Par Isabelle Kersimon, Jean-Yves Pranchère, Alain Policar, Jean-Yves Camus, Georges Salines
Propos violents, insultes, menaces de viol et de mort : l’INRER revient sur l'”affaire Mila”, ce différend entre adolescents instrumenté par l’extrême droite, au mépris de la sécurité de la jeune fille, devenu une polémique nationale en 2019.
Note liminaire : Face à des faits de harcèlement, un soutien sans réserve s’impose. Nous faisons bloc avec Mila et avec toutes les victimes de harcèlements et de menaces dont les vies basculent par le simple fait d’exprimer des pensées qui déplaisent à leurs harceleurs. – INRER
Genèse d’un harcèlement
Rappelons les faits : le 18 janvier, Mila, adolescente de 16 ans s’exprimant sur Instagram, indique qu’elle n’est pas attirée par les femmes d’origine maghrébine, puis repousse les avances d’un prétendant qui l’accuse de racisme et assume d’être lesbienne. Les échanges s’enveniment et s’ensuivent alors des insultes homophobes que la jeune femme dit recevoir par centaines, auxquelles elle répond en proférant ces mots tant commentés : « Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci au revoir. »
Solveig Mineo, une militante identitaire, entre en contact avec la jeune fille, qui lui accorde un entretien. C’est en effet cette militante identitaire assumée qui publie, le 21 janvier, sur le site qu’elle administre, son « témoignage exclusif » assorti du désormais célèbre hashtag #JeSuisMila, qu’elle crée à l’occasion. Elle lance une pétition le 24 janvier, qui obtient près de 25 000 signatures. Ce même jour, le militant d’extrême droite Damien Rieu relaie l’affaire en évoquant le Pakistan et l’Arabie saoudite. C’est aussi lui qui, le 3 février, publie un « sondage » auquel participent plus de 4 600 comptes Twitter, laissant à penser que les #JeSuisMila supposés défendre « la liberté » ont « gagné » face aux « islamistes et leurs alliés » – soit la grande majorité des Français, qui n’ont pas adopté le hashtag ni souhaité poser « le débat » en ces termes. Mais qui se voient accusés d’approuver le harcèlement de Mila.
La viralité des polémiques sur les réseaux sociaux opère et, sur Twitter, nombre de comptes que nous nommons néolaïques ou pseudo-laïques s’emparent très rapidement de l’affaire, en dénonçant un « retour du blasphème », « les islamistes », ainsi que « la lâcheté » et « la soumission » de quiconque ne déclare pas immédiatement #JeSuisMila en proférant un soutien de circonstance : c’est ce que nous nommons « l’injonction à gueuler ». Soutien de circonstance car, en réalité, ces déclarations tonitruantes exposent la jeune fille de manière exponentielle et sa sécurité, déjà menacée, ne s’en trouve que plus fragilisée.
L’équipe de Marine Le Pen est la première à déceler le buzz des identitaires et des pseudo-laïques. La présidente du Rassemblement national fait, le 4 février, une déclaration qui synthétise les meilleurs tweets sur le sujet, c’est-à-dire ceux qui ont connu le plus de succès, largement relayés par la fachosphère.
Nous avons souvent observé ce même processus dans de nombreuses polémiques dès lors qu’elles impliquent, de près ou de loin, dans un fatras aussi anxiogène qu’infactuel, « l’islam ».
On constate que, quelque temps plus tard, Identitaires et pseudo-laïques se sont disputé la primeur du « combat pour Mila », revendiquant d’avoir été en première place pour « la défense » de l’adolescente… Mais les faits sont têtus : c’est bien la fachosphère qui a lancé l’affaire, et son hashtag a enregistré des scores de likes et de partages sans commune mesure avec ceux espérés par ses suiveurs, lesquels, en l’ayant adopté, lui ont assuré cette confortable résonance.
Dès lors, piquée au vif, une frange de la jeunesse et toute une militance plutôt d’extrême gauche, ainsi que la militance autour de l’islamophobie, twittent en écho aux prises de position comminatoires : être ou ne pas être #Mila est devenu le marqueur d’une guerre de tranchées où la violence des mots laisse craindre de nouveaux emportements. Et surtout, des violences contre la jeune fille, enfermée de force dans un rôle de « résistante à l’islam » et de « défenseuse de nos libertés », elle qui pourtant, dès le 31 janvier, s’était excusée dans un tweet : “Je m’excuse, je ne voulais offenser personne. J’ai parlé trop vite. L’erreur est humaine.”
Sommées de s’exprimer, d’autres personnalités politiques et médiatiques, craignant peut-être de rester en marge de l’actualité, fabriquent un concert de revendications, points de vue et autres analyses des faits, les uns niant la dimension homophobe des invectives adressées à Mila par ses anciens camarades, les autres hurlant au blasphème, les derniers répandant leurs discours islamophobes et leurs prédictions de guerre civile inéluctable.
Dans un mouvement de courroie d’entraînement qui semble incontrôlable, la violence se déchaîne sur les réseaux sociaux, entre partisans du #JeSuisMila et partisans du #JeNeSuisPasMila.
La jeune Mila a depuis longtemps disparu sous les hashtags qui se réclament d’elle, y compris lorsque la mécanique se remet en route suite à son passage très remarqué dans l’émission Quotidien.
Mila est devenue malgré elle le symbole d’une « lutte » dont elle ne se réclame pas. Pendant ce temps, une enquête policière a été ouverte et une plainte déposée, dont il faut espérer qu’elles aboutissent à la condamnation des harceleurs de Mila, ce qui constitue à nos yeux, avec sa rescolarisation, sa protection et son retour à une vie normale, l’essentiel.
L’extrême droite exemptée ?
