Adrienne LaFrance – Traduction et adaptation Isabelle Kersimon pour l’INRER
Avec le mouvement politico-religieux QAnon, les théories du complot américain entrent dans une nouvelle phase dangereuse, selon Adrienne LaFrance, rédactrice en chef The Atlantic.
Si vous étiez un adepte, personne ne pourrait le dire. Vous ressembleriez à n’importe quel autre Américain. Vous pourriez être une mère, ramasser les restes de l’assiette de votre tout-petit. Vous pourriez être le jeune homme portant un casque de l’autre côté de la rue. Vous pourriez être un comptable, un dentiste, une grand-mère glaçant des cupcakes dans sa cuisine. Vous pouvez très bien avoir une affiliation avec une église évangélique. Mais vous êtes difficile à identifier sur votre seule apparence – ce qui est bien, car un jour, des forces sombres pourraient essayer de vous traquer. Vous comprenez que cela semble fou, mais vous ne vous en souciez pas. Vous savez qu’un petit groupe de manipulateurs, opérant dans l’ombre, tirent les ficelles de la planète. Vous savez qu’ils sont assez puissants pour maltraiter les enfants sans crainte de représailles. Vous savez que les médias traditionnels sont leurs à leur service, en partenariat avec Hillary Clinton et les serviteurs secrets de l’État profond. Vous savez que seul Donald Trump se tient entre vous et un monde damné et ravagé. Vous voyez la peste et sa pestilence balayer la planète et vous comprenez qu’elles font partie du plan. Vous savez qu’un affrontement entre le Bien et le Mal ne peut être évité, et vous aspirez au grand réveil qui vient. Et donc vous devez être sur vos gardes en tout temps. Vous devez protéger vos oreilles du mépris des ignorants. Vous devez trouver ceux qui vous ressemblent. Et vous devez être prêt à vous battre.
Vous savez tout cela parce que vous croyez en Q.
La genèse
Les origines de QAnon sont récentes, et pourtant, séparer le mythe de la réalité peut être difficile.
Edgar Maddison Welch
Il est possible de commencer avec Edgar Maddison Welch, père de deux enfants, profondément religieux, qui, jusqu’au dimanche 4 décembre 2016, avait vécu une vie banale dans la petite ville de Salisbury, en Caroline du Nord. Ce matin-là, Welch a attrapé son téléphone portable, une boîte d’obus de fusil de chasse et trois fusils chargés – un fusil AR-15 de 9 mm, un revolver Colt de calibre .38 à six coups et un fusil de chasse – et a sauté dans sa Toyota Prius. Il a conduit 360 miles dans un quartier aisé du nord-ouest de Washington DC, a garé sa voiture, mis le revolver dans un étui sur sa hanche, tenu le fusil AR-15 sur sa poitrine; et franchi la porte d’entrée d’une pizzeria appelée Comet Ping Pong. La Comète se trouve être l’endroit où, un dimanche après-midi deux ans plus tôt, ma petite fille de l’époque a bu sa toute première gorgée d’eau. Les enfants s’y réunissent avec leurs parents et leurs coéquipiers après les matchs de football le samedi, et des groupes locaux se produisent le week-end. Dans l’arrière-salle, les petits-enfants défient leurs grands-parents aux matchs de ping-pong en attendant que leurs pizzas sortent du grand four en argile au milieu du restaurant. La Comète Ping Pong est un endroit très apprécié à Washington.
Ce jour-là, les gens ont tout de suite remarqué Welch. Un fusil AR-15 est une ceinture bien visible dans la plupart des contextes sociaux, mais surtout dans un endroit comme la Comète. Alors que les parents, les enfants et les employés se précipitaient dehors, beaucoup mâchant encore, Welch commença à se déplacer dans le restaurant, tentant à un moment donné d’utiliser un couteau à beurre pour ouvrir une porte verrouillée, avant d’abandonner et de tirer plusieurs balles de son fusil dans la serrure. Derrière la porte, il y avait un petit placard de rangement pour ordinateur. Ce n’était pas ce à quoi il s’attendait.
Le Pizzagate
Welch avait voyagé jusqu’à Washington en raison d’une théorie du complot connue, maintenant identifiée sous le nom de Pizzagate, affirmant que Hillary Clinton dirigeait un réseau pédophile autour de la Comète.
