La fusillade meurtrière du 10 décembre dans le New Jersey est la dernière manifestation de violence antisémite qui ne rentre pas dans un cadre idéologique précis.
Par Emma Green, traduction F. Y. pour l’INRER
Des Juifs ont de nouveau été assassinés et leurs enfants devront vivre en connaissant cette violence. C’est la pensée qui a hanté le rabbin David Niederman, un chef de la communauté juive hassidique de Satmar : comment lui et d’autres expliqueront-ils que deux tireurs ont apparemment visé une épicerie casher dirigée par des membres de sa communauté à Jersey City, New Jersey, hier ? « Combien de temps », a demandé Niederman lors d’une conférence de presse organisée aujourd’hui par le maire de New York, Bill de Blasio, « ces enfants vont-ils vivre avec leurs cicatrices ? »
Au cours des derniers mois, l’Amérique a été confrontée à des actes presque continus d’antisémitisme sous toutes ses formes. Une croix gammée gribouillée à l’extérieur d’une synagogue. Une série d’agressions contre des Juifs orthodoxes à Brooklyn. Des étudiants juifs chassés des cercles progressistes sur les campus à cause de leurs opinions présumées sur Israël. Des insultes contre des Juifs suite à une épidémie de rougeole. Surtout dans le domaine de la politique, la peur à fleur de peau : toute déclaration ou action de l’administration Trump concernant les Juifs suscite immédiatement un contrecoup intense de la part des progressistes, qu’elle soit ou non basée sur des faits.
Le soir de la fusillade à Jersey City, des informations sur un projet de décret censé permettre au gouvernement d’appuyer les plaintes en antisémitisme sur les campus ont conduit certains rabbins, militants et journalistes à comparer le président Donald Trump à Adolf Hitler[1].
[1] « Le rapport initial a indiqué que l’ordonnance utiliserait un langage définissant le judaïsme comme une « origine nationale », déclenchant une frénésie parmi les principales organisations juives, les militants et les législateurs. Le projet de texte de l’ordonnance obtenu par JI ne contient aucune référence de cet ordre. » Extrait traduit de : https://jewishinsider.com/2019/12/exclusive-a-first-look-at-the-language-of-trumps-executive-order-on-antisemitism/
Ces deux événements sont significatifs de ce que les débats intenses sur l’antisémitisme sont devenus : face à une attaque tangible et meurtrière, les militants sont immédiatement passés à la crainte que le gouvernement américain puisse commencer à cibler les Juifs.
L’antisémitisme est protéiforme
Telle est la nature pernicieuse de l’antisémitisme : il se manifeste sous de nombreuses formes différentes, de tous les côtés du spectre politique. Il est impossible de nommer un seul ennemi responsable du récent pic apparent d’incidents antisémites aux États-Unis ; la haine antijuive change facilement de forme pour répondre aux objectifs de nombreuses idéologies. De nombreux Juifs ont peur de la violence et de la discrimination antisémites, et pourtant ils ne sont pas d’accord sur leur source et leur cause. C’est pourquoi la fusillade de l’épicerie casher d’hier est si compliquée à expliquer, et pourtant si simple : comme Jonathan Greenblatt, le responsable de l’Anti-Diffamation League, me l’a dit dans une interview aujourd’hui : « Les Juifs sont abattus dans les supermarchés où ils travaillent, pour le simple fait d’être juifs. »
Les détails de l’événement de Jersey City sont toujours en cours d’étude, mais le maire Steven Fulop a déclaré que les tireurs avaient clairement « ciblé » une petite épicerie casher lors de cette fusillade qui a tué un policier, un client, un employé et Mindel Ferencz, propriétaire de ce magasin avec son mari. Ce n’est que le dernier acte de violence meurtrière contre les Juifs : au printemps dernier, un tireur a assassiné une femme dans une synagogue de Poway[2], en Californie, et il y a un an, un autre homme armé a tué 11 juifs dans une synagogue de Pittsburgh[3].
