Tisha B'av, Leopold Horowitz, 1887

Par Alina V. Piatzowicz

Le 3 août 2025, Ticha Beav 5785

J’écris ces quelques lignes sur la route qui me conduit vers le Sud, quelque part dans un entre-deux géographique incertain. Les paysages défilent par la fenêtre comme une succession de tableaux évanescents.

Les enfants de Gaza meurent de faim.

Nous sommes le 3 août 2025, 9 av 5785, le jour le plus triste du calendrier hébreu. Un jour de deuil et d’affliction qui condense les pires commémorations de l’histoire des Juifs. Massacres, pogroms, expulsions, tragédies en cascades depuis la catastrophe originelle, la destruction du temple de Jérusalem qui marque la fin de la souveraineté d’Israël et le début de l’Exil. Diaspora, errance, nostalgie s’arriment désormais aux appuis branlants d’un peuple qui se réinvente à travers la mémoire de ce qui n’est plus. Et l’espérance aride d’un retour sur sa Terre, adossée à une promesse invaincue de justice universelle : « L’an prochain à Jérusalem », chaque jour de chaque année, durant des millénaires.

Les Juifs pieux jeûnent à Ticha Beav. Ils ne s’alimentent pas, ne boivent pas, ne portent pas de chaussures en cuir non plus. Les corps, emmurés dans l’inconfort, portent le deuil.

Je me souviens, enfant, de l’atmosphère lourde de tristesse qui régnait chez mes parents ce jour-là. Peu avant le début de ces heures redoutables, ma mère nous distribuait des œufs durs, c’était le dernier aliment qu’il fallait ingurgiter avant le jeûne. Un œuf dur trempé dans de la cendre. Nous nous asseyions tous par terre, à même le sol, l’œuf à la main autour du petit pot de cendres que nous regardions avec un sentiment mêlé de trouble et d’aversion. Je revois mes parents, d’un âge déjà avancé, assis sur la rugosité du parquet, s’adonner avec fidélité et contrition à ce rite. Débutait alors la veillée puis la journée entière de recueillement. Nous lisions beaucoup, nous nous plongions indistinctement dans les textes les plus graves de la liturgie comme dans les témoignages contemporains de survivants, en traçant sans y penser une ligne continue entre chacune des périodes de désastre historique accumulées jusqu’au présent.

Cela fait bien longtemps que j’ai cessé toute pratique. De ce monde-là, je n’ai rien conservé, rien d’autre que des souvenirs épars de ces moments ritualisés qui revenaient chaque année, semblables à eux-mêmes. Je ne les convoque jamais. Ils sont simplement là, flottant derrière une brume qui les maintient à distance. D’ici, je peux les observer si je me retourne un instant et puis les éteindre quand ils commencent à m’encombrer.

Aujourd’hui, hasard de la superposition des calendriers, le 9 av correspond le plus souvent au jour de mon départ en vacances. Sur la route qui me conduit loin de mon quotidien, parfois une pensée éphémère me traverse un instant : ah tiens, c’est Ticha béav, mes parents vont s’asseoir au sol, l’œuf, la cendre, l’apesanteur d’une longue journée de jeûne et les pas alourdis du temps. Je voyage et m’éloigne encore tandis que j’éprouve brièvement la nostalgie de ce passé qui s’est évaporé il y a si longtemps et qui pourtant perdure silencieusement, ailleurs.

Les paysages défilent encore.

Je me revois dans ce monde, glissée docilement parmi les autres pour ne pas être aperçue. J’examinais ce sentiment de tristesse qui envahissait un peuple entier lorsqu’il choisissait de marquer le deuil. Étrangère à tout, j’observais de l’intérieur. Comment me représentais-je moi-même cette désolation ? Les images me reviennent brutalement. Le feu du bûcher, « brûlés vifs », le froid du ghetto, les corps en déréliction qui tombent subitement sur le pavé. Plus rien.

À quoi sert cette mémoire entassée ? Toutes ces images, vécues par d’autres, imprimées en moi ?