L’idée est née en octobre 2016, lorsque WikiLeaks a rendu publics quantités d’e-mails volés du compte de John Podesta, ancien chef de cabinet de la Maison-Blanche, puis président de la campagne présidentielle de Clinton. La Comète a été mentionnée à plusieurs reprises dans les échanges que Podesta a eus avec le propriétaire du restaurant, James Alefantis, et d’autres. Les courriels concernaient principalement des événements de collecte de fonds, mais des personnalités pro-Donald Trump de premier plan tels que Mike Cernovich [NDLR : célébrité des réseaux sociaux américains, conspirationniste antiféministe classé à l’alt-right] et Alex Jones [NDLR : pape du complotisme gérant la chaîne Infowars] ont commencé à faire avancer la revendication, née dans les coins trollish d’Internet (comme 4chan) et qui s’est ensuite étendue à des zones plus accessibles (Twitter, YouTube), que ces e-mails prouvaient la maltraitance rituelle des enfants. Certains théoriciens du complot ont affirmé que cela se passait au sous-sol de la Comète… où il n’y a pas de sous-sol. Les références, dans les courriels, à pizza et pâtes ont été interprétées comme des noms de code pour filles et petits garçons.
Peu après l’élection de Trump, alors que le terme de Pizzagate rugissait sur Internet, Welch a commencé à regarder des vidéos de théorie du complot sur YouTube. Il a tenté de trouver de l’aide, auprès de deux personnes au moins, pour effectuer un raid d’autodéfense, en leur envoyant un SMS sur son désir de sacrifier « la vie de quelques-uns pour la vie de beaucoup » et de lutter contre « un système corrompu qui kidnappe, torture et viole des bébés et les enfants dans notre propre arrière-cour ».
Lorsque Welch s’est finalement retrouvé à l’intérieur du restaurant et a compris que la Comète Ping Pong n’était qu’une pizzeria, il a déposé ses armes, est sorti par la porte et s’est rendu à la police, qui avait alors sécurisé le périmètre. « Les informations à ce sujet n’étaient pas à 100% », a-t-il déclaré au New York Times après son arrestation.
Welch semble avoir sincèrement cru que des enfants étaient détenus dans la pizzéria. Sa famille et ses amis ont écrit des lettres au juge en son nom, le décrivant comme un père dévoué, un chrétien dévot et un homme qui fait tout son possible pour prendre soin des autres. Welch avait suivi une formation de pompier volontaire. Il était parti en mission humanitaire suite aux séismes en Haïti avec l’association Baptist Men’s locale. Un ami de son église a écrit : « Il se comporte comme une personne qui s’efforce d’apprendre la vérité biblique et de l’appliquer. » Welch lui-même a exprimé ce qui semblait être de véritables remords, dans une note manuscrite soumise au juge par ses avocats : « Je n’ai jamais eu l’intention de nuire ou d’effrayer des innocents, mais je me rends compte maintenant à quel point ma décision était stupide et imprudente. » Il a été condamné à quatre ans de prison.
La cabale pédophile
Le Pizzagate semblait s’estomper. Certains de ses partisans les plus visibles, tels que Jack Posobiec, un théoricien du complot qui est maintenant correspondant de la chaîne d’information par câble pro-Trump One America News Network, ont reculé. Face au spectre d’une action en justice de James Alefantis [NDLR : le restaurateur, propriétaire de la Comète], Alex Jones, qui non seulement dirige le site web conspirationniste Infowars, mais anime une émission de radio affiliée, s’est excusé pour avoir fait la promotion de cette thèse complotiste.
Welch a peut-être exprimé des regrets, mais il n’a pas affirmé qu’il avait cessé de croire au message sous-jacent du Pizzagate : qu’une cabale d’élites puissantes maltraitait les enfants et s’en sortait. Et à en juger par une activité intense sur ce sujet sur Internet, beaucoup avaient trouvé le moyen de dépasser l’épisode de la Comète Ping Pong et de rester concentrés sur ce qu’ils considéraient comme la vérité générale. Si vous prêtiez attention aux bonnes voix sur les bons sites web, vous pouviez voir en temps réel comment les principaux schèmes du Pizzagate étaient recyclés, revisités, réinterprétés. Les millions de personnes fréquentant des sites comme 4chan et Reddit pouvaient continuer à en apprendre davantage sur cette cabale secrète et intouchable, sur ses actions et intentions malveillantes, sur ses liens avec l’aile gauche et en particulier avec les démocrates et en particulier avec Clinton, sur sa soif de sang et sa dégénérescence morale. Vous pouviez également – et cela allait se révéler essentiel – trouver de quoi lire à propos d’un petit groupe de patriotes américains clandestins, mais en pleine expansion, qui ripostent.