[2] Le 27 avril 2019, dernier jour des célébrations de la Pâque juive (Pessah), John Earnest, un extrémiste ouvertement antisémite et raciste, convaincu de l’existence d’un « génocide méticuleusement planifié de la race européenne », se revendiquant des terroristes Brenton Tarrant et Robert Bowers et d’Adolf Hitler, a ouvert le feu dans la synagogue Habad à Poway, dans la banlieue de San Diego. Il tue une femme, Lori Kaye, qui s’était interposée pour protéger le rabbin, et blesse trois autres personnes, dont Almog Perez, qui a utilisé son corps comme bouclier pour protéger une fillette.
[3] L’attentat antisémite de la synagogue Tree Of Life de Pittsburgh, perpétré le 27 octobre 2018 par le nationaliste blanc Robert Bowers, fanatiquement antisémite, a coûté la vie à 11 fidèles.
Black Hebrew Israelites
« Les gens sont inquiets ici, et les gens sont inquiets dans tout le pays », a déclaré Moshe Schapiro, le rabbin de la communauté hassidique de Chabad à Hoboken et Jersey City. Schapiro a déclaré avoir parlé à Moishe Ferencz, le propriétaire de l’épicerie dont l’épouse a été tuée, après la fusillade. Comme d’autres membres de leur communauté, a déclaré Schapiro, il a demandé des prières et de bonnes actions.
Les responsables de l’application des lois ont déclaré aux journalistes qu’au moins l’un des tireurs était apparemment lié au mouvement des Black Hebrew Israelites[4], un groupe marginal dont les partisans adoptent des vues antisémites et nient parfois que les Juifs à la peau blanche sont vraiment juifs. Les Black Hebrew Israelites ne s’intègrent pas totalement dans la division politique gauche-droite américaine. La principale chose qu’ils partagent avec les nationalistes blancs tels que Robert Bowers, le tireur présumé de l’attaque de Pittsburgh en 2018, est une forme de pensée conspirationniste qui blâme les Juifs pour toutes sortes de maux politiques et sociaux.
[4] Le mouvement Black Hebrew Israelites est constitué aux États-Unis de groupes sectaires éclatés en dizaines de branches suite à des conflits théologiques et de leadership. Il remonte au XIXe siècle. La croyance principale des Black Hebrew Israelites est qu’ils sont les véritables descendants des Juifs bibliques. Selon eux, les Juifs actuels sont des faux Juifs, des imposteurs à qui ils finiront par se substituer dans l’avenir. Littéralistes, certains d’entre eux sont violemment antisémites, racistes et misogynes.
La logique tordue de l’antisémitisme
Telle est la logique tordue de l’antisémitisme : les Juifs sont accusés d’avoir amené des « envahisseurs » immigrés aux États-Unis tout en étant barbares comme des suprémacistes blancs[5]. Les Juifs sont la cible de théories du complot et de stéréotypes, et pourtant la vulnérabilité juive est constamment remise en question et sapée par ceux qui les perçoivent comme détenteurs d’un pouvoir culturel démesuré. Les Juifs visiblement identifiables, y compris ceux qui pourraient se trouver dans des épiceries casher comme celle de Jersey City, sont souvent la cible de violences. Lors de la conférence de presse d’aujourd’hui, Niederman, le rabbin de Satmar, a fait référence à un vieil article du New York Times qui demandait si les Juifs étaient en sécurité à New York. « Malheureusement, nous voyons maintenant que nous ne sommes pas en sécurité dans la région métropolitaine de New York », a-t-il déclaré. Il est frappant qu’il en soit venu à dire cela à propos de New York : 1,7 million de Juifs vivent dans cette région métropolitaine, la plus forte concentration de Juifs en Amérique.
[5] Emma Green fait ici allusion aux suprémacistes Black Hebrew Israelites antisémites, qui, de fait, se revendiquent de la Torah, tout en se proclamant non-Juifs.
Cliquez pour lire l’article original (11 décembre 2019).
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