manière expéditive par un jury blanc : « I advise everybody, be a little careful when they go along through there – best stay woke, keep their eyes open. » (Je conseille à tout le monde de faire attention quand ils passent dans le secteur, qu’ils feraient mieux de rester vigilants et de garder les yeux ouverts). Le slogan, repris par Black Lives Matter, après la mort de Michael Brown, abattu par un policier blanc à Ferguson en 2014, gagne en popularité avant d’être récupéré par les conservateurs américains pour le dénigrer et, plus généralement, disqualifier ceux qui en font usage. C’est ainsi que s’impose wokisme, lequel suggère l’existence d’un mouvement politique homogène chargé de propager l’idéologie woke. On est ainsi passé d’un adjectif (woke) à un substantif (wokisme) que, notons-le, les Anglo-Saxons n’utilisent pas. Il est d’ailleurs assez cocasse que la dénonciation, récurrente en France, de l’américanisation du débat s’accommode de l’importation (fautive) de mots américains.
Désormais, le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT ou même écologistes. C’est un mot qui, comme le note Valentin Denis, « ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de de demander ce qu’ils ont à dire »2. Il est, en France, considéré comme le nouveau danger qui menacerait l’école républicaine. En réalité, il s’agit de stigmatiser ceux qui dénoncent les discriminations fondées sur la couleur et qui font un lien entre celles-ci et notre passé colonial et/ou esclavagiste. Dans la rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs, on pratique une stratégie d’éradication lexicale visant à éliminer du vocabulaire des sciences sociales des termes tels que racisme systémique, privilège blanc, racisation, intersectionnalité, décolonialisme, cancel culture, etc., termes supposés être dénués de toute rationalité. A de nombreux égards, la querelle ressemble à celle de la political correctness du début des années 1990.
D’une querelle à l’autre : du politiquement correct au wokisme
On a tendance à l’oublier, mais la political correctness, après avoir été utilisée par les militants de gauche, fut, aux Etats-Unis, avant tout l’occasion d’une offensive des conservateurs et de l’extrême droite contre le pouvoir supposé des minorités. En France, le terme s’était imposé, dans la méconnaissance du contexte américain où tout était parti de certains campus universitaires au sein desquels on se réclamait de Sartre, de Foucault, de Derrida ou encore de Deleuze. Il est supposé désigner un ensemble hétérogène composé de marxistes, de multiculturalistes, de féministes, de postmodernistes, etc., tous accusés, entre autres vices, de puritanisme, de censure, de dictature des minorités. A l’inverse, celui qui se veut politiquement incorrect fonde ses jugements sur la liberté de penser, la rationalité, le courage intellectuel. Qui ne s’en réclamerait ? Quelle est donc la valeur d’une position qui rassemble tout le monde et qui chasse des fantômes ?
On assiste avec les accusations de wokisme à la répétition de ce scénario3 avec néanmoins quelques différences. Pour les comprendre, il faut se souvenir de la récente accusation, soutenue par le pouvoir en place, d’islamogauchisme, portée contre les intellectuels soucieux d’analyser les inégalités sociales, les violences policières et sexuelles et, surtout, attentifs au sort des minorités. Il convient de souligner préalablement la dangereuse ambiguïté de l’expression : « islamo » peut faire référence aussi bien à islamisme qu’à islam, ambiguïté qui n’est pas sans pertinence pour éclairer la stratégie gouvernementale présente, à l’aune notamment de la loi visant à « renforcer les principes républicains ». Si « islamo » est équivoque, c’est aussi le cas de « gauchisme » qui peut désigner une doctrine née d’une critique interne à l’extrême gauche mais également à une attitude jugée excessivement à gauche. C’est la force des concepts faibles, lesquels gagnent en efficacité ce qu’ils perdent en précision. Ainsi, comme le note opportunément Samuel Hayat, l’accusation d’islamogauchisme « active la perméabilité entre islamophobie, opposition à la gauche et anti-intellectualisme, trois éléments que partagent la plupart des plumes réactionnaires »4. Dans un esprit comparable à la stratégie de l’alt-right aux États-Unis, on installe dans l’opinion publique la possible existence d’un ennemi de l’intérieur, les musulmans, disposé à s’allier à un ennemi de l’extérieur, les non-« Blancs », afin de détruire les principes de la République. Le plus discutable dans ce qui relève avant tout du règlement de comptes est sans doute l’accusation, à l’encontre d’auteurs désignés à la vindicte de leurs pairs, de haïr les Blancs. En présupposant l’existence d’une idéologie racialiste anti-française, anti-blanche, on inverse les termes victimaires en faisant de la culture dominante une culture assiégée.