Elles resurgissent aujourd’hui dans le regard exorbité d’Evyatar David, forcé à creuser sa propre tombe devant le monde. Il ramène aux yeux des vivants la masse décharnée des ombres juives englouties.

Le temps semble s’être étiré. À mesure que j’approche de ma destination, elle s’éloigne à l’horizon.

Je suis née dans un monde où Israël existait déjà. Avant moi, une histoire avait été écrite et le sionisme s’était réalisé, l’État des Juifs m’était indifférent. Pour mes parents, Israël demeurait un émerveillement, rien n’existait, puis, un jour, il avait éclos. Une génération plus tard, c’était une évidence pour moi, comme une chose à laquelle on ne pense pas car elle est acquise. Et puis, régulièrement, cette évidence se fissurait : l’État-refuge était remis en cause. Un peu ici, un peu là. Fallait-il réellement un État pour les Juifs ? Qu’aurait-été l’Histoire sans cet État ? sans les Juifs ? Fragilisés, nous avons été habitués à répondre : légitimité de l’État, nécessité du refuge. Israël incarnait alors ce paradoxe permanent : son existence était évidente, comme les tampons hébreux sur mon passeport, comme la sœur qui a choisi d’y vivre, comme la musique qu’on aime et celle qu’on n’aime pas, évidente. Et contestée. Que vient faire un État juif dans cette région ? Pourquoi viennent-ils bouleverser l’ordre et l’équilibre moyen-orientaux ?

Je ne me suis jamais sentie à l’aise en Israël. Ici, ma judéité est secrète, intime, maintenue dans la citadelle que je lui ai dédiée. Je lui rends visite parfois, j’essaie de l’oublier de temps en temps jusqu’à ce que, vexée d’être ainsi éconduite, elle se rappelle brusquement à moi en me rétablissant à ma place, à la marge de toutes choses. Là-bas, au contraire, ses prétentions sont exorbitantes : elle phagocyte tout, revêt immédiatement des couleurs politiques et décrète intempestivement sa normalisation.

J’aime penser que pour ces exactes mêmes raisons, d’autres ont besoin de vivre là-bas. Et que le dialogue entre Israël et la diaspora contient inéluctablement cette tension dialectique jamais résolue.

Les enfants de Gaza meurent de faim.

Avec les années et l’intensification des contestations, la diaspora s’est armée tout autour d’Israël pour affirmer unilatéralement son droit à l’existence. Pour elle, l’État des Juifs s’est inscrit dans l’imaginaire perpétuel de la fragilité. Menacé, assiégé, il cristallise, à ses yeux, l’antique précarité juive transposée à un mode national. Je revois ma mère prier régulièrement pour la sécurité d’Israël. Elle allumait une bougie, lisait des psaumes, ou prononçait simplement quelques formules pieuses avec ferveur. Le souvenir de 1967, la possibilité d’une éradication totale, planait toujours dans sa mémoire. Parce qu’il était l’État des Juifs, Israël prolongeait deux éléments consubstantiels de leur condition : la solitude et la menace. Dès lors, le sionisme était perçu comme un niveau minimal de nationalisme, celui qui était nécessaire pour assurer la survie du peuple, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de l’État. Un nationalisme de défense.

La déflagration du 7 octobre a intensifié cette représentation, à l’extrême. Le refuge inviolable a été violé et la mémoire souterraine des persécutions a resurgi.

Je n’entends plus rien autour de moi, tous les bruits semblent soudainement étouffés. Je m’accroche aux paysages et à l’irisation de la lumière. J’aimerais figer cet instant avant qu’il ne disparaisse.

« Nous avons nous aussi nos islamistes. » Ma mère m’a dit cela au téléphone, il y a quelques jours. Elle a prononcé ces mots avec une détresse abyssale dans la voix. Le gouvernement israélien, détenteur de l’héritage juif – le sien, le mien, le nôtre – orchestre actuellement une famine contre la population gazaouie. Les enfants palestiniens meurent littéralement de faim.