Tout cela, pris ensemble, a défini une vision du monde qui aurait bientôt un nom : QAnon, dérivé d’une mystérieuse figure, Q, postant de manière anonyme sur 4chan. QAnon ne possède pas d’emplacement physique, mais il a une infrastructure, une littérature, un nombre croissant d’adhérents et beaucoup de merchandizing. Il présente également d’autres qualités clés qui manquaient à Pizzagate. Face à des faits gênants, il a l’ambiguïté et l’adaptabilité pour soutenir un mouvement de ce type dans le temps. Pour QAnon, chaque contradiction peut être expliquée, aucune forme d’argument ne peut en venir à bout.
Donald Trump et « l’État profond »
Les théories du complot sont une constante dans l’histoire américaine, et il est tentant de les rejeter comme si elles étaient sans conséquence. Mais au fur et à mesure que le XXe siècle a progressé, une telle attitude a fini par relever de la cécité volontaire. J’étais journaliste pour un site d’investigation local appelé Honolulu Civil Beat en 2011 lorsque Donald Trump jetait les bases d’une élection présidentielle en se demandant publiquement si Barack Obama était né à Hawaï, comme le montrent tous les faits et documents. Trump a soutenu qu’Obama était vraiment né en Afrique, et n’était donc pas un Américain d’origine – ce qui le rendait inéligible à la fonction la plus élevée. Je me souviens du débat dans notre salle de rédaction d’Honolulu : devions-nous même couvrir cette folie ?
Il s’est avéré que les allégations, basées entièrement sur des mensonges, ont captivé suffisamment de personnes pour donner à Trump une rampe de lancement. Neuf ans plus tard, alors que des rapports sur un nouveau virus redoutable apparaissaient soudainement, et avec Trump dorénavant Président, une série d’idées a commencé à bouillonner dans la communauté QAnon : le coronavirus pourrait ne pas être réel ; s’il l’était, il avait été créé par « l’État profond », la chambre étoilée des représentants du gouvernement et d’autres élites qui dirigent secrètement le monde, l’hystérie entourant la pandémie faisait partie d’un complot visant à réduire les chances de réélection de Trump, et les élites médiatiques acclamaient le nombre de morts. Certaines de ces idées allaient se retrouver dans Fox News [NDLR : chaîne télévisée d’information continue américaine] et dans les déclarations publiques du Président. À la fin de l’année dernière, selon le New York Times, Trump avait retwitté des comptes souvent axés sur les théories du complot, y compris celles de QAnon, à au moins 145 reprises.
Internet et les « élites » mensongères
Le pouvoir d’Internet a été compris dès le début, mais sa pleine nature – sa capacité à briser tout semblant de réalité partagée, sapant la société civile et la gouvernance démocratique – ne l’était pas. Internet a également permis à des inconnus d’atteindre des masses de gens, à une échelle dont Marshall McLuhan [théoricien des médias] n’avait jamais rêvé. La déformation de la réalité partagée conduit un homme avec un fusil AR-15 à envahir une pizzeria. Il fait naître des forums en ligne où les gens imaginent de manières plus imaginatives les unes que les autres l’assassinat d’un ancien secrétaire d’État. Il offre la promesse d’un grand réveil, dans lequel les élites seront mises en déroute et la vérité révélée. Cela fait revivre les sites de discussion avec des commentaires spéculant que la pandémie de coronavirus pourrait être le moment attendu par QAnon. Rien de tout cela n’aurait pu être imaginé avant le tournant de ce siècle.
QAnon est emblématique de la sensibilité de l’Amérique moderne aux théories du complot et de son enthousiasme pour elles. Mais c’est aussi bien plus qu’une simple collection d’internautes bavards à l’esprit complotiste. C’est un mouvement uni dans le rejet massif de la raison, de l’objectivité et d’autres valeurs des Lumières. Et nous sommes probablement plus proches du début de son histoire que de la fin. Ce groupe allie la paranoïa à un espoir fervent et à un profond sentiment d’appartenance. La façon dont il redonne vie à une vieille préoccupation millénariste est également radicalement nouvelle. Regarder QAnon, c’est non seulement voir une théorie du complot, mais assister à la naissance d’une nouvelle religion.