Persistance du déni
Cette tentation s’énonce explicitement dans l’étude que la Fondapol a consacré, en juillet 2021, à l’idéologie woke. Celle-ci, selon l’auteur, Pierre Valentin, étudiant en master de science politique à Paris 2, promouvrait une culture de la « victimisation » qui serait désormais dominante dans les universités, mais aussi dans les entreprises, les médias ou encore l’administration. Pourtant, comme l’a montré Albin Wagener, la recherche et l’enseignement en sciences humaines et sociales ne s’engagent que bien peu sur la voie du wokisme5. En revanche, on ne compte plus les officines qui se donnent pour objectif de le combattre. Parmi elles, l’Observatoire du décolonialisme et ses obsessions républicanistes, mais aussi des pans non négligeables du pouvoir, dont des ministres et d’autres figures politiques de l’ancienne gauche hyper-républicaine, de la droite, de l’extrême droite, sans oublier universitaires et journalistes. Comme le remarque Michel Wieviorka, « avec eux, il n’y a pas de nuance, de sens de la complexité, ils rejettent aux extrêmes ceux qui ne sont pas sur leur ligne »6. On trouve un exemple de cette simplification dans la création par le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, d’un « Laboratoire de la République », présenté comme une arme « universaliste » contre le wokisme. En son sein, des républicains de papier se disent défendre le véritable féminisme ou l’antiracisme authentique.
Cet exemple est significatif de la persistance du déni : la critique « républicaine » du wokisme veut ignorer que le recours incantatoire aux valeurs universelles s’est accommodé de l’existence pérenne des discriminations raciales. La pente assimilationniste du modèle républicain à la française a accompagné le dévoiement de la valeur d’égalité jusqu’à l’infériorisation de l’Autre. Un universalisme fidèle à ses promesses doit avant tout reconnaître que son nom a trop souvent servi à justifier l’oppression. Il lui faut donc tenir compte de la marginalisation systématique, liée au passé esclavagiste et colonial, de certaines populations. Commencer par reconnaître les torts pour les réparer est tout à fait décisif. Car, ce n’est pas, soulignons-le, le crime passé qui doit être réparé, mais nos structures institutionnelles actuelles, lesquelles restent marquées par les anciennes inégalités raciales. On ne peut invoquer sans vergogne la neutralité axiologique comme si, dans l’histoire des sciences sociales, nul jamais ne s’était engagé dans la défense d’une quelconque cause.
Si nous avons rappelé la récente querelle sur l’islamogauchisme, c’est parce que les ingrédients du procès en wokisme sont déjà bien présents. Dans les deux cas, l’islam, réputé incompatible avec les principes républicains, fait figure d’épouvantail. Comme le résume parfaitement Albin Wagener, l’image de l’épouvantail fait référence à « la stratégie d’argumentation fallacieuse de l’homme de paille, qui consiste à créer un avatar déformé d’un individu ou d’un groupe d’individus, puis de mettre en scène le combat contre cet avatar ». Et, ajoute-t-il, « c’est exactement ce que subit l’islam depuis plusieurs décennies déjà en France, accusé d’être comptable des crimes atroces de fous dangereux qui utilisent leur confession comme prétexte pour perpétrer des actes innommables. D’un autre côté, bizarrement, on n’exige pas des catholiques qu’ils soient comptables de l’intégralité des crimes de pédophilie commis par leur clergé »7.
En définitive, la wokeness n’est pas autre chose qu’une dynamique inhérente à la démocratie et, au-delà, l’indice des manquements de celle-ci à ses principes fondamentaux. Aujourd’hui, tous ceux qui remettent en question l’ordre social et politique, qui sont attentifs à la justice sociale, à la condition féminine et à celle des minorités racisées, sont susceptibles de subir l’accusation de wokisme. Il est important de ne pas se laisser abuser par une stratégie visant à disqualifier les militants progressistes en s’appropriant leur vocabulaire pour le vider de son sens.
1 Voir « A l’origine du mot « woke », un mot d’argot propre à l’expérience des Afro-Américains. Entretien avec Laurent Dubreuil », France-Culture, 21-10-2021.
2 Valentin Denis, « L’agitation de la chimère « wokisme » ou l’empêchement du débat », AOC, 26-11-2021.
3 Le linguiste John McWhorter souligne le remplacement de de la critique du political correctness par celle des woke : « How Woke Became an Insult », New York Times, 17 août 2021
4 Samuel Hayat, « L’islamogauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie », NouvelObs, 9 novembre 2020.
5 Albin Wagener, « La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf », Hypothèses, 1-3-2021 https://sysdiscours.hypotheses.org/352
6 Michel Wieviorka, « Wokisme » in Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff (dir.), Les mots qui fâchent, Editions de l’Aube, avril 2022.
7 Albin Wagener, « L’invention du wokisme (ou la République du jambon-beurre », Dièses, 11 octobre 2021 https://dieses.fr/linvention-du-wokisme-ou-la-republique-du-jambon-beurre
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