Par INRER
La guerre criminelle menée par Poutine contre les Ukrainiens cible particulièrement la France dans une autre guerre : une guerre de désinformation et d’influence, dont l’enjeu pour Moscou est le renversement de la démocratie.
21 avril 2022 : les troupes tchétchènes de Ramzan Kadyrov annoncent, dans une vidéo publiée sur la chaîne Telegram du chef de guerre du Caucase, vassal de Vladimir Poutine, avoir exécuté « les ordres du Président [russe] de détruire et de purger » Marioupol. Cependant, les derniers défenseurs de la ville portuaire réaffirment de leur côté leur volonté de ne pas se rendre et de se battre jusqu’au bout. Certaines villes sont prises, mais ne tombent pas.
Or, parallèlement au sacrifice de ces hommes, qui refusent de laisser le génocide se perpétrer sans opposition ni témoins, tandis que des nouvelles images satellites de charniers (1) ont été repérées aux abords de la ville et qu’il y a encore près de 1 000 civils cachés dans les sous-sols d’Azovstal, immense complexe industriel et dernier bastion des forces ukrainiennes, l’offensive de Moscou se joue également à Paris. En effet, l’élection présidentielle française, dont le résultat sera connu dimanche soir, est un autre événement majeur de la guerre de Poutine contre les démocraties occidentales et en particulier l’Europe, dont l’Ukraine paie seule le prix fort pour l’instant.
Le projet guerrier du Kremlin est ourdi depuis des années ; nous pouvons maintenant en remonter le fil d’Ariane grâce aux courageuses analyses menées par des observateurs lucides – citons entre autres Cécile Vaissié, Nicolas Hénin, Françoise Thom, Olivier Schmitt, Aude Merlin, Véronique Nahoum-Grappe, Marie Mendras, Nicolas Tenzer et l’équipe de Desk Russie (2).
Ce projet conjugue deux rhétoriques, dans une hybridation idéologique nécessaire au pari de la guerre :
• Une rhétorique à usage interne : le nationalisme grand russe, qui nie à l’Ukraine le droit d’exister en tant qu’État souverain et au peuple ukrainien de s’en revendiquer ; qui a planifié de russifier ce peuple ou de l’annihiler, comme indiqué dans le manifeste génocidaire publié le 3 avril dans RIA Novosti, qu’ont analysé Françoise Thom dans Desk Russie et Anna C. Zielinska et Jean-Yves Pranchère dans Le Grand Continent (3). C’est ce nationalisme aux accents totalitaires qui est à l’œuvre chaque jour dans les combats en Ukraine.
• Une rhétorique à usage externe, à destination des démocraties occidentales : le récit paranoïaque et l’inversion victimaire dans la propagande du Kremlin, cachant mal son impérialisme féroce ; le fantasme de la puissance russe qui serait injustement assiégée par les tenants occidentaux d’un monde unipolaire, l’OTAN et l’Union européenne particulièrement, alors que la Russie aurait prouvé sa contribution à la paix mondiale – en massacrant, rappelons-le, les civils tchétchènes, géorgiens, puis syriens (4). Ce second narratif, déployé dans des campagnes offensives très organisées sur les médias sociaux, trouve de trop nombreux relais médiatiques et politiques.
Ce récit existe depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir et a été renforcé par la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009), dont le rôle a été d’installer Moscou en pacificateur, au mépris de la connaissance des crimes et de l’alliance avec l’entreprise islamiste mafieuse de Ramzan Kadyrov.
Deux narratifs. Deux guerres. L’une, en Ukraine, qui fait face à des crimes contre l’humanité et paie le prix de sa résistance en vies humaines et en destruction de ses infrastructures, faisant front seule pour éviter l’escalade et le génocide possible ; l’autre, sourde, contre les régimes démocratiques, en particulier en Europe. Le conflit silencieux qui nous prend en otage se chiffre chaque jour en morts de la guerre bruyante. Deux guerres et pourtant une seule : là où le déploiement de l’agression russe est visible chaque jour, que voit-on de la guerre de désinformation, d’influence, de renseignement, de corruption, d’ingérence, voire des attaques militaires par proxy ? Et pourquoi la France en est-elle la principale cible en Europe ?