QAnon, une menace terroriste
Beaucoup de gens rechignaient à parler avec moi de QAnon lorsque j’ai rapporté cette histoire. Mais les adhérents du mouvement se sont parfois montrés disposés à prendre les choses en main. L’année dernière, le FBI a classé QAnon comme une menace terroriste intérieure dans une note interne. Celle-ci évoque un Californien arrêté en 2018 avec du matériel de fabrication de bombes. Selon le FBI, il avait prévu d’attaquer la capitale de l’Illinois pour « sensibiliser les Américains au Pizzagate et au Nouvel Ordre Mondial (NWO) qui démantelaient la société ». Elle a également mentionné un adepte de QAnon au Nevada arrêté en 2018 après avoir bloqué la circulation sur le barrage Hoover dans un camion blindé. L’homme, lourdement armé, exigeait la publication du rapport officiel sur les courriels d’Hillary Clinton. Pour le FBI, les théories du complot attisent la menace de violence extrémiste, en particulier lorsque des individus « prétendant agir en tant que chercheurs ou enquêteurs s’intéressent à des personnes, des entreprises ou des groupes qu’ils accusent à tort d’être impliqués dans le projet imaginé ».
Les adhérents de QAnon sont redoutés pour leurs attaques féroces contre les sceptiques en ligne et pour inciter à la violence physique. Sur un forum Reddit désormais disparu dédié à QAnon, les internautes ont ainsi eu plaisir à décrire le destin fatal potentiel de Clinton. Une personne a écrit : « Je suis surpris que personne ne l’ait encore assassinée honnêtement. » Une autre : « Les busards déchirent son cadavre pourri en lambeaux. » Une troisième : « Je veux voir son sang couler dans les gouttières ! » (…)
La Révélation
Le 28 octobre 2017, l’utilisateur anonyme désormais largement appelé Q est apparu pour la première fois sur 4chan, un prétendu forum d’images connu pour ses mèmes grotesques, ses photographies écœurantes et sa culture de démontage brutale. Q a prédit l’arrestation imminente de Hillary Clinton et un soulèvement violent à l’échelle nationale. (…)
Clinton n’a pas été arrêtée le 30 octobre, mais cela n’a pas découragé Q, qui a continué à publier des prédictions inquiétantes et des phrases énigmatiques – avec des invites comme « Trouvez le reflet à l’intérieur du château » – souvent écrites sous la forme de fragments alléchants et de questions rhétoriques. Q a clairement indiqué qu’il voulait que les gens croient qu’il était un officier du renseignement ou un fonctionnaire militaire avec l’autorisation Q, un niveau d’accès à des informations classifiées qui comprend la conception d’armes nucléaires et d’autres documents très sensibles. (Je l’utilise parce que de nombreux adeptes de Q le font, bien que Q reste anonyme, d’où « QAnon ».) Le ton de Q est complice au point d’être cliché : « J’en ai trop dit », « Suivez l’argent » et « Certaines choses doivent rester classées jusqu’à la fin ». (…)
Les prophéties de Q
Dans ses contours les plus larges, le système de croyance QAnon ressemble à ceci : Q est un agent de renseignement ou un initié militaire ayant la preuve que des dirigeants mondiaux corrompus torturent secrètement des enfants partout dans le monde, ces malfaiteurs sont cachés dans l’État profond, Donald Trump travaille sans relâche pour les contrecarrer. (« Ces gens doivent TOUS être ÉLIMINÉS », a écrit Q dans un article.) La destruction éventuelle de la cabale mondiale est imminente, prophétise Q, mais ne peut être accomplie qu’avec le soutien de patriotes qui recherchent un sens dans les indices de Q. Croire Q nécessite de rejeter les institutions traditionnelles, d’ignorer les responsables gouvernementaux, de lutter contre les apostats et de mépriser la presse. L’un des cris de ralliement préférés de Q est « Vous êtes l’information, maintenant ». Un autre est « Profitez du spectacle », une phrase que ses disciples considèrent comme une référence à une apocalypse à venir : lorsque le monde tel que nous le connaissons prend fin, tout le monde est spectateur.
