Par Denis Moscovici
La langue confisquée : lire Victor Klemperer aujourd’hui de Frédéric Joly, essayiste et traducteur, retrace le parcours biographique et intellectuel de cet universitaire allemand, qui a vu le jour en 1881 dans l’Allemagne impériale.
Dresde, 1939-1945 : 6 000 Juifs, 12 survivants
Victor Klemperer est né dans une famille juive et a suivi le parcours de ceux qui ont cru dans les vertus d’une assimilation à la nation allemande, s’étant notamment converti au protestantisme et ayant épousé une musicienne non juive, Eva Schlemmer.
Philologue, titulaire de la chaire de romanité de l’Université de Dresde, Klemperer est un spécialiste de la littérature française du siècle des Lumières.
C’est dans les années 1930, évidemment, que son destin va basculer et que les circonstances vont le conduire à construire l’œuvre pour laquelle il est désormais célébré, l’étude de la LTI (Lingua Tertii Imperi), langue développée sous le IIIe Reich d’Adolphe Hitler par les nazis, et qui a envahi les esprits pendant que l’Allemagne mettait l’Europe à feu et à sang en consacrant son énergie vitale à mettre en œuvre sa volonté d’élimination de la « race juive ».
L’évolution de la pensée de Klemperer commence dès 1933 avec l’accession de Hitler au pouvoir.
Identifié comme Juif, il fut progressivement empêché de poursuivre ses activités de recherche et d’enseignement à l’Université, en étant mis à la retraite.
D’une constitution affaiblie par l’âge et l’angine de poitrine, sa femme étant également cardiaque, par conviction aussi, il décide de rester en Allemagne à la différence d’autres Juifs qui choisiront de quitter le pays.
Bien que protégé de la déportation par son mariage avec une musicienne non juive, il fut également avec sa femme, l’objet de la persécution nazie et chassé de son domicile. Il passera toute la période 1939-1945 à déménager de Judenhaus en Judenhaus[1].
Il vécut pendant toute la guerre dans sa ville de Dresde et assista au spectacle terrifiant de sa destruction par l’aviation alliée (bombardements qui sauvèrent la vie des Klemperer, car la déportation des « couples mixtes » venait d’être décidée).
Klemperer fut donc l’un des
12 survivants de la communauté juive de Dresde qui comptait environ 6 000 membres
avant 1933.
[1] Le terme de Judenhaus, qui signifie « maison juive », désignait, durant l’époque nazie, des logements dont des Juifs étaient propriétaires et où le régime entassait d’autres Juifs, afin de libérer des habitations pour les « Aryens ».
Les Lumières et la langue des bourreaux
Pourtant, mu par une volonté sans faille, c’est avec la constance et la persévérance d’un homme d’études qu’il poursuivit ses travaux de recherche pendant toute cette période.
Il n’y eut sans doute pas une journée sans qu’il ait écrit des pages et des pages, au risque de sa vie et de celle de sa femme, au fur et à mesure que les interdictions frappaient les Juifs de faire toutes sortes d’activités.
On lui doit un certain nombre de textes importants sur la littérature Française du XVIIIe siècle, rédigés durant les premières années du régime. De plus, il poursuivit sans relâche la rédaction de son journal, incroyable mine de matériaux pour ses recherches. Et c’est pendant cette période qu’il décida de consacrer son énergie à l’étude de la LTI, la langue des nazis, devenue celle de l’Allemagne et des Allemands. Cette œuvre phare sur la manipulation du langage par la propagande nazie, référence de toute réflexion sur le langage totalitaire, fut publiée en 1947.
Après la guerre, Klemperer considéra qu’il souhaitait participer à la reconstruction de son pays du côté de ses libérateurs communistes plutôt que de celui des ex-nazis. Il accepta d’adhérer au Parti communiste et de figurer parmi les intellectuels du régime de la nouvelle RDA, sans s’aveugler pour autant sur sa réalité profonde. Il décède en 1960.
Des réflexions pour nos temps troubles
Le livre de François Joly relate les étapes de ce parcours biographique et le cheminement qui a conduit Klemperer à chercher à comprendre le nazisme et la catastrophe qui s’est produite dans la nation allemande au plan intellectuel et spirituel, par le prisme de sa discipline, la philologie, l’étude des langues.
Si cet essai est largement consacré à Klemperer, il est aussi une remarquable ressource pour découvrir des parentés, des liens et des prolongements chez d’autres intellectuels européens de la modernité, comme Pierre Pachet, Georges Arthur Goldsmith, Kazimierz Brandys, Gustaw Herling, Leonardo Sciascia, Hannah Arendt, Thomas Mann, Georges Orwell, Zygmunt Baumann, Mona Ozouf, Karol Modzelewski, dans le désordre et sans exhaustivité.
Ces ouvertures sont autant d’appels à lire les textes de ces penseurs et intellectuels dans l’Europe d’après la seconde guerre mondiale. Joly conclut évidemment sur le statut de la langue comme organe vivant du sens et révélateur d’une époque, dont la nôtre, qui n’est pas sans dangers, et rappelle que la lecture des textes de Klemperer sur la LTI est utile pour « comprendre à quel point le règne nazi fut aussi celui d’une culture ayant ses règles, ses idéaux, ses montages juridiques, dont tout l’objet était de détruire le droit, la pensée même du droit, c’est-à-dire l’humanité ».
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