Bien que les immenses scandales impliquant le Kremlin autour de l’élection de Donald Trump (5) et les liens forts unissant son ancien conseiller, parrain de l’alt-right américaine, Steve Bannon, à la Russie soient bien documentés, l’entrisme de Moscou en France est moins connu, au-delà de la partie émergée de l’iceberg, représentée par les chaînes RT France et Sputnik qui ont contribué sur toutes les thématiques à former des opinions de défiance, en créant et en relayant des récits conspirationnistes, ainsi qu’à avaliser les narratifs de politique étrangère pro-russe.
Ces chaînes, clairement identifiées, depuis leur installation en France, comme des émetteurs progouvernementaux russes ont été interdites de diffusion par mesure de sûreté (6).
La coïncidence de la guerre en Ukraine et de la campagne présidentielle française – soyons clairs : nous ne pensons pas que Poutine a attendu la présidentielle pour envahir l’Ukraine – a fait prendre conscience d’un système d’influence étendu symbolisé par le prêt russe de Marine Le Pen, dont Médiapart a documenté les liens financiers et tributaires avec Moscou dans une série d’articles (7).
Cependant, les liens du Rassemblement National et avant cela du parti à la flamme avec le Kremlin sont plus profonds. Ainsi, Emmanuel Leroy, ancien conseiller régional FN de la région Rhône-Alpes, consultant en sécurité des entreprises, est également président de l’Association Urgence Enfants du Donbass et de l’Institut 1717 dont le but est de créer « une nouvelle alliance franco-russe » comme le précise Libération (8) dans un article faisant suite à l’interdiction d’émettre des chaînes RT et Sputnik en France. L’homme, qui documente ses voyages réguliers à Moscou dans des vidéos visibles sur YouTube, est le « Monsieur Russie » de Marine Le Pen. Le site Intelligence Online le qualifie d’« ancien idéologue de l’extrême-droite française impliqué dans le rapprochement franco-russe » (9).
Mais l’influence russe va bien au-delà, même si elle s’appuie principalement sur les partis néoconservateurs et antisystème en Europe au travers notamment du groupe Tsargrad, proche de Vladimir Poutine, dont la mission autoproclamée est « le renouveau de la grandeur de l’Empire russe » et qui confirme dans un document interne que « sans [leur] engagement actif et [leur] soutien concret pour les partis européens conservateurs, leur popularité et leur influence en Europe continuera de diminuer » (10).
Les preuves s’accumulent de l’étendue de la complicité des partis de droite nationale dans les pays démocratiques avec les réseaux du Kremlin, ainsi que de leur infiltration pour bloquer des décisions, européennes notamment, non favorables à Moscou et présenter la Russie de Poutine comme un partenaire incontournable.
Rappelons aussi qu’environ 150 diplomates russes ont été expulsés d’Europe, dont une quarantaine de France pour des faits d’espionnage, depuis le début de la guerre en Ukraine, ce qui démontre l’activité intense du FSB sur notre territoire. La DGSI a notamment réussi un coup de filet (11) en montant une opération en flagrance, qui pourra probablement permettre aux services français de mieux encore cerner les ramifications de la guerre d’espions de Poutine.
L’autre volet du conflit feutré du Kremlin en France est à chercher du côté des experts militaires et en renseignement. Ainsi, Caroline Galacteros, colonel de réserve, ancien auditeur de l’Institut des hautes études de la Défense nationale, qui a tenu le séminaire de stratégie et d’éthique à l’École de Guerre, avant de rejoindre la droite nationale, d’abord à la revue Front populaire de Michel Onfray, puis en devenant conseillère diplomatique d’Éric Zemmour, a-t-elle été l’une des figures de proue de la normalisation de l’action de Poutine en Syrie, puis de la négation du danger qu’elle prétendait surestimé en Ukraine. En créant son think tank Geopragma et son cabinet de conseil en formation en intelligence stratégique Planeting, elle a contribué à former des professionnels de la défense et de la sécurité.