Les gens qui ont pris Q à cœur aiment dire qu’ils l’ont découvert depuis le tout début, à la façon dont quelqu’un pourrait se vanter d’avoir écouté Radiohead avant The Bends. Une promesse de pré-connaissance fait partie de l’attrait de Q, tout comme le sentiment d’appartenir à une communauté secrète, qui est renforcé par l’utilisation d’acronymes et de phrases rituelles telles que « Rien ne peut arrêter ce qui vient » et « Faites confiance au plan ». (…)
Des adeptes toujours plus nombreux
Il est impossible de connaître avec précision le nombre d’adhérents QAnon, mais leurs rangs augmentent. Au moins 35 candidats actuels ou anciens au Congrès ont adopté Q, selon un décompte en ligne du site progressiste à but non lucratif Media Matters for America. Ces candidats ont soit louangé directement QAnon en public, soit cité en les approuvant des slogans QAnon. (…) Tracy Diaz, une évangéliste de QAnon, connue en ligne sous le nom de TracyBeanz, compte 185 000 abonnés sur Twitter et plus de 100 000 abonnés YouTube. Elle a aidé à sortir QAnon de l’obscurité, facilitant sa transition vers les médias sociaux grand public. (…) Sur TikTok, les vidéos avec le hashtag #QAnon ont recueilli des millions de vues. Il y a trop de groupes Facebook QAnon, dont beaucoup sont des comptes individuels fantômes, mais les plus actifs publient des milliers d’articles chaque jour. (En 2018, Reddit a banni les groupes QAnon de sa plateforme pour incitation à la violence.) (…)
Le 9 mars 2020, Q lui-même a publié un triptyque de messages inquiétants qui semblait définitif : le coronavirus est réel, mais bienvenu, et les adeptes ne devraient pas avoir peur. Le premier post a partagé le tweet de Trump de la veille, répétant : « Rien ne peut arrêter ce qui vient. » Le second a déclaré : « Le grand réveil est mondial. » Le troisième était simple : « DIEU GAGNE. »
Un mois plus tard, le 8 avril, Q a fait une série de publications, délivrant neuf messages en six heures et abordant plusieurs de ses sujets préférés : Dieu, le Pizzagate et la méchanceté des élites. « Ils ne reculeront devant rien pour reprendre le pouvoir », a-t-il écrit dans un article cinglant qui alléguait un effort de propagande coordonné de la part des démocrates, d’Hollywood et des médias. (…) Et il a partagé ces versets de l’Épître aux Éphésiens : « Enfin, soyez forts dans le Seigneur et dans la force de sa puissance. Revêtez l’armure complète de Dieu afin que vous puissiez tenir ferme contre les plans du diable. (…)
Les fidèles
(…)
L’univers QAnon est tentaculaire et profond, avec des surcouches sur des couches de contexte, des acronymes, des caractères et des raccourcis à apprendre. Le « château » est la Maison-Blanche. Les « miettes » sont des indices. CBTS signifie « calme avant la tempête » et WWG1WGA signifie « Où nous allons un, nous allons tous », qui est devenu une expression de solidarité entre les adeptes de Q. Ces deux phrases, étrangement, sont utilisées dans la bande-annonce du film de 1996 de Ridley Scott White Squall – regardez-le sur YouTube, et vous verrez que la section des commentaires est inondée de sentiments pro-Q. (…)
Comme le fait Trump, Q dénonce fréquemment les fausses informations légitimes. Les internautes Q Shock et Harger s’appuient sur les informations qu’ils lisent sur Facebook plutôt que sur les médias gérés par des journalistes. Ils ne lisent pas le journal local et ne regardent aucun des principaux réseaux de télévision. « Vous ne pouvez pas regarder les nouvelles », a déclaré Shock, « Votre chaîne d’information ne va pas nous dire de la merde. » (…)
Arthur Jones, le réalisateur du film documentaire Feels Good Man, qui raconte comment des mèmes Internet ont infiltré la politique lors de l’élection présidentielle de 2016, m’a dit que QAnon lui rappelait son enfance dans une famille évangélique chrétienne des Ozarks. Beaucoup de gens qu’il connaissait à l’époque, et beaucoup de gens qu’il rencontre maintenant dans les régions les plus pieuses du pays, sont profondément intéressés par le Livre de l’Apocalypse, et essaient de comprendre « toutes ces prophéties assez difficiles à déchiffrer ». Jones a poursuivi : « Je pense que le même genre de personne commencerait tout à coup à tirer sur les fils de Q et à se sentir comme si tout commençait à se mettre en place et à avoir un sens. Si vous êtes un évangélique et que vous regardez Donald Trump à sa valeur nominale, il ment, il vole, il triche, il a été marié plusieurs fois, il est clairement un pécheur. Mais vous essayez de trouver un moyen pour qu’il fasse partie du plan de Dieu. »