La faim. Les bombes.

Depuis des mois, la photographie de Mahmoud Ajjour me hante. Mahmoud a 9 ans et les deux bras amputés. Aussitôt qu’il a appris son état, l’enfant s’est tourné vers sa mère et s’est écrié : « Alors je ne pourrai jamais plus te serrer dans mes bras ? » Qu’a ressenti cette mère en entendant la plainte de son fils ? A-t-elle survécu à son cri ? Mahmoud Ajjour a un nom, un visage et une histoire. Des milliers d’autres enfants errent actuellement dans le silence des décombres.  

Tous les jours à Tel Aviv, des femmes israéliennes manifestent en brandissant les photographies de ces enfants palestiniens. Elles luttent inlassablement contre le pouvoir fasciste, l’affrontent quotidiennement en lui opposant ce qu’il cherche à détruire avant tout : les droits humains. Ces images révèlent frontalement une réalité qui n’est pas encore nommée : une guerre interne gronde actuellement au sein du monde juif. Une guerre fantôme, que nous ne voyons pas, que nous ne pensons pas, mais qui s’est pourtant implantée partout en Israël et dans la diaspora.

Ma mère refusait toujours que nous voyagions à Ticha Beav, cela me revient à présent. Elle disait qu’un jour propice aux malheurs, il fallait être prudent, surtout rester chez soi. Je ne sais plus où c’est, chez moi.

Cette guerre, nous ne la voyons pas car nous sommes occupés ailleurs. Le souffle antisémite qui se répand sur la diaspora en prenant pour cible la légitimité d’Israël nous accapare. Comme depuis des années, mais de manière nettement plus intense, nous bâtissons des remparts tout autour de l’État juif pour consolider son existence. Nous construisons des murailles toujours plus solides, toujours plus hautes, infranchissables. Chaque nouvelle tempête nous oblige à les cimenter davantage. Aujourd’hui, ces strates de défense s’élèvent si haut dans le ciel que nous ne voyons plus ce qu’elles abritent. Derrière elles, se déchaîne un nationalisme agressif, expansionniste, messianique.

Ce courant du sionisme qui prend de plus en plus d’ampleur puise dans la mémoire des tragédies juives la sève de ses ambitions meurtrières. Une vengeance eschatologique l’anime. « Nos islamistes ». Nous devrions être obsédés par cette guerre interne et nous ne la voyons pas, épuisés par la lutte contre l’antisémitisme.

Pendant que les fossoyeurs du sionisme poursuivent méthodiquement leur tâche destructrice, nous continuons à bâtir des remparts aux frontières de l’État. À l’heure qu’il est, la haine antijuive nous dépossède doublement de notre histoire. Lorsqu’on refuse à Israël toute légitimité sur ce territoire, lorsqu’on en fait une entité coloniale survenue ex nihilo, cela revient à l’arracher à l’histoire juive. Puis, lorsqu’on nous contraint à mobiliser toute notre énergie pour combattre cette délégitimation, cela nous empêche de regarder notre peuple en face et d’agir en son sein.

Deux mille ans d’histoire nous amènent ici, devant un gouffre inconnu où la mémoire gît épouvantée. Le Hamas a perdu la guerre contre Israël, mais pourrait la remporter contre le peuple juif s’il parvenait à couper définitivement Israël de son héritage juif et à expulser irréversiblement les Juifs de la temporalité d’Israël.

Le soleil éclaire l’horizon. L’immensité de la nature, son calme, sa beauté semblent se moquer de nos contingences historiques.

Nous sommes Ticha Beav 5785. Que faire de notre mémoire juive sédimentée par-delà l’abîme du temps ? Je l’ignore mais je revois l’œuf dur et notre tristesse siégeant au sol. Loin désormais, je ne peux qu’arpenter ces souvenirs, leur résurgence me rend éternellement contemporaine des endeuillés. Car persiste en moi le goût de la cendre.

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