Il est légitime de se poser la question de la façon dont ceux qui travaillent à la sécurité de l’État ont été formés quand le péril est si proche. On peut également citer le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) d’Éric Denécé (12), expert ultra-médiatique sur la Syrie, sur la Russie, ancien haut-fonctionnaire, membre du Secrétariat général de la Défense et de Sécurité nationale. Il est également légitime de s’interroger sur l’ancienneté des accointances avec un régime étranger, alors qu’une guerre est en cours et que le belligérant russe a eu des actions hostiles directes contre nos troupes. En effet, au Mali, des mercenaires du groupe Wagner, également présents en Ukraine, ont été filmés par les soldats de Barkhane, alors qu’ils tentaient de faire porter la culpabilité d’exactions à l’armée française, pendant qu’un coup sur les réseaux sociaux se préparait (13). Nous sommes proches ici d’une action belliqueuse.
Force est de constater que la situation extrêmement dangereuse dans laquelle se trouve la France, cible privilégiée du poutinisme en Europe, place le pays en retrait des décisions internationales. Il faut souhaiter que le pays prenne enfin conscience de la portée nationale des enjeux géopolitiques, qui ne relèvent pas de la « politique extérieure », mais bien du maintien de la démocratie.
Notes
1. « Russian forces accused of secret burials of Mariupol civilians in mass graves », The Guardian, 22 april 2022.
2. Voir notamment Cécile Vaissié, Les Réseaux du Kremlin en France, Paris, Les Petits Matins, 2016 ; Nicolas Hénin, La France russe, Fayard, 2016 ; Olivier Schmitt, Pourquoi Poutine est notre allié ?, Lille, Hikari Éditions, 2017 ; Jean-Louis Vullierme, « Pourquoi Poutine ? », INRER, 21 février 2021 ; Françoise Thom, « La kremlinophilie française : un mal incurable ? », Desk Russie, 25 février 2022 ; Raphaël Glucksmann : « 20 ans d’aveuglement sur la véritable nature du pouvoir russe nous ont menés au bord du gouffre », L’Obs, 24 février 2022.
3. La traduction française de l’article de RIA Novosti est lisible ici.
4. Voir Françoise Thom, « Les idéologues russes visent à liquider la nation ukrainienne », Desk Russie, 6 avril 2022 ; Anna C. Zielinska et Jean-Yves Pranchère, « Assistons-nous à un génocide en Ukraine ? », Le Grand Continent, 21 avril 2022 ; Aude Merlin, « La Tchétchénie, révélateur et accélérateur de l’évolution de la Russie depuis 30 ans », The Conversation, 17 décembre 2020.
5. « États-Unis : 13 Russes inculpés pour ingérence électorale », TV5 Monde, 17 février 2018.
6. Les médias officiels russes interdits de diffusion dans l’Union européenne », L’Écho, 2 mars 2022.
7. Voir le dossier de Mediapart : « L’argent russe du Rassemblement national », mis à jour le 20 avril 2022.
8. « Ukraine-Russie : l’Europe de l’Ouest s’inquiète de la “menace” Russia Today », Libération, 24 février 2022.
9. « French former far-right wordsmith Emmanuel Leroy joins Franco-Russian rapprochement efforts », Intelligence online, 8 octobre 2021.
10. « Exclusive: Russia Backs Europe’s Far Right », New Lines Magazine, 24 mars 2022.
11. « La DGSI met au jour “une opération clandestine” : six espions russes expulsés de France », France Inter, 12 avril 2022.
12. « Le think tank des espions français prend l’accent russe (et perd un ancien DRM) », Challenges, 19 avril 2022.
13. « L’armée française accuse les mercenaires russes Wagner de manipulation au Sahel », Le Figaro, 20 avril 2022.
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