On ne peut pas toujours dire quel type de suiveur Q on croise. Quiconque utilise un hashtag Q peut être un vrai croyant, comme Shock, ou tout simplement quelqu’un qui parcourt un site et joue pour un frisson par procuration. Il y a sûrement des gens qui savent que Q est un fantasme mais qui participent parce qu’il y a un élément de QAnon qui rappelle un jeu de rôle en direct. Dans la constellation tentaculaire des partisans de Q, Shock et Harger semblent prototypiques. Ils sont tombés sur Q et quelque chose a cliqué. La fable s’inscrit parfaitement dans leur vision du monde préexistante. (…)
L’Apocalypse
Les gardiens de la fin des temps peuvent facilement trouver des signes de catastrophe imminente – dans les comètes et les tremblements de terre, dans les guerres et les pandémies. Il en a toujours été ainsi. En 1831, un prédicateur baptiste de l’État rural de New York nommé William Miller a commencé à partager publiquement sa prédiction selon laquelle la seconde venue de Jésus était imminente. Finalement, il s’est fixé une date : le 22 octobre 1844. Lorsque le soleil s’est levé le 23 octobre, ses partisans, connus sous le nom de millerites (voir ici en anglais), se sont effondrés. L’épisode serait connu sous le nom de Grande Déception. Mais ils n’ont pas abandonné. Les millérites sont devenus les adventistes, qui à leur tour sont devenus les adventistes du septième jour, qui comptent maintenant plus de 20 millions de membres dans le monde.
« Ces gens de la communauté QAnon, je sens qu’ils sont aussi profondément délirants, aussi profondément investis dans leurs croyances que les millerites », m’a dit Travis View, l’un des animateurs d’un podcast appelé QAnon Anonymous, qui soumet QAnon à une analyse acerbe. « Cela me fait dire que ce n’est pas quelque chose qui va disparaître avec la fin de la présidence Trump. »
QAnon perpétue une tradition de pensée apocalyptique qui s’étend sur des milliers d’années. Il offre une polémique attirant ceux qui se sentent à la dérive et ont besoin de se responsabiliser. Dans son livre classique de 1957, La poursuite du millénaire. Millénaristes révolutionnaires et Anarchistes mystiques du Moyen Âge, l’historien Norman Cohn a examiné l’émergence de la pensée apocalyptique au cours des siècles. Il a trouvé une caractéristique commune : cette façon de penser a constamment émergé dans les régions où se produisaient des changements sociaux et économiques rapides, et à des périodes où les étalages de richesses spectaculaires étaient très visibles mais inaccessibles à la plupart des gens. C’était le cas en Europe lors des croisades au XIe siècle, pendant la peste noire au XIVe siècle, dans la vallée du Rhin au XVIe siècle et dans le New York de William Miller au XIXe siècle. C’est vrai en Amérique au XXe siècle.
Une religion en expansion
Les adventistes du septième Jour et l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours sont des mouvements religieux florissants indigènes d’Amérique. Ne soyez pas surpris si QAnon en devient un autre. Il compte déjà, de loin, plus d’adhérents que ces deux confessions au cours des premières décennies de leur existence. Les gens expriment leur foi à travers une étude dévouée des « indices Q » sous forme de versements d’un texte fondamental, à travers le développement de groupes adorateurs de Q et à travers des expressions de gratitude pour ce que Q a apporté à leur vie.
Est-il important que nous ne sachions pas qui est Q ? – Le divin est toujours un mystère. Est-il important que les aspects fondamentaux des enseignements de Q ne puissent pas être confirmés ? – Les principes de base du christianisme ne peuvent être confirmés. Chez les gens de QAnon, la foi reste absolue. Les vrais croyants décrivent un sentiment de renaissance, une excitation irréversible à la connaissance existentielle. Ils sont certains qu’un grand réveil arrive. Ils attendront aussi longtemps qu’ils le devront pour être délivrés. Faites confiance au plan. Profitez du spectacle. Rien ne peut arrêter ce qui vient.
Cet article est paru en anglais dans The Atlantic en juin 2020.
Les illustrations de la présente adaptation ont été sélectionnées par l’INRER, hormis celle de une, attribuée sur l’article d’origine à Arsh Raziuddin.
Les hyperliens renvoient sur des articles parus en langue française, sauf celui sur les Millerites. Se référer à l’article d’origine pour les hyperliens originaux.
Les intertitres secondaires ont été ajoutés par l’INRER.
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