Un soutien sans réserve à Mila et une défense résolue de la liberté d’expression dans les limites de la loi (qui interdit l’injure publique, la diffamation et l’incitation à la haine), c’est-à-dire dans les limites du respect de l’égalité des droits et des libertés, n’oblige nullement à une attitude acritique à l’égard de la dégradation du débat public qu’induisent les excitations des réseaux sociaux. On ne peut pas se réjouir de la transformation de l’espace médiatique en caisse de résonance d’indignations et d’injures qui prennent pour objet des faits spectaculaires qu’on ne prend pas toujours la peine de vérifier et dont on ne se demande pas si — et de quoi — ils sont significatifs.
On ne peut ici taire le risque que le débat public s’en trouve configuré par les agendas politiques de ceux qui ont le pouvoir de mobiliser les réseaux sociaux. C’est ainsi que la médiatisation de l’affaire Mila contraste singulièrement avec le silence qui entoure, depuis plus de deux ans, les harcèlements et menaces que subit la journaliste Julie Hainaut de la part de néonazis parce que, dans le cadre de sa profession, elle a retranscrit les propos racistes de deux tenanciers de bar.
C’est ainsi encore que les harcèlements en meute lancés contre des femmes par le dessinateur Marsault, soutenu par les éditions Ring, et qui ont débouché sur un procès où il a été heureusement condamné, n’ont pas fait grand bruit dans la presse — qui n’a pourtant pas hésité à relayer la fausse information d’un vandalisme massif et violent du stand des éditions Ring à Bruxelles, « information » lancée par un tweet qui en profitait pour diffamer scandaleusement des personnes dont le seul tort était de ne pas se laisser intimider par Marsault…
Il ne faudrait pas qu’on en vienne à une situation où tout ce qui touche à l’islam ou à ceux que l’on nomme à tout-va « indigénistes », quelle que soit l’importance des incidents, fait le buzz, tandis que l’extrême droite peut continuer à grandir en silence et à s’accompagner de franges radicalisées, désireuses de passer à l’action, le jour venu, sur le modèle du massacre de Christchurch.
Il y a un paradoxe dans le discours de dénonciation des « nouveaux censeurs », thème brandi depuis des années par le crypto-négationniste Jean Bricmont – défenseur du régime tortionnaire d’Assad et partisan d’une libération de la parole antisémite, dont le livre La république des censeurs vient d’être réédité avec une préface d’Étienne Chouard – en un moment où le discours de l’extrême droite s’est normalisé et travaille à devenir hégémonique dans les grands médias. Qu’on puisse, aux heures de grande écoute, réhabiliter Pétain et agiter les esprits dans la perspective d’une future « guerre civile » ne devrait pas être tranquillement accepté. Que, dans le même temps, le moindre incident soit exploité pour accuser de « complicité » ou de « démission » ceux qui ne passent pas leur vie à crier sur les réseaux sociaux – ou qui n’ont simplement pas accès aux plateaux et colonnes des grands médias –, voilà qui ne contribue pas au développement de la délibération collective.
Le dialogue civique plutôt que le bruit
C’est pourquoi la question d’un hypothétique « retour du délit du blasphème » constitue une réponse erronée à l’ensemble des phénomènes à l’œuvre – qu’il s’agisse de la pratique adolescente des réseaux sociaux, hélas pas si différente de celle de trop nombreux adultes défoulant leurs nerfs sur internet, de la question cruciale du harcèlement en ligne et hors ligne, du retour de l’antisémitisme par différents points du spectre politique, de la diffusion des idéologies islamistes aussi bien que de la banalisation des discours d’extrême droite qui prennent systématiquement appui sur tout événement concernant, de près ou de loin, l’islam ou les musulmans.
Il est donc urgent de réfléchir au caractère public de l’espace ouvert sur les réseaux sociaux, et de l’exception qui leur est réservée de n’être de facto soumis à aucune des règles qui régissent les autres espaces publics : absence d’obligations (respect des chartes interdisant les propos racistes, antisémites, misogynes et lgbtophobes) et, surtout, de sanctions (à la fois des opérateurs de ces réseaux et des utilisateurs fautifs eux-mêmes). Car ces montées de violence sont tout à fait incompatibles avec le droit et l’exercice de la démocratie.
Pourquoi après tant d’années d’usage, ces réseaux ne sont-ils toujours pas adaptés aux règles et aux lois qui prévalent en Europe et surtout en France ? Pourquoi y est-il interdit de montrer un sein nu et pas de proférer des insultes à caractère homophobe, antisémite ou raciste sans entrave ni conséquence ? Pourquoi la guerre de tranchées y est-elle permise alors qu’elle n’est pas possible dans la vie réelle ? Qu’est-ce qui empêche de prendre des mesures concrètes en la matière ?
Sans réponse à ces questions, il y aura encore bien des cas similaires à celui de Mila, malheureusement.
En outre, il n’est pas moins urgent de se souvenir que, par-delà les effets des idéologies délétères (qui ne sont pas les causes suffisantes de leur propre succès dans des groupes en déréliction), les problèmes auxquels nous sommes confrontés appellent un traitement social, au sens le plus large de ce terme.
Tant dans la loi que dans l’opinion, la laïcité est solidement installée et la liberté d’expression dispose des garanties nécessaires. Ces garanties ne seraient pas renforcées mais affaiblies si, comme certains le proposent, on abolissait la loi Pleven.
Le seul effet prévisible serait le déchaînement d’une parole raciste et antisémite qui n’est déjà que trop libérée et décomplexée. Nous avons avant tout à protéger la liberté de conscience en tant que principe fondateur de la laïcité républicaine, et l’égalité effective des droits en tant qu’elle est la condition du dialogue civique.
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