Le pagliaccio italien

Jean-Louis Vullierme

Le philosophe Jean-Louis Vullierme propose de circonscrire l’avènement d’un “pouvoir grotesque” et de le nommer “pagliacisme”, en référence à la commedia del’arte. Il considère que le pagliacisme est le plus grand danger de notre époque pour les démocraties.

En hommage au nouveau gouvernement italien, j’aimerais soutenir (sérieusement) l’utilité d’élargir la nomenclature politologique au « pagliacisme » (de pagliaccio, italien pour clown), défini comme forme d’idiocratie consistant à porter systématiquement au pouvoir les personnes les plus incompétentes, sous l’égide d’un matamore (personnage de la commedia del arte, se vantant d’exploits impossibles).

Matamore, ridicule Fierabras

Le matamore adopte des postures agressives en vue de solutions mirobolantes, imputant ses échecs à des complots ourdis contre lui ou ses électeurs. Par exemple, il prétend pouvoir effacer la dette publique de son pays, libellée dans une monnaie, par la simple émission d’une autre monnaie, ou endiguer immigration, drogues ou autre par la seule édification de murailles physiques, ou obtenir des concessions diplomatiques majeures sans contrepartie, ou accroître la démocratie en réduisant la séparation des pouvoirs, ou réformer le système pénitentiaire en en confiant la réflexion à un personnage médiatique notoire pour sa faiblesse d’esprit (comme Kim Kardashian aux Etats-Unis).

Le pagliacisme rencontre ses plus forts soutiens parmi les électeurs dont il contredit objectivement le plus grand nombre d’intérêts et qui participent à la vie publique sous forme de réactions émotionnelles à un spectacle consistant à défier certains groupes mal définis mais réputés disposer d’une puissance illégitime ou cachée. Le matamore et ses soutiens ignorent délibérément les faits, les sciences, la logique et la décence, présentés comme des illusions produites par des forces antagonistes.

Pagliacisme et nationalisme

La question est posée de savoir si le pagliacisme se réduit ou non à une forme anthropologique nouvelle du nationalisme, adaptée à l’âge télévisuel. Ma position est que ce n’est pas le cas. Le nationalisme n’était pas initialement un signal d’idiocratie, aussi longtemps que l’on ne pouvait mesurer l’ampleur de ses dévastations et son caractère foncièrement contre-productif. Il devient idiocratique devant l’ignorance ou la dénégation des faits. Le pagliacisme n’est enclin au nationalisme que parce que celui-ci lui permet d’inventer des solutions prodigieuses et irréalistes visant à s’accaparer la richesse d’autres pays. Mais le nationalisme en tant que tel n’implique pas universellement la préférence pour l’incompétence qui est un trait sine qua non du pagliacisme.

Sur le plan de l’imaginaire, le pagliacisme est corrélé aux divinités chthoniennes et au grotesque. Dans son cours de 1974-1975 consacré aux Anormaux, Michel Foucault suggère que le pouvoir grotesque n’est pas un signe de faiblesse mais au contraire de souveraineté renforcée. Il définit le grotesque comme le fait pour un individu de détenir par statut des effets de pouvoir dont ses qualités intrinsèques devraient le priver. Foucault ne propose pas d’explication à ce phénomène sur lequel il ne prend pas le temps de s’attarder.

Mais je crois que l’on peut comprendre les choses ainsi: l’exhibition de signes de ridicule ou d’infamie, mauvais goût, stupidité, grossièreté, etc., normalement de nature à disqualifier quiconque, sont la preuve chez le détenteur du pouvoir suprême qu’il ne dépend d’aucun jugement et peut donc imposer inconditionnellement sa volonté. C’est en ce sens que l’ubuesque peut devenir le fin du fin du pouvoir dictatorial.

Véritable portrait de Monsieur Ubu, par Alfred Jarry, 1897

On peut ajouter qu’à l’âge contemporain, cet imaginaire est associé à celui des super-héros, personnages médiocres ou sous-estimés dans la vie courante qui révèlent les pouvoirs extraordinaires dont ils sont investis, et revêtent à cette occasion des tenues et des postures clownesques.

L’antagonisme grotesque,
caractère essentiel

Malaparte est sans doute le premier à en avoir discerné certains traits dans son pamphlet anti-mussolinien Muss (référence au latin ridiculus mus, la montagne qui accouche d’une souris). Mais c’est le cinéaste Mike Judge qui offre la première description de l’idiocratie dans le film de science-fiction éponyme en 2006, présentant une inversion de la hiérarchie de l’intelligence.

Si toutefois le fascisme présente certains traits grotesques (Mussolini, Göring, certaines postures hitlériennes, etc.), le pagliacisme est un phénomène nouveau, puisque l’antagonisme grotesque est son caractère essentiel , et non plus un accessoire.

De même, le « populisme », si tant est que ce terme soit bien défini, est chez lui un dérivé de sa recherche de l’incompétence plutôt que sa source. Le paglacisme s’adresse principalement aux personnes les moins éduquées et à ce titre les moins aptes à discerner ses réclamations illogiques ou contrefactuelles. Mais il est parfaitement possible de concevoir de l’adopter des positions populistes sans pagliacisme, comme le fait le bolchévisme par exemple. Inversement, il est possible de manifester un pagliacisme non particulièrement populiste (Bokassa, Amin Dada).

Le pagliacisme représente la plus grande menace contre les démocraties parlementaires depuis l’émergence des doctrines de Parti unique. Il doit être nommé et analysé. Il doit être combattu de manière transpartisane et internationale.

Cet article a été initialement publié sur Cosmoscène.

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